Nous vivons dans une période spectaculaire de l’histoire mondiale. Celle-ci est unique par de nombreux aspects. Les stratèges du Capital en sont pleinement conscients. Comme d’habitude, les plus intelligents d’entre eux arrivent aux mêmes conclusions que les marxistes, bien qu’avec du retard et sans une compréhension réelle de la nature des problèmes qu’ils décrivent, sans parler des solutions à y apporter.
Larry Summers en est un bon exemple. Cet économiste américain fut le 71e Secrétaire au Trésor des Etats-Unis entre 1999 et 2000. Il décrivait l’état de l’économie mondiale de la façon suivante :
« Je me souviens d’épisodes précédents d’une gravité égale ou supérieure pour l’économie mondiale. Mais je ne me souviens pas de moments où il existait autant de facteurs différents et de courants contraires qu’aujourd’hui. »
« Regardez ce qui se passe dans le monde : une inflation très importante à travers une grande partie de la planète, et en particulier dans une bonne partie du monde développé ; un important raidissement monétaire en cours ; un choc énergétique considérable, en particulier dans l’économie européenne, qui est à la fois un choc réel, bien sûr, et un choc d’inflation ; une inquiétude grandissante à l’égard des politiques de la Chine, de ses performances économiques, ainsi que de ses intentions vis-à-vis de Taïwan ; et enfin, bien sûr, la guerre en cours en Ukraine. » (Financial Times, 6 octobre 2022)
Cet extrait décrit justement la situation actuelle, qui n’a pas changé fondamentalement depuis. On pourrait citer d’autres exemples, à volonté. Ils reflètent fidèlement le sentiment général de pessimisme et de désespoir qui a saisi les stratèges du Capital, qui voient le désastre s’approcher, mais n’ont pas d’idée claire sur comment l’éviter.
Ce serait, en réalité, un exercice vain que de se tourner vers les économistes bourgeois pour trouver une explication. Ils n’ont su prédire ni les récessions ni les booms économiques. Ils n’ont jamais compris le passé, alors comment pourraient-ils comprendre le présent, et à plus forte raison le futur ?
Dans la situation actuelle, on ne peut disposer d’une vision rationnelle qu’avec la méthode de la pensée dialectique : la méthode du marxisme. Cela nous donne un avantage considérable, et nous distingue de toute autre tendance dans la société. C’est ce qui nous rend uniques. En réalité, c’est la seule chose qui nous autorise à exister comme une tendance séparée et distincte au sein du mouvement ouvrier.
La crise actuelle représente clairement un tournant dans la situation générale. Mais on pourrait aussi dire que 2008 a été un tournant. C’est exact, tout comme 1973 a été un tournant : ce fut la première récession mondiale de l’après-guerre.
En fait, beaucoup de situations peuvent être caractérisées comme des tournants, et il est possible de faire perdre toute signification à ce terme à force de le répéter à tort et à travers.
Et pourtant ce concept est loin d’être insignifiant. Au contraire, il contient une idée très profonde. C’est une façon d’exprimer la notion, conceptualisée par Hegel, de ligne de développement nodal, dans laquelle une série de petits changements (quantitatifs) atteint un point critique, auquel advient un changement qualitatif.
Chaque tournant a des points communs avec le précédent, mais il a aussi ses caractéristiques propres. Il est nécessaire d’identifier ces particularités dans la situation et d’expliquer les changements concrets qui en découlent.
La crise de 2008 a pris les économistes bourgeois désespérés par surprise. Afin d’éviter un krach semblable à celui de 1929, les bourgeois ont dépensé de grandes sommes d’argent public pour renflouer les banques. Ils ont injecté des quantités massives d’argent dans l’économie. Les mesures de panique qu’ils ont prises à l’époque étaient nécessaires pour sauver le système. Mais elles ont entraîné des conséquences imprévues et désastreuses.
Les politiques dites d’assouplissement quantitatif (« quantitative easing ») ont permis d’assurer des taux d’intérêt extrêmement bas. Mais cette injection massive de capital fictif dans le système a inévitablement créé toute une série de pressions inflationnistes.
Mais cela ne s’est pas manifesté de façon immédiate, en raison de l’effondrement général de la demande, y compris la consommation des ménages, l’investissement des entreprises, et les dépenses gouvernementales. La baisse des salaires et la hausse du chômage ont étranglé la demande, qui ne pouvait plus être soutenue par le crédit comme auparavant, car les gens étaient déjà massivement endettés.
En revanche, les pressions inflationnistes se sont exprimées à travers le boom du marché immobilier et, surtout, dans une explosion incontrôlée de spéculation boursière, qui a été accompagnée de phénomènes comme les cryptomonnaies, les NFT, et autres escroqueries spéculatives.
Pour comprendre la situation actuelle, il est nécessaire de se baser sur les fondamentaux. Nous devons toujours garder en tête les deux principaux obstacles entravant le plein développement des forces productives : d’une part, la propriété privée des moyens de production, et de l’autre, les limites étouffantes de l’Etat-nation.
Cependant, le système capitaliste est un organisme vivant, qui peut développer certains mécanismes de défense afin de perpétuer sa propre existence. Marx explique dans le troisième volume du Capital les moyens par lesquels la bourgeoisie peut combattre la tendance à la baisse du taux de profit. L’un de ces principaux moyens est l’approfondissement et l’expansion du marché à travers l’accroissement du commerce mondial.
Il y a plus de 150 ans, le Manifeste du Parti communiste annonçait la domination écrasante du marché mondial. C’est désormais la caractéristique la plus importante de l’époque moderne.
L’avènement de la mondialisation a été une expression du fait que la croissance des forces productives a dépassé les limites étroites de l’Etat-nation. Elle a permis aux capitalistes de surmonter – partiellement, du moins – les limites du marché national pendant une période.
Cette tendance a reçu une puissante impulsion avec l’effondrement de l’URSS et l’entrée de la Chine dans l’arène du marché capitaliste mondial. D’autres pays, non seulement les anciens satellites soviétiques d’Europe de l’Est, mais aussi l’Inde, qui balançait jusqu’alors entre l’Union soviétique et les Etats-Unis, sont aussi rentrés dans le rang.
Ainsi, subitement, des centaines de millions de gens se sont retrouvés pris dans les mailles de l’économie capitaliste mondiale, ce qui a ouvert de nouveaux marchés et de nouveaux champs d’investissement.
Cela (combiné à une expansion sans précédent du crédit) a été l’une des plus importantes forces motrices de l’économie mondiale au cours des dernières décennies. L’expansion spectaculaire du commerce mondial a trouvé son corollaire dans l’expansion du PIB mondial.
Cependant, la mondialisation n’a pas aboli les contradictions du capitalisme. Elle n’a fait que les reproduire à une échelle bien plus grande. Et aujourd’hui, ce processus a clairement atteint ses limites.
La croissance rapide de la production s’est fondée sur une croissance encore plus rapide du commerce mondial. Mais la mondialisation touche aujourd’hui ses limites et tout s’est subitement renversé. Nous faisons face aujourd’hui aux conséquences de ce renversement. Le commerce mondial ne croîtra que de 1 % en 2023, selon l’Organisation Mondiale du Commerce.
