Comme prévu, l’État espagnol a répliqué en limogeant le gouvernement catalan, en dissolvant le Parlement catalan et en déclenchant des élections pour le 21 décembre. La table était mise pour une confrontation majeure, mais les nationalistes bourgeois et petits-bourgeois catalans ont fui la scène. Dès le 30 octobre, l’État espagnol était prêt à reprendre le contrôle total sans avoir à briser une seule fenêtre.
Au début de la semaine dernière, tout indiquait que Puigdemont n’aurait pas d’autre choix que de déclarer l’indépendance. Le gouvernement espagnol avait annoncé une série de mesures contre l’autonomie catalane en vertu de l’article 155 de la Constitution, et allait les faire approuver par le Sénat espagnol le 27 octobre, avec l’appui total de Ciudadanos et du Parti socialiste espagnol (PSOE). Puigdemont avait tenté à plusieurs reprises d’ouvrir un dialogue avec Rajoy et de chercher la médiation de l’Union européenne, mais à chaque fois, il s’est buté à des refus catégoriques.
Mercredi dernier, une rencontre du groupe Junts pel Sí (JxSi) du Parlement catalan (qui inclut le PDeCAT de Puigdemont, l’ERC de Junqueras et quelques indépendants) avait donné au président catalan son appui total à une déclaration d’indépendance. Plus tard pendant cette soirée, l’ERC, le PDeCAT et l’Assemblée nationale catalane (ANC) ont tenu de grosses réunions pour expliquer à leurs membres et sympathisants que le plan était de déclarer la République catalane le vendredi.
Lors de cette même soirée, une manifestation était organisée par les comités de défense du référendum du comté de Barcelone, afin de mettre de la pression en faveur de la déclaration de la République. Le rassemblement était tenu à la Plaça Sant Jaume mais le gouvernement catalan avait décidé de fermer le Parc de la Ciutadella, où le Parlement catalan est situé. Comme lors du 10 octobre, le gouvernement catalan voulait s’assurer de ne pas se réunir sous la pression directe des masses.
Puis, il y eut une hésitation. Une rencontre de l’état-major du mouvement pro-indépendance s’était étendue jusqu’au jeudi matin, mais il semblait que le plan était toujours de déclarer l’indépendance. Cependant, la nuit avait été constellée de coups de téléphone et de discussions agités, avec comme médiateur le président basque Urkullu, du Parti nationaliste basque (PNV). Urkullu est dans une situation délicate. Il a un accord avec Rajoy selon lequel le PNV donne au PP les votes nécessaires au Parlement espagnol pour passer son budget, en échange de quoi il obtient des concessions sur le plan fiscal pour l’administration basque. Cependant, le conflit catalan a mis ce pacte à rude épreuve. Le PNV est placé en situation difficile, où il doit soutenir le gouvernement espagnol alors qu’il supprime les droits démocratiques des Catalans. Il est donc dans l’intérêt des capitalistes basques et dans l’intérêt politique du PNV que l’on parvienne à un accord.
La base du compromis laissait entendre que Puigdemont appellerait à de nouvelles élections pour le Parlement catalan, plutôt que de déclarer l’indépendance. En échange, il semble qu’il demandait l’immunité et la remise en liberté des « deux Jordi » (les dirigeants de l’ANC et d’Omnium, détenus sans possibilité de mise en liberté sous caution pour des accusations de sédition). Le matin du jeudi 26 octobre, il semblait qu’une telle entente se dessinait. Puigdemont annonçait qu’il allait faire une déclaration à midi. Les marchés boursiers espagnols connaissaient une remontée.
Cependant, un certain nombre de facteurs ont fait échouer l’entente. D’abord, il y a la nature réactionnaire de la classe dirigeante espagnole, pour laquelle l’unité de l’Espagne est un principe sacro-saint, l’un des piliers du régime de 1978. De son point de vue, toute concession sur cette question menace l’édifice en entier. Donner une porte de sortie à Puigdemont aurait pu être interprété comme un signe de faiblesse. Rajoy est sous la pression de l’aile droite de son propre parti et de Ciudadanos, qui tous deux voient dans le féroce nationalisme espagnol un bon moyen de gagner des votes. Au final, la promesse d’une entente négociée par l’entremise d’Urkullu avec le gouvernement espagnol ne s’est pas matérialisée.
