Nous publions un rapport de notre camarade Kyle Michiels publié sur le site unitesocialiste.be sur la rencontre internationale « L’économie des travailleurs » à Toulouse. Le but de la rencontre était d’échanger des expériences d’occupations d’usines et d’autogestion ouvrière, et de déterminer si les usines occupées peuvent être la base de l’organisation d’une nouvelle société.

Face à la crise du capitalisme et aux nombreuses délocalisations industrielles en Europe, les travailleurs et la jeunesse cherchent des stratégies qui peuvent construire des rapports de force assez importants afin de sauver leurs conditions de vie et leur futur. Dans la situation actuelle, avec la disparition de l’ancien bloc communiste et l’incapacité des dirigeants des organisations ouvrières d’amener des perspectives révolutionnaires, des « anciens » modèles de changement de société se redécouvrent.

C’est dans ce contexte que la réunion internationale « L’économie des travailleurs » à Gémenos (13) a été organisée, le 31 janvier et le premier février. C’était la première de son genre en Europe, après différentes rencontres en Amérique Latine. On pouvait dénombrer 200 participants. Le but était d’échanger des expériences d’occupations d’usines et d’autogestion ouvrière, et de déterminer si les usines occupées peuvent être la base de l’organisation d’une nouvelle société. Le slogan marxiste « L’émancipation de la classe ouvrière doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », était ici tout à fait à sa place.

L’initiative venait des différentes organisations universitaires et militantes qui travaillent sur l’autogestion. Surtout des organisations argentines et latino-américaines, qui ont été créées suite au grand mouvement d’occupations d’usines en Argentine lors de la crise de 2001 (par exemple Le programme « Faculté ouverte » de l’Université de Buenos Aires) étaient à la base de l’initiative, avec l’Association Autogestion française.

Mais surtout l’implication de travailleurs/ses de Fralib, qui occupent leur usine depuis 3 ans pour éviter sa délocalisation, a laissé son empreinte sur la rencontre. Dans l’usine même les travailleurs/ses avaient préparé toutes les installations (micros, nourriture, lits…) nécessaires pour assurer le bon déroulement de l’événement. Cette usine occupée par les travailleurs, avec des graffitis du Che et des slogans de lutte sur les murs, au milieu des machines entretenues par les travailleurs et en attente du redémarrage de la production, a impressionné les participants et a donné un état d’esprit inspirant, militant et ancré dans la réalité de la société. Aussi les traducteurs du réseau volontaire et militant de Babels étaient incontournables pour le bon déroulement des débats internationaux, et véritablement internationalistes.

Les débats

Durant le premier jour, deux tables rondes formaient l’essentiel de la journée. La première table ronde traitait des expériences d’occupations d’usines et d’autogestion en Amérique du Sud. Des universitaires impliqués au Brésil, en Argentine et au Mexique donnaient une vue de l’ensemble des luttes « autogestionnaires » dans leurs pays respectifs. Les interventions des organisations militantes du Venezuela et de l’usine argentine sous contrôle ouvrier de Textiles Piguë donnaient une analyse des luttes concrètes. Ces interventions sur le continent Latino-Américain étaient particulièrement intéressantes, vu l’ampleur des expériences et l’intensité des luttes contre le capitalisme sur le continent. En Argentine, prolongeant le mouvement qui s’est créé face à la crise de 2001, il y a à présent près de 300 usines occupées, employant 15.000 travailleurs/ses. Aussi au Venezuela le contrôle ouvrier est d’une grande importance pour la révolution bolivarienne. Ainsi, le président décédé charismatique et inspirant de la révolution, Hugo Chavez, menait une politique en faveur du contrôle ouvrier des usines nationalisées. Aujourd’hui ces tendances continuent à se développer, même si les travailleurs doivent lutter contre des éléments bureaucratiques dans le gouvernement qui veulent étouffer l’organisation démocratique des usines.