Plutôt que la libre circulation des biens et des services, on observe une rapide plongée dans le nationalisme économique. Et c’est là un parallèle alarmant avec les années 1930. Ce sont précisément la hausse des tendances protectionnistes, l’augmentation des droits de douane, les dévaluations compétitives et autres politiques de « chacun pour soi » qui ont été la véritable cause de la Grande Dépression. Il n’est absolument pas exclu qu’une telle situation puisse se reproduire.
Dans une économie capitaliste de marché, en dernière analyse, ce sont les forces du marché qui décident. L’action des gouvernements peut déformer et retarder l’action des forces du marché, mais jamais l’éliminer. La vérité est que les économies capitalistes avancées ne se sont jamais remises de la crise capitaliste mondiale de 2007-2009.
L’investissement des entreprises privées est resté faible et la croissance économique rachitique. Par contre, l’inflation était faible et les banques centrales ont maintenu les taux d’intérêt à des niveaux exceptionnellement bas, étendant l’emprise du capital financier sur la vie économique. Cela fournit la clé de compréhension de la crise actuelle.
A la veille de la pandémie, la Réserve Fédérale américaine, la BCE et la Banque du Japon détenaient un montant ahurissant de 15 000 milliards de dollars d’actifs financiers, contre 3500 milliards en 2008. A cela ont encore été ajoutés durant la pandémie 6000 milliards supplémentaires, pour tenter de maintenir l’économie à flot.
Une grande part de ce montant est composée de dettes gouvernementales que les banques centrales ont achetées pour maintenir les taux d’emprunt des gouvernements à un bas niveau. Le niveau d’endettement – déjà presque insoutenable – a énormément augmenté avec les vastes emprunts contractés par les gouvernements pour financer les mesures de crise.
Ces stimuli publics (plans de sauvetage) sans précédent, ainsi que les confinements, ont temporairement perturbé les habitudes de la demande en biens de consommation, provoquant un chaos dans la chaîne logistique, tout en nourrissant les flammes de l’inflation. Les implications inflationnistes de cet épisode devaient être évidentes même pour le plus aveugle des aveugles. Mais ils les ont ignorées, sur la base du principe :
« Là où l’ignorance est un bonheur, il est insensé d’être sage. »
Comme un toxicomane devient toujours plus dépendant des substances qui lui offrent un sentiment immédiat d’euphorie, les gouvernements, les entreprises et les ménages sont devenus accros à la perspective d’une éternité de taux d’intérêt quasi nuls.
Les distorsions créées par l’intervention des gouvernements n’ont fait qu’exacerber les contradictions, qui finiront par exploser avec une force et une violence redoublées.
C’est ce à quoi nous assistons actuellement. Dans un geste de désespoir, les gouvernements ont essayé de résoudre d’abord la crise de 2008 puis la pandémie de COVID, et maintenant la crise énergétique, en dépensant de vastes sommes d’argent qu’ils ne possédaient pas, contribuant à l’actuelle situation chaotique de l’économie mondiale.
Cela signifie la chute d’un système financier qui s’était habitué à ce que les taux d’inflation et d’intérêt soient bas. Les effets en sont dramatiques et douloureux. Comme un toxicomane privé des drogues dont il dépendait, les gouvernements sont en état de choc, une fois confrontés au coût vertigineux de l’endettement.
Puisqu’ils ne comprennent absolument rien à la véritable théorie économique, les bourgeois cherchent désespérément quelqu’un à blâmer pour leur situation dramatique, et ont trouvé un bouc émissaire commode avec Vladimir Poutine. Mais la guerre en Ukraine n’a pas été la cause de la catastrophe inflationniste. Elle n’a fait qu’ajouter encore plus d’huile sur le feu.
Dialectiquement, la cause devient l’effet et l’effet, à son tour, devient la cause. Bien que la guerre n’ait pas causé la crise, il n’en est pas moins vrai qu’elle a énormément exacerbé le problème de l’inflation et désorganisé le commerce mondial.
Selon la célèbre formule de Clausewitz, la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens. Mais l’impérialisme américain a introduit une légère modification à cette définition profondément correcte. Il a fait du commerce une arme, punissant délibérément chaque pays qui ne se plie pas à sa volonté.
Aux temps lointains où Britannia régnait sur les mers, l’impérialisme britannique réglait ses problèmes en envoyant une canonnière. De nos jours, Washington envoie une lettre du Département du Commerce. Ainsi, dans les conditions modernes, le commerce est devenu la continuation de la guerre par d’autres moyens.
La Russie, l’un des plus grands exportateurs de combustibles fossiles, a été sciemment écartée de ses marchés en Occident par les sanctions imposées par l’impérialisme américain et approuvées par l’UE. Cela a immédiatement provoqué une crise énergétique, qui a donné un nouvel élan à la hausse des prix.
Comme on peut le voir, les sanctions imposées par l’impérialisme américain ont démonstrativement échoué dans leur objectif, qui était de paralyser l’économie russe et de saper ses opérations militaires en Ukraine. Mais elles ont donné un nouvel et puissant élan à la spirale inflationniste qui sévit tout autour du monde. Et, ironiquement, comme un boomerang hors de contrôle, cela a également frappé violemment les Etats-Unis, bouleversant tous les calculs de Biden, tandis que Poutine empochait tranquillement les profits générés par les prix hauts et croissants du pétrole et du gaz.
Les banques centrales sont confrontées à un dilemme aigu. Elles ont augmenté les taux d’intérêt pour freiner la demande et ainsi (espèrent-elles) réduire l’inflation. Telle est la théorie qui a conduit la Réserve Fédérale américaine à augmenter les taux, forçant la plupart des autorités monétaires à faire de même.
De telles mesures, en et par elles-mêmes, ne peuvent pas garantir une rémission certaine de la syphilis inflationniste, mais elles sont assurées de rendre une récession inévitable. Cela signifie des faillites d’entreprises, entraînant des fermetures d’usines, des pertes d’emplois, et des coupes sauvages dans les conditions de vie.
C’est la recette finie pour une intensification de la lutte des classes et un contrecoup politique féroce. Cela revient à tomber de Charybde en Scylla.
De plus, une fois l’économie commence à ralentir, il devient difficile de mettre fin à l’enchaînement qui conduit à une dépression profonde, dont ils trouveront très difficile de se sortir.
Le monde entier sera alors confronté à une période prolongée de stagnation économique et de chute des conditions de vie, avec des conséquences sociales et politiques explosives. En d’autres termes, sous le système capitaliste, tous les chemins mènent à la ruine.
Il est impossible d’être précis quant au rythme des événements. Il y a trop d’éléments accidentels dans cette équation. Mais il y a néanmoins un certain nombre de choses que nous pouvons affirmer avec certitude. En particulier, le fait que tous ces éléments auront inévitablement un impact sur les consciences.
C’est le cas, avant tout, de la crise du coût de la vie. Pour beaucoup de gens, c’est une question de vie ou de mort, en particulier en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Mais les effets de cette crise ne sont en aucun cas limités aux pays arriérés. Ils se font de plus en plus sentir dans les pays capitalistes avancés d’Europe et d’Amérique du Nord.