De plus, à mesure que les nouvelles sortaient sur le fait que Puigdemont allait annoncer des élections plutôt que de déclarer la République, la pression a commencé à monter dans son propre camp. Deux députés du PDeCAT ont annoncé qu’ils renonçaient à leur siège et déchiraient leur carte de membre. L’allié du PDeCAT dans le JxSi, l’ERC, parlait déjà d’une trahison. Puigdemont ressemblait au duc d’York de la vieille comptine anglaise : après avoir fait marcher ses troupes jusqu’au sommet de la montagne, il était maintenant difficile de les convaincre de redescendre. Sans compter que des dizaines de milliers d’étudiants étaient dans la rue pour demander que la République soit proclamée. La grève étudiante avait été appelée à l’avance et les manifestants ont reçu la nouvelle du recul de Puigdemont alors que la marche était sur le point de partir de la Plaça Universitat. L’ambiance a tourné à la colère. Les manifestants ont lancé des cris à l’endroit de Puigdemont (« prends garde PDeCAT, notre patience a ses limites »). La manifestation s’est rendue jusqu’à la Plaça Sant Jaume, à l’extérieur du Palais de la Generalitat et les étudiants ont juré qu’ils n’allaient pas quitter les lieux tant que la République n’aurait pas été proclamée.
D’abord, Puigdemont a retardé son annonce d’une heure. Ensuite, il a dit qu’elle n’allait pas avoir lieu. Puis, elle a été déplacée du Palais vers le Parlement pour 17 h, juste avant le début de la session parlementaire. Au moment de prendre la parole, l’entente était à l’eau. Malgré cela, au lieu d’annoncer avec audace qu’il allait de l’avant avec la proclamation de la République, il a de nouveau esquivé la question en annonçant qu’il avait envisagé d’appeler à de nouvelles élections, mais n’avait pas réussi à obtenir une entente, et ensuite en affirmant qu’il allait laisser le Parlement décider, et ce sans faire de proposition concrète. C’était un autre signe de ce qui s’en venait.
Finalement, le vendredi 27 octobre, le Parlement catalan a déclaré l’indépendance avec 70 voix pour, deux abstentions et 10 votes contre, après que le PP, Ciudadanos et le PSOE ont quitté la session parlementaire en guise de protestation. Des dizaines de milliers de personnes qui étaient à l’extérieur en attente de la décision suivaient le vote avec grande attention, et se sont exclamées de joie. Les célébrations se sont poursuivies à la Plaça Sant Jaume. Pour ces gens, la République catalane était née et ils étaient prêts à la défendre.
Presque simultanément, le Sénat espagnol approuvait les mesures de l’article 155 demandées par le gouvernement. Rajoy procédait à l’annonce de mesures précises : le limogeage du gouvernement catalan, de son président, de son vice-président et de tous les consellers (ministres), le congédiement du chef de la police catalane, la dissolution du Parlement catalan et le déclenchement d’élections pour le 21 décembre. Le gouvernement catalan serait alors dirigé directement par Madrid, avec les différents ministres du gouvernement espagnol prenant en charge les ministères correspondants en Catalogne.
C’était là un véritable coup d’État, mais Rajoy avait fait des changements par rapport à son plan initial. Plutôt qu’une intervention directe qui aurait duré six mois, celle-ci devait permettre de tenir des élections anticipées en Catalogne le plus rapidement possible. De toute évidence, la classe dirigeante espagnole avait peur de déclencher un mouvement de protestation de masse et voulait légitimer les mesures dans les plus brefs délais.
La réponse de la « communauté internationale » ne s’est également pas fait attendre. L’UE, l’OTAN, l’OCDE, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et le département d’État américain se sont tous empressés de déclarer leur appui total à la « légalité espagnole » et à l’unité de l’Espagne et de rejeter la déclaration d’indépendance. Les espoirs des dirigeants nationalistes bourgeois et petits-bourgeois catalans d’aller chercher une quelconque reconnaissance internationale ont été anéantis, comme c’était à prévoir.
À la fin de la journée le 27 octobre, deux structures institutionnelles différentes, la République catalane et la monarchie espagnole, existaient en même temps. Une situation comme celle-là ne pouvait pas durer. L’un des deux devait nécessairement l’emporter sur l’autre. L’État espagnol a alors commencé à prendre des mesures, l’une après l’autre, afin de s’assurer que la légalité espagnole l’emporte. Et qu’ont fait les dirigeants de la République catalane? En gros, rien du tout, à part des déclarations vagues sur la « résistance démocratique ».
Le soir du 27 octobre, le gouvernement catalan, qui s’était réuni pour décider d’une série de mesures pour appliquer la déclaration d’indépendance, a fini par ne prendre aucune décision. Pas une. Le 28 octobre, l’État espagnol a congédié le chef de la police catalane, Pere Soler, et son commissaire principal, Trapero. La première chose à faire lors d’un coup d’État, c’est de s’assurer de contrôler les corps d’hommes armés. Les deux hommes ont respecté les ordres et, dans une déclaration écrite, ont recommandé aux autres policiers catalans de suivre les ordres également. Qu’a fait le gouvernement catalan? Rien.
