Ainsi bouleversée dans son cours, l’histoire exigeait en retour la création d’un monde nouveau. En effet, conscience historique et exigence de création se conditionnent l’une l’autre en ce que le caractère ouvert de l’histoire et la réalisation des possibles qu’elle contient dépendent de l’activité critico-pratique des hommes. L’histoire de la lutte des classes n’est-elle pas aussi celle d’une invention constante ? Et le communisme ne compte-t-il pas sur la capacité de la classe ouvrière à renouveler sans cesse ses stratégies d’organisation ? C’est une même responsabilité créatrice vis-à-vis du temps présent qui a commandé l’œuvre du prolétariat russe et qui traverse toute celle de Maïakovski.
À la recherche d’un art socialiste
Après un engagement dans les rangs du parti bolchévique qui lui vaudra 11 mois d’enfermement, le poète décide de quitter la clandestinité pour se consacrer entièrement à son art. La recherche d’un « art socialiste » (comme il l’écrira dans son autobiographie) le conduit alors au futurisme. Passion de la modernité et haine de l’ordre bourgeois définissent les bases de ce courant artistique arrivé en Russie depuis l’Italie au début des années 1910. C’est une esthétique de la révolte qui se fonde sur une prise de conscience de l’impétuosité du siècle nouveau : la grande ville, le machinisme, la puissance et le pouvoir démiurgique de la technique. Tout le vieux monde doit périr et surtout l’art avec un grand A. Il est contre l’académisme, le beau et la sentimentalité, la contemplation passive, l’harmonie et la mesure, pour un art ancré dans la vie pour la transformer, pour la liberté absolue de création, la nouveauté pour la nouveauté, la subversion.
En poésie, ça se traduit de façon très originale avec un intérêt pour la matérialité du langage, le sens de ses sons, les images brutes et bruyantes. Maïakovski brise avec virtuosité la métrique traditionnelle pour construire ses vers à l’image des villes modernes : « Dans la ville il n’y a pas de lignes arrondies, régulières, mesurées. Les angles, les ruptures, les zigzags, voilà ce qui caractérise le tableau de la ville » (Comment faire des vers ?). Il en résulte délibérément une inharmonie qui agresse constamment le lecteur (ou l’auditeur) avec une ferveur exclamatoire.
Oui,
on t’aura, monde romantique !
Au lieu de foi – notre âme marche à la vapeur, à la force électrique.
Au lieu des pauvres – empochez les trésors de tous les mondes !
À mort la vieillerie ! Pour cendrier, des crânes !
Lorsque survient la Révolution d’Octobre, Maïakovski ressent immanquablement le besoin de consacrer toutes ses forces à la transformation de la société. Le projet d’immerger son art dans le réel le plus concret trouve alors son lieu privilégié dans la propagande – et sans pour autant renoncer aux exigences de l’avant-garde esthétique. Il s’agit en fait d’abolir l’autonomie de la sphère esthétique en l’appliquant à des fins immédiates. L’« art pour l’art », sa professionnalisation et sa séparation d’avec la vie quotidienne sont vues comme autant d’expressions de la bourgeoisie, de sa culture de la distinction ou du refuge contemplatif. Telles sont les positions du nouveau groupe organisé par Maïakovski et d’autres autour de la revue LEF (front de gauche de l’art) : la révolution devait bouleverser de fond en comble les conditions de la pratique artistique.
Une poésie polémique
Le LEF est de son temps en vive opposition à d’autres groupes, notamment avec le Proletkult : tandis que le premier reproche au second son simplisme et son conservatisme sous couvert d’une coloration socialiste (qui anticipe la politique culturelle de Staline), le second reproche au premier son inaccessibilité aux masses. Ce à quoi Maïakovski a répondu que « l’art n’est pas un art pour les masses dès sa naissance, [qu’il] le devient comme résultat d’une somme d’efforts ». C’est une position anti-élitiste qui croit à l’élévation des masses plutôt que préjuge de l’immuabilité de son goût.