Les masses européennes en particulier se trouvent soudainement confrontées au véritable cauchemar que représente l’effondrement de leur niveau de vie : les salaires, qui étaient déjà maintenus à des niveaux très faibles, ont été rabaissés à des niveaux exceptionnellement bas par l’inflation galopante. Les retraites et l’épargne ont été rapidement dévaluées. Les familles ont dû faire face au douloureux dilemme qui consiste à choisir entre chauffer leurs maisons et nourrir leurs enfants.
Les personnes âgées, les malades et les plus vulnérables sont maintenant mis en danger de mort, tandis que les gouvernements sabrent dans les dépenses sociales. Et pour la première fois depuis de nombreuses décennies, les classes moyennes sont menacées de ruine.
Les petites entreprises sont poussées à la faillite par un mélange mortel d’inflation et de hausses des taux d’intérêt, des loyers et des remboursements hypothécaires. A mesure que la récession s’installera, les fermetures d’usines vont entraîner une hausse brusque du chômage et un effondrement de la demande, ce qui conduira à de nouvelles faillites.
Les capitalistes font face à une crise trop profonde, à des contradictions trop importantes pour pouvoir être résolues sur des bases capitalistes. Ils ne peuvent pas répéter les politiques monétaires de la période précédente.
Ils ont épuisé toutes leurs munitions en essayant de résoudre la crise précédente. De plus, ces tactiques sont précisément la source de l’immense montagne de dettes qui surplombe le monde et le menace d’une avalanche.
Ils sont désormais condamnés à vaciller d’une crise à l’autre, sans disposer des outils nécessaires pour les résoudre. D’une façon ou d’une autre, tôt ou tard, les dettes doivent être payées. Et la facture sera présentée à ceux qui sont le moins en mesure de la payer.
Mais cela, à son tour, verse de l’huile sur le feu de la lutte des classes. Après une longue période de baisse du niveau de vie, la patience dont a fait preuve la population vis-à-vis de l’austérité a atteint ses limites, et les tentatives d’imposer de nouvelles mesures austéritaires rencontreront une résistance féroce.
Tout cela dresse un tableau alarmant pour la classe dirigeante. Une effervescence se répand, et une remise en cause générale de l’ordre établi a déjà commencé. Le potentiel existe, non seulement pour une riposte de la classe ouvrière, partout, mais aussi, dans de larges couches de la société, pour une réaction massive contre le marché, le système capitaliste et tous ses rouages.
Depuis des mois, les pages de la presse financière sont pleines de pronostics extrêmement pessimistes. On a de plus en plus l’impression que l’ordre du monde a été renversé, alors que la mondialisation se change en son contraire, et que l’ancienne stabilité est rompue par la guerre en Ukraine et par le chaos qu’elle provoque sur le marché de l’énergie.
Les craintes des stratèges du capital se reflétaient dans un discours prononcé à l’université de Georgetown par Kristalina Georgieva, actuelle directrice générale du FMI :
« L’ordre ancien, caractérisé par l’adhésion à des règles mondiales, des taux d’intérêt bas et une inflation modérée, laisse la place à un nouveau, dans lequel « n’importe quel pays peut se retrouver plus facilement et plus souvent à la dérive. » »
« Nous vivons une transformation fondamentale de l’économie mondiale, d’un monde relativement prévisible […] à un monde plus fragile – une plus grande incertitude, une plus grande volatilité économique, des confrontations géopolitiques et des catastrophes naturelles plus fréquentes et plus dévastatrices.”
Les marchés financiers mondiaux donnent une indication claire de la profondeur de la crise. Selon The Economist :
« L’agitation sur les marchés est d’une ampleur jamais vue depuis une génération. L’inflation mondiale est à deux chiffres pour la première fois depuis près de 40 ans. Après avoir été lente à réagir, la Réserve fédérale augmente maintenant les taux d’intérêt à un rythme inédit depuis les années 1980, alors que le dollar est à son plus fort depuis deux décennies, ce qui sème le chaos en dehors des Etats-Unis. Si vous possédez des actions ou dépendez d’un fonds de pension, cette année a été épouvantable. Les titres financiers mondiaux se sont effondrés de 25 % en dollars, la pire année depuis au moins la décennie 1980, et les obligations d’Etat devraient avoir vécu leur pire année depuis 1949. Parallèlement à des pertes de près de 40 000 milliards de dollars, il y a une nausée et l’impression que l’ordre du monde est bouleversé, alors que la mondialisation bat en retraite et que le système énergétique est fracturé après l’invasion russe de l’Ukraine. »
Cette nervosité sur les marchés est un baromètre fidèle de l’effondrement de la confiance des investisseurs, qui voient de noirs nuages d’orage s’accumuler rapidement au-dessus de l’économie mondiale.
Une grande partie du problème tient à l’irrésistible hausse du dollar. Plutôt que l’expression d’une confiance dans la force de l’économie américaine, c’est une indication de la profondeur de la panique qui saisit les marchés.
Le billet vert a fortement augmenté, en partie parce que la Réserve Fédérale américaine (la Fed) augmente les taux, mais aussi parce que les investisseurs reculent devant les risques. Les investisseurs nerveux cherchent un refuge pour leur argent et s’imaginent l’avoir trouvé dans le tout-puissant dollar.
Mais la hausse du dollar est elle-même un facteur dans la crise des marchés monétaires du monde, écrasant toutes les autres devises dans son étreinte de fer. C’est en dehors des Etats-Unis que les effets financiers du resserrement monétaire de la Fed ont les effets les plus sévères et les plus nuisibles. Comme le soulignait le Financial Times (12 octobre 2022) :
« Quelle que soit la façon dont on l’appelle, les victimes du dollar fort ont un coupable en tête – la Réserve fédérale. »
En effet, jusqu’au dernier moment, la Réserve fédérale a fait preuve d’une indifférence tranquille – il faudrait même plutôt parler d’indolence – face à l’inflation, qui, selon la norme reconnue, avait été prétendument vaincue.
Mais quand le voyant rouge a commencé à clignoter frénétiquement, la Fed a été soudainement prise de panique, multipliant les hausses des taux d’intérêt, même si cela revenait à écraser les freins.
Les augmentations de taux de la Fed poussaient l’économie américaine vers la récession. C’était précisément son intention. Tous les signaux sont au rouge. Les prix de l’immobilier s’effondrent, les banques licencient leur personnel, et FedEx et Ford, deux entreprises servant de baromètre de l’économie, ont publié des avertissements sur leurs résultats à venir. Ce n’est qu’une question de temps avant que le taux de chômage ne commence à augmenter.
La hausse irrésistible du dollar américain devient aussitôt un facteur majeur de déstabilisation. Les investisseurs internationaux sont alarmés par la perspective qu’une hausse aussi agressive des taux d’intérêt de la Réserve fédérale des Etats-Unis fasse basculer la plus grande économie du monde dans la récession. Cela exacerberait la récession qui frappe déjà les autres grandes économies, et entraînera le reste du monde dans l’abîme.
Leurs craintes sont fondées. Partout dans le monde, la hausse du dollar augmente le prix des importations et du remboursement des emprunts pour les gouvernements, les entreprises et les ménages ayant contracté des dettes en dollars. Tous les autres pays se trouvent forcés de s’aligner sur le pas de la Réserve Fédérale américaine, en augmentant leurs taux d’intérêt aux niveaux qu’elle a dictés.
