Les médias de masse ont présenté Boris Nemtsov comme un opposant « libéral » à Poutine. Il était en fait membre de l’oligarchie qui a commencé à émerger après l’effondrement de l’Union soviétique, mais il est tombé en disgrâce vis-à-vis de la clique dominante. De Saint-Pétersbourg, Artem Kirpichenok nous donne ici un point de vue – depuis la Russie — sensiblement différent de celui des médias français.

 

 


 

Avec un décalage d’une vingtaine d’années, le destin de Boris Nemstov l’a finalement rattrapé. Une bande d’assassins, un corps gisant au sol, une maîtresse en émoi, des policiers frénétiques enquêtant sous la pluie : on voyait fréquemment ce genre de scène dans la plupart des villes de la Russie « libre » des années 90.

A l’époque, la nouvelle élite soi-disant « démocratique » luttait pour le pouvoir, pour mettre la main sur les propriétés de l’Etat et sur des postes bien payés. Cette « lutte » ne se faisait pas en dénonçant leurs rivaux au NKVD (la police politique de l’époque), mais en usant de bombes, de fusils à longue portée et de poison. A l’époque, Boris Nemstov était capable d’éviter les tirs. La donne a changé le 27 février dernier, la nuit où il a été assassiné, en l’an 15 de la période de « stabilité » de Poutine.

Indubitablement, Nemstov était l’un des symboles de la période Elstine. A l’époque, le jeune homme affichait une carrière impressionnante : du poste de conseiller de Boris Elstine, à celui de gouverneur de la région de Nizhniy Novgorod. En 1997, Nemstov devint même vice Premier ministre. Usant de ses talents, il a fait tout son possible pour construire cette « Nouvelle Russie » que nous connaissons aujourd’hui, jaillie des décombres de l’URSS.

Sergei Borisov, chercheur et auteur d’un article intitulé Le régime politique actuel dans la région de Nizhniy Novgorod : comment se sont faites les années 90, écrit qu’une « alliance informelle des plus influentes sociétés génératrices d’élites politiques » avait été formée autour de Nemstov et avait constitué les instances dirigeantes et législatives du pouvoir, ainsi que les « siloviki » locaux (représentants les forces de la police, de la sécurité de l’Etat et de l’armée), les entrepreneurs et les propriétaires de mass-médias.

Pour le sociologue Alexander Prudnikov, les modèles de management et de gouvernement promus par Nemstov représentaient une « manière de tester les nouveaux éléments de la démocratie contrôlée ». Par la suite, cette expérience néo-libérale de « démocratie contrôlée » fut transférée de la région de Nizhniy Novgorod à la Russie entière.

Ainsi, les fondations de la nouvelle économie russe furent posées dans le Nizhniy Novgorod de Boris Nemstov. A l’époque, la presse informait largement sur les relations entre Nemstov et le patron de la pègre Andrei Klimentyev ; sur les fonds de la Bank of New York qui ont disparu mystérieusement dans cette même région ; et sur l’amitié de longue date de Nemstov avec le bureaucrate et affairiste Boris Brevnov, qui a aidé à démanteler et à vendre les papeteries des Balkans à prix cassé.

Malgré tout, il faut noter que les médias de masse « libres » étaient alors relativement peu concernés par les méthodes de management entrepreneurial. Ces médias « démocratiques » insistaient sur le fait que « la propriété de l’Etat est la propriété de personne », et que le vol de ces propriétés était nécessaire à l’accumulation de capital et à l’avènement de l’avenir glorieux du marché. A l’époque, « Les Escrocs et les Voleurs » (nom donné par l’opposition au parti de Poutine et de ses alliés) étaient très bien vus par ces mêmes organes de presse.

Avoir un portefeuille au gouvernement russe fut le point culminant de la carrière de Nemstov. Boris Elstine lui-même, par plaisanterie ou parce qu’il était ivre, annonça son intention de le sacrer « Boris le Second », et d’en faire l’héritier de sa couronne tsariste. Il fut rapidement évident que la couronne était un peu trop grande pour lui.

Le séjour bref, mais scandaleux, de Nemstov au Kremlin fut caractérisé par le détournement de fonds publics du Système Unifié d’Energie de Russie, son dilettantisme, ainsi que ses initiatives loufoques comme sa tentative d’obliger les fonctionnaires russes à n’utiliser que des voitures fabriquées en Russie.