Les représentants du PDeCAT et de l’ERC qui sont membres du Congrès et du Sénat espagnols n’ont pas renoncé à leur siège dans ce qui était pour eux, dans les faits, un parlement étranger.
Toute la fin de semaine, le gouvernement catalan, censé être occupé à construire une nouvelle République, n’a rien fait. À vrai dire, le président Puigdemont a publié une déclaration dans laquelle il appelait à une « opposition démocratique » aux mesures de l’article 155. C’est tout. Aucun appel à la résistance, aucun plan concret sur comment résister, aucune mesure prise par le gouvernement. Et le drapeau espagnol flottait toujours au-dessus du Palais de la Generalitat.
Le vice-président catalan, Junqueras (membre de l’ERC) a signé un article pour mettre ses rangs en garde. Il y affirmait : « Dans les prochains jours, nous aurons à prendre des décisions qui ne seront pas toujours faciles à comprendre. » Il était clairement en train de préparer le terrain pour le recul qui avait déjà été décidé.
Entretemps, des centaines de milliers de personnes (300 000 selon la police locale) ont marché lors d’une manifestation totalement réactionnaire à Barcelone en défense de l’unité espagnole. La marche était appelée par le groupe Société civile catalane (un groupe louche dont les fondateurs ont des liens avec l’extrême droite, mais qui a depuis tenté de redorer son image) et avait l’appui sans réserve du PP, de Ciudadanos ainsi que de la branche catalane du PSOE. La marche était appuyée par une demi-douzaine d’organisations ouvertement d’extrême droite, fascistes, néonazis et racistes qui ont ensuite attaqué la Generalitat et lancé un certain nombre d’attaques racistes et fascistes. La manifestation était grosse, mais avait réduit de taille par rapport à celle du 8 octobre en soutien à l’unité espagnole.
Évidemment, ce n’était pas une manifestation fasciste. Les groupuscules fascistes sont une petite minorité, bien qu’au cours des dernières semaines ils ont été déchaînés de connivence et avec la complicité de l’État espagnol, et ils doivent être combattus. Le gros de la manifestation était composé des électeurs des partis de droite venus des quartiers des classes supérieures de Barcelone, des enfants de riches de Pedralbes, Sarrià-Sant Gervasi, ainsi que des couches arriérées des quartiers ouvriers de Barcelone et des villes de la « ceinture rouge ». De façon scandaleuse, l’ancien secrétaire général du Parti communiste, Francisco Frutos, était l’un des orateurs principaux et a fait un discours pour critiquer le « racisme identitaire » devant une marée de drapeaux espagnols et de votants des partis nationalistes réactionnaires.
Le lundi matin 30 octobre, le nouveau chef de la police catalane, suivant les instructions du ministre espagnol responsable de la police, a annoncé que les ministres limogés seraient autorisés à regagner leurs bureaux, mais seulement pour récupérer leurs objets personnels. S’ils refusaient, la police devait écrire un rapport et l’envoyer au bureau du procureur.
La présidente du Parlement catalan, Carme Forcadell, qui avait annoncé qu’une rencontre ordinaire des porte-parole aurait lieu le 31 octobre, l’a annulée et a admis que le Parlement avait été dissous.
Une rencontre de l’organe dirigeant de l’ERC a décidé que le parti « serait présent le 21 décembre », soit le jour des élections appelées par Rajoy avec l’article 155. Peu après, le PDeCAT a annoncé de façon claire qu’il allait aussi participer à ces élections. Ces décisions, ainsi que les autres que nous verrons au cours des prochains jours, représentent une abdication complète de ces partis devant le coup d’État mené par l’État espagnol contre la démocratie catalane, et un refus de défendre la République qu’ils ont proclamée le 27 octobre.
Au moment d’écrire ces lignes, il a été annoncé que le président Puigdemont est à Bruxelles avec des membres de son gouvernement. Fondamentalement, cela ne change rien. Pendant ce temps, le procureur de l’État espagnol a déposé des accusations contre le président catalan, le vice-président et tous les consellers, en plus de la présidente et des porte-parole des partis au Parlement catalan, pour rébellion, sédition, usage abusif des fonds publics et autres accusations connexes. Il s’agit d’un avertissement sérieux, étant donné qu’une sentence de 30 ans de prison peut être imposée pour rébellion. Par ailleurs, ces crimes (rébellion et sédition) proviennent du Code pénal espagnol qui a été hérité en entier, sans amendement, de celui de Franco. Cela en dit long sur le caractère véritable de la soi-disant « transition » espagnole vers la démocratie, qui a laissé intact l’appareil d’État de l’époque de la dictature. De plus, même selon ce code pénal réactionnaire, l’accusation de rébellion est infondée, puisque ce crime suppose un « soulèvement violent », chose qui n’est clairement pas arrivée.