A travers l’Asie, les gouvernements ont été forcés d’augmenter les taux d’intérêt et de liquider leurs réserves pour résister à la dépréciation de leurs monnaies. L’Inde, la Thaïlande et Singapour sont intervenues sur les marchés financiers pour soutenir leurs devises respectives. Si on laisse la Chine de côté, les réserves monétaires des marchés émergents se sont effondrées de 200 milliards de dollars l’an passé, selon la banque JPMorgan Chase. C’est la chute la plus rapide des deux dernières décennies.
Cela a de sérieuses conséquences économiques, mais aussi politiques. La Chine y a répondu en proposant sa propre monnaie comme un moyen d’échange alternatif, notamment pour le pétrole.
Les économies endettées de la zone euro ont été poussées sans pitié au bord du gouffre de la banqueroute. Elles se trouvent désormais dans une situation encore pire que lors de la crise des dettes souveraines d’il y a dix ans.
Josep Borrell, le chef de la politique étrangère de l’UE, a prévenu que la Fed était en train d’exporter la récession de la même manière que la crise de l’euro avait été imposée par les diktats de l’Allemagne après 2008.
« Une grande partie du monde risque maintenant de devenir la Grèce », s’est-il plaint.
En Europe, la situation a été encore aggravée quand la Grande-Bretagne a jeté de l’huile sur le feu en adoptant une politique fiscale complètement inconsciente, qui a semé la panique sur les marchés financiers.
La nécessité s’est révélée à travers un accident. La crise en Grande-Bretagne et les mesures de réduction fiscale de l’éphémère gouvernement Truss en octobre 2022 ont agi comme un catalyseur, et ont plongé les marchés financiers dans un état d’affolement qui aurait pu s’étendre à l’ensemble du système monétaire mondial.
Les marchés financiers y ont réagi avec un mélange de colère, d’incrédulité, et d’inquiétude. En pratique, c’était comme si Liz Truss avait jeté une grenade sur un baril de TNT déjà prêt à exploser à la moindre étincelle.
Le FMI a lancé une violente attaque contre le plan britannique de réduire les impôts de 42 milliards de livres en s’endettant d’avantage. Cette attaque a produit ses effets. Le gouvernement Truss a été contraint à un repli humiliant. Le chancelier de l’échiquier (ministre de l’Économie) Kwasi Karteng a été renvoyé, et son budget entièrement rejeté. Peu après, Truss elle-même a été éjectée et les marchés se sont temporairement stabilisés. Mais le mal était fait.
La crédibilité financière est plutôt difficile à retrouver une fois qu’on l’a perdue. La réputation de la Grande-Bretagne comme puissance mondiale est tombée dans le caniveau. Le Royaume-Uni, qui jouissait auparavant d’une cote de crédit exemplaire, a été rétrogradé et est désormais perçu de la même façon que l’Italie, criblée de dettes et ravagée par les crises.
Mais il ne s’agit là que du résultat le moins important de cette affaire. Ses implications ont des répercussions bien au-delà des côtes britanniques.
Le Brexit a été le signal le plus clair des conséquences du nationalisme économique. Et la conduite du gouvernement britannique dans cette affaire a servi d’avertissement quant aux dangereuses conséquences de ce phénomène.
Le mandat bref et ruineux de Liz Truss en Grande-Bretagne a démontré qu’emprunter beaucoup d’argent en temps d’inflation et de hausse des taux d’intérêt n’était pas une option. Mais quelle est l’alternative ?
Larry Summers, dont les craintes à propos de la situation actuelle ont déjà été évoquées, a été cité dans le Financial Times :
« La déstabilisation provoquée par les erreurs britanniques ne se limitera pas à la Grande-Bretagne. »
Et c’est exact. Le cours des obligations dans des pays aussi différents que les Etats-Unis et l’Italie a viré violemment en réponse à chacun des rebondissements de la tumultueuse histoire en provenance de Londres.
Ce n’est pas accidentel. Un krach boursier à Londres – qui, malgré le déclin de la Grande-Bretagne, demeure un des plus importants centres financiers de la planète – aurait le même effet que la crise de 1931, mais à une bien plus grande échelle.
Même si c’est généralement oublié aujourd’hui, la Grande Dépression en Europe a été déclenchée par l’effondrement de la banque Creditanstalt de Vienne en mai 1931, qui a entamé un effet domino, se répandant rapidement à travers les marchés financiers d’Europe et au-delà.
Ce fut le détonateur de la grande spirale déflationniste européenne entre 1931 et 1933. Et l’histoire peut aisément se répéter, d’autant plus l’économie mondiale est bien plus intégrée et interdépendante qu’elle ne l’était alors.
La guerre en Ukraine est maintenant devenue un élément important des perspectives mondiales. Néanmoins, pour avoir une idée claire des questions en jeu et de la façon dont elles pourraient évoluer, il faut concentrer notre attention sur les processus fondamentaux et ne pas nous laisser distraire par le vacarme de la propagande de guerre ou par les inévitables péripéties du champ de bataille.
Les médias dominants ont répété sans cesse que la Russie était vaincue. Mais cela ne correspond pas aux faits que nous pouvons observer.
Le point le plus important est qu’il s’agit d’une guerre par procuration entre la Russie et l’impérialisme américain. La Russie ne combat pas une armée ukrainienne, mais une armée de l’OTAN – c’est-à-dire, l’armée d’un Etat qui n’est pas formellement membre de l’Alliance, mais qui est financée, armée, entraînée et équipée par l’OTAN, qui lui procure aussi un soutien logistique et des informations cruciales.
Comme nous l’avons noté, la guerre n’est que la continuation de la politique par d’autres moyens. La guerre actuelle s’arrêtera lorsque les dirigeants politiques des acteurs principaux seront satisfaits ou lorsque l’une des parties ou les deux parties seront épuisées et auront perdu la motivation de continuer la lutte.
Quels sont donc les objectifs des belligérants ? Zelensky ne fait pas mystère des siens. Il affirme qu’il ne satisfera de rien de moins que l’expulsion de l’armée russe de toutes les terres ukrainiennes – la Crimée y compris.
Cette position a été soutenue avec enthousiasme par les Faucons de la coalition occidentale : les Polonais, les Suédois et les dirigeants des Etats baltes – qui ont leurs propres intérêts en tête – et, bien sûr, les chauvinistes et les va-t-en-guerre acharnés de Londres, qui s’imaginent que la Grande-Bretagne, dans sa situation actuelle de faillite économique, politique et morale, est encore une puissance mondiale majeure.
Ces maniaques ont incité les Ukrainiens à aller encore plus loin – plus loin que les Américains ne le voudraient. Leur vœu le plus cher serait que l’armée ukrainienne chasse les Russes, pas seulement du Donbass, mais aussi de la Crimée, jusqu’à provoquer le renversement de Poutine et le démembrement complet de la Fédération de Russie (bien qu’ils n’en parlent pas souvent en public).
Bien qu’ils fassent beaucoup de bruit, aucune personne sérieuse n’accorde la moindre importance aux gesticulations des politiciens de Londres, Varsovie et Vilnius. En tant que dirigeants d’Etat de seconde zone qui sont dénués de tout poids réel dans la politique internationale, ils restent des acteurs mineurs qui ne peuvent jouer plus qu’un second rôle dans cette grande pièce.