Quant aux positions théoriques mentionnées ci-dessus, elles ont reçu les vives critiques de Trotski dans Littérature et Révolution. Il dénonce leur « sectarisme utopique » et le fait d’ « anticiper l’histoire et d’opposer leur schéma ou leur recette à ce qui est ». Il est vrai que les théories du LEF sur un art purement utilitaire et déprofessionnalisé ont été contredites dans la pratique même de leurs concepteurs, Maïakovski en est un exemple indiscutable.
Bien qu’il ait peint des affiches à foison et tenu toute sa vie des chroniques en vers sur l’actualité, le poète a tout particulièrement laissé son empreinte avec de grandes compositions lyriques. Surtout, Maïakovski ne renonce nullement à l’expression de son être intime. Son individualité est le cadre fondamental de son expression, tout semble transparaître à travers elle. La figure du poète prend dans son œuvre une allure particulière : il se mue en prophète au service de tous, en une sorte d’individu-monde à la sensibilité extrême. Cet ultra-individualisme n’a pas manqué de choquer à son époque et sans doute continue-t-il à le faire aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, l’art de Maïakovski constitue ainsi sans doute la plus vivante négation du collectivisme primaire auquel une pensée stéréotypée voudrait réduire le communisme.
La recherche d’une synthèse entre art et quotidien apparaît dans la mise en relation des aspects les plus intimes de sa vie, en premier lieu son amour – il est impossible de parler de Maïakovski sans parler de ce thème –, avec la situation collective et révolutionnaire du présent. L’amour et le communisme sont pour Maïakovski unis par de liens étroits, le communisme étant le mouvement vers une vie intense et émancipée.
Que j’embrasse des mains ou des lèvres
dans le frisson de corps proches
je dois voir flamboyer
la couleur rouge de mes républiques.
« Octobre n’a pas brûlé jusqu’au bout ! »
Le poème La Quatrième Internationale, composé en 1922, soit bien avant que Trotski ne la fonde en 1938, témoigne bien de l’aspect prophétique de la poésie de Maïakovski. Adressé au parti communiste de l’URSS, il raconte d’abord sur le mode épique la révolution, puis décrit un lointain futur communiste faisant étrangement écho aux difficultés du présent : « À la place de vos espoirs d’hier / dans les cafés / se goinfrant de gâteaux jusqu’à en vomir / les petits-bourgeois sont là, glorifiant le communisme. » La satire qui frappait hier le bourgeois se reporte aujourd’hui sur le bureaucrate et le nepman. Ces deux figures représentent pour lui la nouvelle mesquinerie, le nouvel ennemi d’Octobre. Des forces qui essoufflent l’élan émancipateur de la révolution. Elles sont son antithèse, elles symbolisent une médiocrité de l’existence que le poète combat comme sa plus grande hantise. La révolution devait changer la vie, transformer le quotidien. Or, celui-ci se fait de plus en plus décevant.
Dans le domaine de l’art, le LEF retrouve également dans le conformisme des institutions officielles, bureaucratisées, comme le RAPP (association russe des écrivains prolétariens), l’académisme bourgeois que le futurisme exécrait de son temps. La pièce de théâtre Les Bains, la dernière de Maïakovski, connaît auprès du public un échec cuisant et subit une campagne de dénonciation dans la presse. La situation d’isolement qui peu à peu enserre le poète tranche violemment avec son idéal de liaison aux masses. L’adhésion à la RAPP quatre mois avant sa mort constitue une dernière tentative de retrouver les conditions des premiers temps de la révolution. Mais cette capitulation envers ses ennemis n’a servi absolument à rien. Le processus de désintégration de l’avant-garde est lancé en URSS.
Le 14 avril 1930, Maïakovski se tire une balle en plein cœur. Cet acte d’une folie désespérée reste encore aujourd’hui enveloppé d’un certain mystère. Sans doute clôt-il une situation devenue insoutenable pour les idéaux du poète. Son impatience futuriste et ses amours impossibles ont fini par achever la grande ferveur qui animait ce géant de la littérature. Mais son œuvre demeure : avec elle, c’est l’esprit d’un temps révolutionnaire qui persévère et s’impatiente des révolutions à venir.
B. Jaton
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