La deuxième table ronde portait sur les expériences (plus isolées) en Europe.  Les ouvriers de Fralib résumaient leur lutte et partageaient leurs perspectives, dont entre autre de former une coopérative. Cette voie a déjà été prise par les travailleurs  du Fabrique du Sud, une usine de crèmes glacées à Carcassonne. Des témoignages de deux usines italiennes, de l’usine Vio.Me à Thessalonique plaçaient le mouvement de contrôle ouvrier clairement dans la volonté d’en finir avec la crise capitaliste, qui pose des problèmes très profonds pour les conditions de vie des travailleurs et leurs familles. Une intervention d’un militant serbe complétait la table ronde. Il insistait sur la particularité des anciens territoires du communisme yougoslave de Tito, ou la gestion ouvrière (dans un cadre de compétition entre les usines) qui était la doctrine officielle du régime. Dans ces pays, la transformation vers une économie capitaliste continue à mettre une hypothèque sur les acquis sociaux et sur l’organisation démocratique sur les lieux de travail.

Evaluation des débats

Les tables rondes donnaient un très bon aperçu global des expériences de contrôle ouvrier actuelles et mettaient en évidence que l’occupation de l’usine est une stratégie efficace contre la fermeture d’usine dans un contexte de délocalisation et de crise du système capitaliste. Mais malheureusement il y avait souvent trop d’interventions par table ronde, ce qui empêchait les intervenants de développer de manière détaillée leurs expériences. En tout cas, il y a donc encore assez de matière à discuter pour une prochaine conférence! Un approfondissement et une continuation des discussions sont certainement bienvenus, pour ne pas dire nécessaires.

Commençons par analyser les éléments positifs des mouvements d’occupation d’usine et de production « autogestionnaire ». L’occupation d’une usine par les ouvriers s’attaque directement au droit de propriété capitaliste. Pas étonnant donc que l’occupation d’usine soit illégale en France et que les capitalistes prennent chaque occasion pour poursuivre les occupants en justice. Une lutte disciplinée et organisée par un comité d’occupation, soutenue par la totalité des ouvriers est toujours une condition de base pour la lutte.

Une reprise de production par les travailleurs va encore un pas plus loin. Cela remet en cause la dernière légitimation de la classe capitaliste, en disant que « sans nous, plus rien dans la société ne peut plus fonctionner ». Toutes les expériences où les ouvriers prennent contrôle sur leurs usines montrent au contraire qu’ils sont nettement capables de gérer la production dans la société, et même mieux. En effet, ils témoignent d’une conscience très développée des besoins sociaux dans la société. En opposition à la production sous la direction des capitalistes, les ouvriers, une fois en position de contrôle, font preuve d’une créativité remarquable pour reconvertir leur production et la transformer pour des produits socialement nécessaires. Notons quand même qu’il n’y avait malheureusement pas d’exemples de contrôle ouvrier dans le secteur public ou celui des services parmi les interventions choisies.

Troisièmement, le contrôle ouvrier dans les usines doit garantir la démocratie, essentielle dans la pensée socialiste. Elle s’effectue par l’élection de délégués révocables, avec la tenue d’assemblées générales régulières sur le lieu de travail, qui débattent et tranchent les questions les plus importantes. Comme Trotsky disait : « le socialisme a besoin de démocratie, comme le corps humain a besoin d’oxygène » et justement le contrôle démocratique des ouvriers sur la production et leur usine, constitue une condition de démocratie indispensable pour le développement d’une société socialiste. Et l’étouffement des soviets en Russie – qui étaient à partir de 1917, avec les « comités d’usines » – les organes de contrôle et de pouvoir ouvrier est un élément important dans l’analyse de la dégénérescence bureaucratique de l’URSS.

On voit donc bien la nécessité de partager ces expériences de la classe ouvrière et de les développer afin de penser et de créer une société socialiste.