Ce sont les Etats-Unis qui paient les factures et dictent ce qui va réellement arriver. Et au moins les plus raisonnables des stratèges de l’impérialisme américain savent-ils que tout ce délire ne représente que de l’air. Dans certaines conditions, de plus petits Etats impérialistes peuvent jouer un certain rôle dans le développement des événements, mais en dernière analyse, c’est Washington qui décide.
Malgré toutes les bravades, les stratèges militaires sérieux ont compris qu’il était impossible pour l’Ukraine de vaincre la Russie. Le général Mark A. Milley est le vingtième titulaire du poste de président du comité des chefs d’Etat-major, c’est-à-dire l’officier militaire le plus important des Etats-Unis. Son avis doit donc être pris au sérieux lorsqu’il affirme :
« En termes de probabilité, la perspective d’une victoire ukrainienne consistant en l’expulsion des Russes de toute l’Ukraine comme ils la définissent, c’est-à-dire y compris la Crimée… la probabilité que cela se produise bientôt n’est pas très importante, d’un point de vue militaire. »
Le point le plus important à saisir est que les buts de guerre de Washington ne coïncident pas avec ceux des dirigeants de Kiev, qui ont abandonné depuis longtemps leur soi-disant souveraineté nationale à leurs maîtres d’outre-Atlantique, et ne décident plus rien sans lui en référer.
L’objectif de l’impérialisme américain n’est pas – et n’a jamais été – de défendre un seul pouce du territoire ukrainien ou d’aider les Ukrainiens, qu’il s’agisse de gagner la guerre ou de quoi que ce soit d’autre.
Son but véritable est très simple : il s’agit d’affaiblir la Russie militairement et économiquement, de la saigner à blanc et de lui porter des coups, de tuer ses soldats et de ruiner son économie, pour qu’elle ne puisse plus résister à la domination américaine sur l’Europe et le monde.
C’est cet objectif qui l’a poussé à inciter les Ukrainiens à se lancer dans une confrontation complètement inutile avec la Russie sur la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Ayant réussi à provoquer ce conflit, les impérialistes américains ont ensuite tranquillement observé les deux belligérants s’écharper mutuellement, tout en restant à une distance de sécurité de plusieurs milliers de kilomètres.
Indépendamment de ce qu’ils peuvent raconter en public, les hypocrites impérialistes sont complètement indifférents aux souffrances du peuple ukrainien, qui n’est pour eux qu’un pion sur l’échiquier de leur confrontation avec la Russie.
Il faut d’ailleurs noter que, jusqu’à maintenant, l’Ukraine n’a été admise ni dans l’UE, ni dans l’OTAN, alors que cela était censé être précisément le nœud de toute cette affaire. Cela est tout à fait normal.
Le conflit actuel convient de bien des façons aux intérêts des Etats-Unis. Il facilite leurs plans visant à introduire un coin entre la Russie et l’Europe, pour renforcer sa domination sur cette dernière. De ce point de vue, la guerre a d’ores et déjà produit des résultats. Les liens économiques entre l’UE et la Russie, en particulier en ce qui concerne l’énergie, ont été sévèrement fragilisés, ce qui a un impact significatif sur la première économie de l’UE, l’Allemagne. Le commerce de gaz à travers la Mer baltique a été rendu impossible par la destruction des gazoducs Nord Stream suite à un sabotage orchestré par une agence gouvernementale. Les prix de l’énergie plus élevés ont permis aux Etats-Unis d’accroître encore la pression sur l’industrie européenne, et plus particulièrement sur l’industrie allemande. Les Américains ont aussi le luxe d’attirer leur ennemi dans une guerre sans que leurs propres soldats aient à y participer (au moins officiellement), et dans laquelle les combats et les morts sont assumés par d’autres.
Si l’Ukraine était membre de l’OTAN, cela signifierait que des soldats américains seraient engagés dans une guerre en Europe, contre l’armée russe. Dans le même temps, les principaux pays de l’UE n’ont ni intérêt, ni les moyens d’admettre l’Ukraine dans l’UE. Cela signifierait l’effondrement de l’équilibre politique et économique de l’Union, qui est déjà extrêmement précaire. Non, mieux vaut que les choses restent en l’état.
Lorsque Zelensky se plaint que ses alliés occidentaux ne lui envoient pas toutes les armes dont il a besoin pour gagner la guerre, il n’a pas tort. Les Américains lui envoient juste ce qu’il faut pour que la guerre puisse continuer, mais pas assez pour qu’il puisse remporter une victoire décisive. C’est parfaitement logique au regard des véritables buts de guerre de Washington.
Les sanctions imposées à la Russie après son invasion de l’Ukraine ont été un échec spectaculaire. En fait, la valeur des exportations russes a augmenté depuis le début de la guerre.
Bien que le volume des importations russes ait chuté à la suite des sanctions, un certain nombre de pays (la Chine, l’Inde, la Turquie, mais aussi certains pays de l’UE, comme la Belgique, l’Espagne et les Pays-Bas) ont augmenté leurs échanges avec la Russie. En outre, les prix élevés du pétrole et du gaz ont compensé les revenus que la Russie a perdus à cause des sanctions. L’Inde et la Chine ont acheté beaucoup plus de pétrole brut russe, bien qu’à un prix réduit.
Ainsi, la perte de revenus résultant des sanctions a été compensée par la hausse des prix du pétrole et du gaz sur les marchés mondiaux. Vladimir Poutine continue de financer ses armées grâce à ces recettes, tandis que l’Occident est confronté à la perspective d’une instabilité énergétique, à la flambée des factures d’énergie et à la colère croissante de la population.
La question est la suivante : quel camp se lassera-t-il en premier de la guerre ? Il est clair que le temps ne joue pas en faveur de l’Ukraine, que ce soit militairement ou politiquement. Et en dernière analyse, c’est le point de vue politique qui pèsera le plus lourd dans la balance.
L’hiver, au cours duquel l’Europe a été frappée par une grave pénurie de gaz et d’électricité, a affaibli le soutien de l’opinion publique à la guerre en Ukraine. Le redoux n’apportera pas de répit, puisque l’attention se portera alors sur la nécessité de refaire des réserves de gaz avant l’année prochaine, sans pouvoir accéder aux approvisionnements russes. Chaque mois où les sanctions sont prolongées, l’inquiétude pour l’hiver prochain grandit. Le soutien américain ne peut pas non plus être tenu pour acquis. En public, les Américains entretiennent l’idée de leur soutien inébranlable à l’Ukraine, mais en privé, ils ne sont pas du tout convaincus du résultat. En coulisses, Washington fait pression sur Zelensky pour qu’il négocie avec Poutine.
En pratique, cependant, l’offensive ukrainienne réussie de septembre 2022 et le retrait russe de Kherson ont compliqué la situation sur l’échiquier diplomatique.
D’une part, Zelensky et les forces fascistes et nationalistes enragées dans l’appareil d’Etat ont été gonflés à bloc par leurs gains inattendus et souhaitaient aller beaucoup plus loin. D’autre part, les revers militaires ont constitué une humiliation pour Poutine, qui en a tiré la conclusion qu’il devait intensifier son « opération militaire spéciale ». Ainsi, aucune des deux parties n’est d’humeur à négocier quoi que ce soit de significatif pour le moment. Mais cela va changer.