Les politiciens bourgeois et petits-bourgeois catalans se sont rendus assez loin dans leur défiance de l’État espagnol, mais l’ont toujours fait à reculons, poussés en avant par la pression combinée du refus de l’État espagnol de faire des concessions et de l’irruption des masses sur la scène (le 20 septembre, le 1er et le 3 octobre).
Le comportement de ces politiciens bourgeois et petits-bourgeois correspond pleinement à leur nature, dont nous avions averti à de nombreuses reprises. L’exercice du droit à l’autodétermination dans les conditions concrètes de l’Espagne est une tâche révolutionnaire qui ne peut être accomplie que par des moyens révolutionnaires (ou comme sous-produit d’un mouvement révolutionnaire). C’est la dernière chose que veulent les dirigeants du PDeCAT, et les dirigeants de l’ERC ont agi tout au long comme simples auxiliaires du PDeCAT (bien qu’en réalité il soit beaucoup plus fort que ce dernier sur le plan électoral, dans un rapport de 3 pour 1).
L’attitude de ces nationalistes bourgeois et petits-bourgeois correspond à la virgule près aux mots de Marx dans son 18 Brumaire :
« S’il fallait s’attendre à une lutte véritable, il était vraiment original de déposer les armes avec lesquelles il fallait mener cette lutte. Mais les menaces révolutionnaires des petits bourgeois et de leurs représentants démocrates ne sont que de simples tentatives d’intimidation de l’adversaire. Et quand ils sont acculés, quand ils se sont suffisamment compromis pour se voir contraints de mettre leurs menaces à exécution, ils le font d’une manière équivoque qui n’évite rien tant que les moyens propres au but et cherche avidement des prétextes de défaite. L’ouverture éclatante annonçant le combat se perd en un faible murmure dès la que le combat doit commencer. Les acteurs cessent de se prendre au sérieux et l’action s’écroule lamentablement comme une baudruche que l’on perce avec une aiguille. »
Nous devons souligner qu’à la gauche du JxSi, personne n’a pris en main la tâche d’organiser la défense de la République catalane dans les rues par la mobilisation, la désobéissance et le renforcement des comités de défense du référendum. Les travailleurs des médias d’État catalans avaient déjà averti qu’ils n’accepteraient aucun directeur imposé. Le principal syndicat des enseignants du secteur public, USTEC-STEs avait aussi promis de résister à toute intervention dans le système d’éducation. Le principal syndicat de la fonction publique catalane (le CATAC) avait également rejeté l’article 155, mais n’est pas allé jusqu’à appeler à la désobéissance. Il existait une possibilité claire de mener une lutte pour défendre la République. Si le gouvernement catalan avait agi de manière audacieuse et décisive et s’il avait appelé les masses à la défendre, il y aurait eu une lutte sérieuse et la direction qu’elle aurait prise n’est pas évidente.
Malheureusement, même le CUP, le parti le plus à gauche et le plus conséquent parmi les partis indépendantistes, est demeuré généralement silencieux et n’a donné aucune directive ou direction au mouvement. Il semble que même dans la semaine menant à la déclaration d’indépendance, il s’empêtrait dans des discussions avec le JxSi sur les tactiques, plutôt que de lancer des appels directs aux masses par-dessus la tête du gouvernement. Les slogans qu’il avait avancés étaient corrects : « Du pain, des logements et du travail – la République maintenant », et il a joué un rôle décisif en contribuant à la formation des comités de défense de la République et à leur coordination à l’échelle nationale. Le parti semble ne pas avoir eu de stratégie indépendante concrète avec laquelle prendre la tête du mouvement, et il s’est retrouvé à simplement réagir aux décisions prises par le gouvernement catalan.
Nous devons tirer des leçons précises de cette expérience. La lutte pour le droit à l’autodétermination et pour la République catalane ne peut être menée que par des moyens révolutionnaires, à travers la mobilisation de masse. Elle ne peut donc pas être victorieuse sous la direction des politiciens petits-bourgeois, mais seulement sous celle de la classe ouvrière. Afin que cela soit possible, ce combat ne peut pas se limiter à une lutte pour des droits démocratiques et nationaux, mais doit être lié de près à des revendications sociales qui ne peuvent être satisfaites que par l’expropriation de la classe capitaliste. Étant donné que la lutte pour la République catalane menace tout l’édifice du régime de 1978, il lui faut chercher à forger des liens avec les travailleurs de l’État espagnol en entier. Ces idées peuvent être résumées par notre slogan : pour une République socialiste catalane, étincelle de la révolution ibérique!
Europe — de Emanuel Tomaselli, ICR Autriche — 16. 11. 2024
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