Contradiction du mot d’ordre de l’autogestion

Mais on doit aussi approfondir les contradictions inhérentes à ce mot d’ordre de “l’autogestion”. Le programme politique de la rencontre était – volontairement – pas clair et ambiguë. On pouvait par exemple constater un décalage entre les perspectives parfaitement révolutionnaires des ouvriers et les visions utopistes des organisations défendant les coopératives comme l’Association Autogestion. Alors que les travailleurs voient de manière pragmatique que la transformation de leur usine n’est qu’une solution temporaire afin de sauvegarder leurs conditions de vie, le mouvement « coopérativiste » continue à propager l’idée qu’il est possible de « reprendre » l’économie en main en généralisant le modèle de coopération. Pour démontrer le caractère utopiste de ce programme, il faut faire une analyse historique du mouvement défendant les coopératives. Ce qui, hélas, n’a pas été fait lors des discussions.

Quelles sont les conclusions que le mouvement ouvrier a tirées de l’expérience des coopératives ? Trois problèmes majeurs se sont posés à eux.

Premièrement, les coopératives continuent à fonctionner dans un contexte de marché capitaliste. Cela signifie que les travailleurs vont être mis en concurrencer avec les entreprises capitalistes. Pour continuer à exister, ils vont être obligés de s’exploiter eux-mêmes, ou de faire appel au travail salarié et devenir eux-mêmes des capitalistes… Le cas de la plus grande coopérative du monde Mondragon, (d’origine basque, devenue une véritable multinationale) montre cela très bien. Depuis quelques années, suite à des problèmes financiers à cause de la crise et de la concurrence provenant des pays à bas coût de main-d’œuvre, l’entreprise a été obligée de licencier des salariés (!) en octobre dernier…

Deuxièmement, pour rester compétitif (et au-delà simplement socialement utile), il faut avoir accès à de larges sommes d’argent afin d’innover l’appareil productif. C’est un problème qui est admis par le mouvement défendant les coopératives en France, qui voudrait ériger une véritable banque coopérative. Seulement il n’est pas possible – surtout avec la détérioration des conditions de vie de la classe ouvrière -, de réunir de telles sommes en faisant appel aux ouvriers… La force de la classe ouvrière n’est pas son capital, mais son nombre ! Le rapport récent d’Oxfam  démontre cela très bien : près de la moitié des richesses mondiales sont détenues par seulement 1 % de la population, et les 85 personnes les plus riches du monde possèdent autant que les 3,5 milliards les plus pauvres !

Troisièmement, on ne prend pas en compte l’Etat, l’instrument le plus puissant des capitalistes pour faire valoir leurs intérêts. Donc même si un mouvement « coopérativiste » serait capable de devenir une menace pour le système capitaliste, il serait écrasé par l’appareil de répression de l’Etat. Il n’est simplement pas possible de créer des « îles socialistes » dans le système capitaliste.

On comprend alors le problème essentiel de ce mouvement défendant le système de coopératives : c’est la question du pouvoir. Sans une lutte politique, qui vise à attaquer la classe dominante et ses institutions de manière directe et prendre en main la domination de la société, une transformation de la société sera impossible.

Socialisme et contrôle ouvrier

Concluons que l’occupation d’usine est une stratégie ouvrière parfaitement adaptée à la situation de la crise du capitalisme et de la compétition mondiale et de délocalisations massives actuelles. La capacité des ouvriers de produire sans capitalistes, montre très bien l’inutilité et le parasitisme de la bourgeoisie.

Les usines « autogérées » sont donc des ateliers d’expérimentation extraordinaires du socialisme. Mais la transformation socialiste de la société ne peut pas se faire à la marge. Chaque lutte pour le contrôle ouvrier doit faire le lien avec l’ensemble de la société. Ceci doit se faire de manière concrète en luttant pour la nationalisation de l’usine sous contrôle ouvrier en faisant le lien avec la lutte politique pour le contrôle de la société.

Ce sera seulement lorsque les « 99% » auront pris le pouvoir politique de la société, qu’une gestion démocratique de la société deviendra possible. Alors, une société réellement démocratique sur base d’une planification démocratique de la production (sous contrôle ouvrier!), prenant en compte les nécessités de la population et les limites écologiques de la planète, permettra l’émancipation de l’homme.