Zelensky répète sans cesse que les Ukrainiens ne céderont jamais un pouce de leur terre. Sa démagogie est clairement destinée à faire pression sur l’OTAN et sur l’impérialisme américain ; il insiste sur le fait que les Ukrainiens se battront jusqu’au bout, mais toujours à condition que l’Occident continue d’expédier d’énormes quantités d’argent et d’armes.
Biden aimerait prolonger le conflit actuel afin d’affaiblir et de miner la Russie, mais pas à n’importe quel prix, et certainement pas si cela implique un affrontement militaire direct avec la Russie. Pendant ce temps, sondage après sondage, l’opinion publique occidentale favorable à la guerre en Ukraine décline lentement.
L’allusion de Poutine à la possibilité de recourir à des armes nucléaires était presque certainement un bluff, mais elle a alarmé la Maison-Blanche. S’exprimant lors d’une collecte de fonds à New York, Biden a déclaré que le président russe « ne plaisantait pas » au sujet de « l’utilisation éventuelle d’armes nucléaires tactiques ou d’armes biologiques ou chimiques en raison des piètres performances, si l’on peut dire, de son armée ».
En raison de cette menace nucléaire, des négociations secrètes ont commencé entre Washington et Moscou. C’était là le baiser de la mort pour l’Ukraine, de plus en plus désespérée et cherchant n’importe quelle excuse pour mettre en scène une provocation dont elle espère qu’elle entraînerait enfin l’OTAN dans une participation directe à la guerre.
Voilà qui souligne les dangers que la poursuite de la guerre implique. Trop d’éléments incontrôlables sont en jeu ; leur engrenage pourrait conduire à une véritable guerre entre l’OTAN et la Russie.
Ce danger a été mis en lumière en novembre 2022, lorsque le monde a été choqué d’entendre le président polonais déclarer que son pays avait été frappé par des missiles de fabrication russe, et que les médias occidentaux ont affirmé que la Russie était derrière tout cela.
Ce mensonge a été rapidement démenti lorsqu’il a été révélé par le Pentagone lui-même que le missile frappant une installation céréalière polonaise dans une ferme près du village de Przewodow, à proximité de la frontière avec l’Ukraine, avait été tiré par l’armée ukrainienne.
L’OTAN et les Polonais se sont empressés d’expliquer qu’il ne s’agissait que d’un « regrettable accident ». Mais, alors même que le missile était un projectile anti-aérien S-300 dont la portée est très limitée et qui n’aurait donc pas pu être tiré depuis la Russie, Zelensky a menti éhontément et a affirmé qu’il s’agissait d’une attaque délibérée de la part de la Russie. Il espérait que cela lui donnerait un prétexte pour demander plus d’armes et d’argent. Et dans le meilleur des cas (de son point de vue), cela aurait pu pousser l’OTAN à prendre des mesures de rétorsion contre la Russie, avec des conséquences intéressantes.
Si cet incident avait eu pour conséquence de pousser l’OTAN à agir contre la Russie, cela aurait pu déclencher une chaîne d’événements irrésistible qui aurait pu conduire à une guerre totale. Il ne fait aucun doute que cela arrangerait beaucoup Zelensky de voir l’OTAN entrer en guerre afin qu’il puisse ainsi tirer les marrons du feu.
Une conflagration européenne généralisée aurait été un cauchemar pour des millions de personnes. Mais elle aurait exaucé toutes les prières de Zelensky et de sa clique. Il aurait naturellement été impossible aux Américains de rester à l’écart à se chauffer les mains sur la braise.
Il aurait fallu des troupes américaines sur le front. Excellente nouvelle du point de vue du régime de Kiev, mais pas du tout de celui de la Maison-Blanche et du Pentagone. Ça ne devait pas faire partie du plan !
Les Américains n’ont aucune raison de laisser les choses aller aussi loin. Une confrontation directe entre l’OTAN et la Russie, avec ses implications nucléaires, sera évitée à tout prix. C’est précisément pour cette raison que les Américains ont gardé ouverts plusieurs canaux, afin d’écarter tout risque d’une telle évolution incontrôlée. En fait, ils s’efforcent de circonscrire la guerre actuelle dans certaines limites, et d’ouvrir la voie aux négociations.
La réalité de la situation n’échappe pas aux stratèges militaires sérieux de Washington. Le général Mark Milley, président des chefs d’état-major, a demandé à Zelensky d’entamer des pourparlers avec la Russie.
Milley a déclaré qu’une chance de négocier une fin de conflit pourrait se présenter pendant l’hiver si les lignes de front devaient se stabiliser :
« Quand il y aura une occasion de négocier et que la paix pourra être obtenue, saisissez-la », a déclaré Milley. « Saisissez l’occasion. »
Mais si les négociations ne se concrétisent pas ou échouent, Milley affirme que les États-Unis continueront à armer l’Ukraine, même si une victoire militaire pure et simple de l’une ou l’autre des parties semble de plus en plus improbable.
« Il faut bien qu’il y ait une reconnaissance mutuelle du fait que la victoire militaire n’est probablement pas, au sens propre du terme, réalisable par des moyens militaires, et qu’il faut donc se tourner vers d’autres moyens », a-t-il déclaré.
C’est là la véritable voix de l’impérialisme américain. Et c’est cela, et non les déclarations rhétoriques de Zelensky, qui détermine en fin de compte le sort de l’Ukraine.
Washington a toujours été réticent à fournir les armements sophistiqués que Kiev demande. L’objectif est de faire comprendre à Moscou que les États-Unis ne sont pas disposés à fournir des armes susceptibles d’aggraver le conflit et de créer le risque d’un affrontement militaire direct entre la Russie et l’OTAN.
C’est aussi un avertissement à Zelensky pour lui signifier qu’il y a des limites nettes à la volonté des États-Unis de continuer à payer la facture d’une guerre coûteuse, sans perspective d’en finir.
Au cours du premier mois de la guerre, les Ukrainiens étaient disposés à négocier avec la Russie. Depuis lors, M. Zelensky a rejeté toute idée de négociations. Il a répété à plusieurs reprises que l’Ukraine n’est prête à entamer des négociations avec la Russie que si ses troupes quittent toute l’Ukraine, y compris la Crimée et les zones orientales du Donbass, qui sont de facto contrôlées par la Russie depuis 2014, et si les Russes qui ont commis des crimes en Ukraine sont jugés.
Zelensky a aussi indiqué clairement qu’il ne négocierait pas avec les dirigeants russes actuels. Il a même signé un décret stipulant que l’Ukraine ne négocierait qu’avec un président russe qui aurait succédé à Vladimir Poutine.
Ces déclarations provocatrices ont causé une vive irritation à Washington. Le Washington Post a révélé que des responsables américains avaient averti le gouvernement ukrainien en privé que la « lassitude à l’égard de l’Ukraine » chez les alliés pourrait s’aggraver si Kiev continuait à ne pas négocier avec Poutine.
Des responsables ont déclaré au journal que la position de l’Ukraine sur les négociations avec la Russie était en train d’épuiser son crédit parmi ses alliés, qui s’inquiètent des effets économiques d’une guerre prolongée.