Le 26 décembre 1997, la Douma (le parlement russe) fit une déclaration décrivant Nemstov comme un politicien sous-qualifié et irresponsable, et conseilla à Boris Elstine de le relever de ses fonctions. Le président lui-même avait compris que Nemstov n’était pas capable d’étendre au reste du territoire russe le modèle autoritaire qu’il avait créé à l’échelle du Nizhniy Novgorod. Cette tâche devait être menée par une personne bien différente, qui allait apparaître dans l’arène politique peu après.

En 1999, Nemstov déclarait : « Pour la droite, Poutine est une personne tout à fait acceptable. Il ne rechigne pas à la tâche, possède de l’expérience et est intelligent, du niveau de Stepachine (ministre de la Sécurité fédérale sous Boris Elstine — NDT) ». Le gouverneur de Nizhniy Novgorod de l’époque tint à peu près le même discours, et ce, plusieurs fois durant les mois et années qui suivirent. Il déclarait régulièrement que Vladimir Vladimirovich (Poutine) était « le plus valable des candidats à l’élection présidentielle ».

Comme nous le savons aujourd’hui, l’erreur fatale de Boris Yefimovich (Nemstov) fut commise à ce moment-là. Un politicien tout juste compétent à l’échelle régionale, sans aucune connexion avec la clique de Saint-Pétersbourg de Poutine, s’est avéré n’être d’aucune utilité pour les nouvelles autorités. Après la défaite de « L’Union des Forces de Droite » (le parti néo-libéral de Nemstov) aux élections de la Douma, en 2003, Nemstov s’est fait sortir du champ politique. Il commence alors un rôle de leader d’opposition extra-parlementaire. De par les postes prestigieux qu’il avait précédemment occupés (gouverneur, vice Premier ministre…), il devint alors « le chef du village » de l’opposition libérale et commença à se présenter comme un éminent « avocat de la démocratie » et un « combattant contre la corruption ».

Le camp libéral commença à réellement apprécier Boris Nemstov, voyant en lui une illustration du renouveau en politique. Contrairement aux anciens bureaucrates du parti, avec leurs insipides orgies d’ivrognes dans des datchas privées, Nemstov ne fut jamais trop timide pour démontrer au pays appauvri qu’aucune des faiblesses humaines ne lui était inconnue. Père des enfants de toutes ses secrétaires et fervent pratiquant d’orgies avec des prostituées de luxe, à Dubaï, Nemstov pouvait simplement s’envoler pour Davos en utilisant l’argent d’une des compagnies occidentales qu’il avait « aidée » en privatisant des pans important des anciennes propriétés de l’Etat russe. Même dans ses derniers instants, il était en compagnie d’un top model de 23 ans.

Clairement, les vatniks et les Soviets (termes péjoratifs utilisés par les libéraux russes pour décrire les gens ordinaires de la classe ouvrière qui regrettent les acquis sociaux du temps de « l’ère soviétique », qui rejettent l’idéologie libérale et peuvent avoir des illusions en Poutine) n’appréciaient guère plus le style Nemstov. Ils n’ont pas caché leur écœurement envers cette postérité non méritée. En fait, la plupart des associés libéraux de Nemstov considèrent aujourd’hui qu’il ne fut pas un atout pour l’opposition russe, qu’il aurait de surcroit discréditée par ses « exploits » et sa fréquentation trop assidue des clubs de strip-tease. Néanmoins, depuis sa mort, toutes ces considérations font partie du passé.

Dans les années 90, des millions de travailleurs russes ont souhaité de tout leur cœur que Nemstov, Chubais et Gaidar croisent le chemin d’une balle ou d’une corde, à proximité des murs du Kremlin. Concernant Nemstov, c’est seulement maintenant que ce souhait se réalise. Mais dans cette mort, ne voyons ni justice, ni rédemption. Au contraire : la mort violente de Boris Nemstov pourrait créer encore plus de dégâts au pays que son existence. L’assassinat de Nemstov mènera inévitablement à des conséquences négatives — un durcissement du régime de Poutine et une remontée de l’opposition libérale qui a maintenant son propre Gongadze (ukrainien assassiné en 2000). Cela mènera également à une dégradation nette des relations avec les Etats-Unis et l’Union Européenne.

Au final, ce seront bien les travailleurs russes qui paieront le prix de toutes ces intrigues, dignes du « Trône de Fer », dont fut victime le prince des libéraux de Russie « Boris le Second qui jamais ne fût »

Artem Kirpichenok
TMI Russie