À l’heure où ces lignes sont écrites, les États-Unis ont accordé à l’Ukraine une aide de 65 milliards de dollars et sont prêts à en donner davantage, affirmant qu’ils soutiendront l’Ukraine « aussi longtemps qu’il le faudra ». Cependant, leurs alliés dans certaines régions d’Europe, sans parler de l’Afrique et de l’Amérique latine, sont préoccupés par la pression que la guerre exerce sur les prix de l’énergie et des denrées alimentaires ainsi que sur les chaînes d’approvisionnement. « La lassitude à l’égard de l’Ukraine est réelle pour certains de nos partenaires », a déclaré un responsable américain.
Naturellement, les Américains ne peuvent pas admettre publiquement qu’ils font pression sur Zelensky. Au contraire, ils maintiennent une apparence de ferme solidarité avec Kiev. Mais en réalité, de sérieuses fissures se font jour.
Pour les dirigeants ukrainiens, l’acceptation des demandes américaines signifierait un recul humiliant après tant de mois de discours belliqueux sur la nécessité d’une victoire militaire décisive contre la Russie afin d’assurer la sécurité de l’Ukraine à long terme.
La succession de victoires sur le champ de bataille, d’abord dans le nord-est de la région de Kharkiv, puis avec la prise de Kherson, a encouragé Zelensky à croire en la possibilité d’une « victoire finale ». Mais les Américains appréhendent mieux la réalité et ils savent très bien que le temps n’est pas forcément du côté de l’Ukraine.
La machine de propagande occidentale répète sans cesse que Poutine sera bientôt renversé par le peuple russe qui en a assez de la guerre. Mais c’est prendre son désir pour la réalité. Cette idée repose sur une erreur fondamentale. En fait, Poutine a réussi à se servir de la guerre pour contourner l’intensification de la lutte des classes et de l’insatisfaction des masses. Combiné à une intensification de la répression, cela a assuré un répit temporaire au régime. À l’heure actuelle, Poutine dispose toujours d’une base de soutien assez large, qui a atteint de nouveaux sommets ces derniers mois. Il n’est pas en danger immédiat d’être renversé.
Il n’y a pas de mouvement anti-guerre significatif en Russie et le peu qui en existe est dirigé par des éléments bourgeois-libéraux. C’est précisément sa principale faiblesse. Les travailleurs jettent un coup d’œil sur les positions pro-occidentales de ces éléments et leur tournent le dos en les insultant.
La guerre a le soutien de la majorité, même si certains ont des doutes. L’imposition de sanctions et le flux constant de propagande anti-russe en Occident, ainsi que le fait que l’OTAN et les Américains fournissent des armes modernes à l’Ukraine, confirment le soupçon que la Russie est assiégée par ses ennemis. Le régime s’en sert pour rassembler la population derrière lui.
Dans sa propagande de guerre, Vladimir Poutine tente d’invoquer la mémoire de la lutte de l’Union soviétique contre l’Allemagne nazie et la vieille haine du peuple russe à l’égard de l’impérialisme occidental, qu’il mêle à un nationalisme réactionnaire grand-russe. Il présente la guerre en Ukraine comme une guerre contre l’impérialisme occidental, pour la dénazification du régime de Kiev, et pour la défense de la minorité russophone en Ukraine. Tout cela relève, bien sûr, de la pure démagogie.
Il n’y a absolument rien de progressiste dans le régime de Poutine. Il n’est ni anti-impérialiste, ni antifasciste, ni un ami des travailleurs. Il est par exemple notoire que des unités aux sympathies clairement néo-nazies et d’extrême-droite opèrent ouvertement au sein des forces militaires russes, en particulier dans le groupe Wagner.
Alors que le Parti communiste russe adopte une position traîtresse, nationaliste et patriotique, et offre une couverture de gauche au nationalisme grand-russien de Poutine, les travailleurs russes ne trouvent pas d’alternative politique pour représenter leurs intérêts en opposition au régime et à sa guerre.
La seule pression exercée sur Poutine vient, non pas d’un quelconque mouvement anti-guerre, mais au contraire des nationalistes russes et d’autres qui veulent que la guerre soit poursuivie avec plus de force et de détermination. Cependant, si la guerre s’éternise sans preuve significative d’un succès militaire russe, cela peut changer.
Début novembre, plus de 100 conscrits de la République de Tchouvachie de Russie ont organisé une manifestation dans l’Oblast d’Oulianov parce qu’ils n’avaient pas reçu les paiements promis par Poutine.
Un petit symptôme, sans doute. Mais si le conflit actuel se prolonge, il pourrait se multiplier à une échelle bien plus grande, constituant une menace, non seulement pour la poursuite de la guerre, mais pour le régime lui-même.
Un symptôme encore plus significatif est à trouver dans les protestations des mères des soldats tués en Ukraine. Ces manifestations sont encore peu nombreuses et se concentrent principalement dans des Républiques orientales comme le Daghestan, où le taux de chômage élevé a incité un grand nombre de jeunes hommes à s’engager dans l’armée.
Si la guerre se poursuit et que le nombre de morts augmente, on pourrait assister à des manifestations de mères de famille à Moscou et à Saint-Pétersbourg, que Poutine ne pourrait pas ignorer et qu’il serait incapable de réprimer. Cela marquerait sans aucun doute un changement de toute la situation. Mais cela ne s’est pas – encore – produit.
En s’opposant à la guerre dès son éclatement, les marxistes russes ont pris une position de principe dans des conditions extrêmement difficiles, malgré la répression et un déluge de propagande d’Etat. Leur tâche est avant tout de dénoncer la démagogie de Poutine, qui n’est qu’une couverture pour les intérêts réactionnaires des oligarques capitalistes – l’ennemi principal des travailleurs et des pauvres de Russie.
Dans le même temps, ils doivent s’opposer à l’impérialisme occidental, ainsi qu’aux expatriés libéraux pro-Kiev et aux médias soi-disant indépendants qui lui servent de porte-parole en Russie. Nager à contre-courant et maintenir une position de classe indépendante mettra les marxistes russes en position de faire d’immenses pas en avant lorsque le vent commencera à tourner.
Si la révolution n’est pas immédiatement à l’ordre du jour, il ne fait aucun doute que la guerre est en train de remuer les choses en profondeur, au sein du prolétariat, et prépare d’énormes convulsions sociales à l’avenir.
L’objectif déclaré de la Russie était « d’empêcher l’adhésion à l’OTAN et de démilitariser et dénazifier l’Ukraine », et Poutine voulait également un gouvernement neutre ou pro-russe à Kiev. Cela signifierait en pratique l’élimination de l’Ukraine en tant qu’Etat national indépendant.
Mais Poutine a clairement fait un mauvais calcul et les Russes ne disposaient pas de forces suffisantes pour atteindre ces objectifs. Même la tâche de conserver leurs gains dans le Donbass s’est révélée difficile, un fait qui a été clairement mis en lumière par l’offensive ukrainienne au début du mois de septembre.
Les échecs au front ont eu l’effet d’un stimulus nécessaire pour réajuster les efforts russes. Les Russes ont pris des mesures pour mobiliser les forces nécessaires pour atteindre leurs objectifs.
La Russie a effectué une mobilisation de masse. L’envoi sur le front de 300 000 hommes supplémentaires va changer radicalement l’équilibre des forces.
L’argument fréquemment répété selon lequel les Russes sont à court de munitions est entièrement faux. La Russie possède une grande et puissante industrie d’armement. Elle dispose de stocks très importants d’armes et de munitions.
Il est vrai que leurs stocks de missiles d’une grande précision les plus modernes sont limités et vont s’épuiser. Mais il n’y a pas de pénurie pour les autres missiles, qui sont parfaitement suffisants pour les opérations de combat ordinaires.
Pendant ce temps, les Russes continuent de pulvériser impunément des cibles dans toute l’Ukraine avec leur artillerie, leurs drones, et leurs missiles, détruisant les centres de commandement militaire, les nœuds de transport et les infrastructures, ce qui entravera sérieusement l’acheminement des troupes et des armes vers le front.
La phrase de Napoléon selon laquelle la guerre est la plus complexe de toutes les équations conserve toute sa force. La guerre est une situation mouvante avec de nombreuses variantes imprévisibles et de nombreux scénarios possibles.
La variante qui a été avancée avec confiance par la machine de propagande occidentale depuis le début des hostilités a semblé être validée par le succès de l’offensive ukrainienne en septembre 2022 et, plus tard, par le retrait russe de la partie occidentale de Kherson.
Il faut cependant se garder des conclusions impressionnistes tirées d’un nombre limité d’événements. L’issue des guerres est rarement décidée par une seule bataille – ou même par plusieurs batailles.
La question est la suivante : cette victoire, ou cette avancée, a-t-elle modifié de manière significative l’équilibre des forces, qui seul peut déterminer le résultat final ? Ces questions fondamentales doivent encore être déterminées. Différentes issues sont possibles, en fonction de l’évolution des conditions en Russie d’une part et en Ukraine et chez ses maîtres occidentaux d’autre part.
La Russie a augmenté ses forces à l’Est, en renforçant sa présence militaire en Biélorussie et en intensifiant ses bombardements aériens sur des cibles militaires et sur les infrastructures ukrainiennes déjà affaiblies.
Cette dégradation des infrastructures a atteint un point tel qu’il est même question d’évacuer les grandes villes – dont Kiev – qui deviennent inhabitables en raison de l’interruption de l’approvisionnement en énergie et en eau.
Il est difficile de déterminer à quel moment ces destructions commenceront à saper la volonté de résistance. L’expérience historique indique que les bombardements aériens ne peuvent jamais à eux seuls gagner les guerres.
En effet, à court terme, ils auront l’effet inverse, en renforçant la haine de l’ennemi et en augmentant l’esprit de résistance. Mais toute chose a ses limites. Au-delà d’un certain point, un sentiment général de lassitude de la guerre s’installe et la volonté de continuer à se battre s’affaiblit.
Jusqu’à présent, les Ukrainiens ont fait preuve d’une remarquable résilience. Mais on ne sait pas combien de temps le moral de la population civile et des soldats au front pourra être maintenu.
Mais dès qu’il commencera à être question de paix, de graves scissions se produiront au sein de la couche dirigeante de Kiev entre les nationalistes de droite, qui souhaitent se battre jusqu’au bout, et les éléments plus pragmatiques, qui voient que toute résistance supplémentaire ne pourra conduire qu’à la destruction totale de l’Ukraine et qu’une sorte de règlement négocié est la seule issue possible.
Quel que soit le résultat, il ne peut être question d’un retour au statu quo en Europe. Une nouvelle période d’extrême instabilité, de guerres, de guerres civiles, de révolutions et de contre-révolutions s’est ouverte.
Le monde subit des changements qui ressemblent aux déplacements spectaculaires des plaques tectoniques en géologie. De tels déplacements sont toujours accompagnés de tremblements de terre.
Ces changements politiques et diplomatiques ont le même effet. Même avant la guerre, le recul de la mondialisation et la montée significative du nationalisme économique avaient conduit à aiguiser les conflits entre les différentes puissances.
Mais le conflit ukrainien a considérablement exacerbé toutes les tensions et approfondi toutes les contradictions. De ce fait, nous assistons à un profond changement dans les relations mondiales.
Le signe le plus évident de cette évolution est le fait que la Chine s’est beaucoup rapprochée de la Russie, car toutes deux sont en concurrence avec l’impérialisme américain. La Chine a mis en scène son rôle dans la guerre en Ukraine comme celui de partisan d’une « paix négociée ». Pour la classe dirigeante chinoise, cette guerre représente une regrettable perturbation des relations commerciales avantageuses qu’elle a construites au cours des 30 dernières années, puisqu’elle ne se sent pas encore prête à affronter son rival américain de façon frontale.
Derrière ce pacifisme de façade, il y a cependant une nette ligne rouge : il est intolérable que la Fédération de Russie soit déstabilisée suite à une défaite militaire. Une telle défaite étendrait l’influence de l’impérialisme américain et priverait la Chine d’un partenaire précieux dans son conflit stratégique avec les Etats-Unis et leurs alliés. Il est clair que sans l’aide de la Chine pour contourner les sanctions occidentales, la Russie serait dans une bien moins bonne position en ce qui concerne la conduite de la guerre.
La Russie est une puissance impérialiste régionale. Mais le fait qu’elle possède d’énormes réserves de pétrole, de gaz et d’autres matières premières, sa forte base industrielle et son complexe militaro-industriel avancé, ainsi que sa puissante armée et son arsenal d’armes nucléaires, se combinent pour lui donner une dimension mondiale qui l’amène à entrer en collision avec l’impérialisme américain.
Historiquement, l’Ukraine était entièrement intégrée à l’économie de l’Union soviétique. Après la restauration capitaliste, ces liens économiques se sont maintenus, faisant de l’Ukraine un atout économique crucial pour le capitalisme russe. Il y a également des liens culturels et géographiques, qui font partie intégrante de l’idéologie réactionnaire du chauvinisme grand-russien. Les oligarques russes voient le contrôle des Occidentaux sur le régime de Kyiv comme une menace économique, politique et militaire directe. Derrière la propagande de l’Etat russe, la clique du Kremlin masque ses intérêts égoïstes, qui consistent à reprendre le contrôle de l’Ukraine et à l’assujettir pour ses propres fins.
Washington considère la Russie comme une menace pour ses intérêts mondiaux, notamment en Europe. La vieille haine et la suspicion envers l’Union soviétique n’ont pas disparu avec l’effondrement de l’URSS. Joe Biden est un exemple parfait de cette génération de russophobes hérités de la guerre froide.
Après l’effondrement de l’URSS, les Américains ont profité du chaos des années Eltsine pour affirmer leur domination à l’échelle mondiale. Ils sont intervenus dans des zones autrefois dominées par la Russie, ce qu’ils n’auraient jamais osé faire à l’époque soviétique.
Ils sont d’abord intervenus dans les Balkans, accélérant l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Les invasions criminelles de l’Irak et de l’Afghanistan ont été suivies par une intervention infructueuse dans la guerre civile syrienne, qui les a fait entrer en collision avec la Russie.
Pendant tout ce temps, ils ont continué à étendre leur emprise sur l’Europe de l’Est, en élargissant l’OTAN en incluant d’anciens satellites soviétiques comme la Pologne et les États baltes. Il s’agissait d’une violation directe des promesses faites à maintes reprises par l’Occident selon lesquelles l’OTAN ne s’étendrait pas « d’un pouce » vers l’Est.
Cela a amené une alliance militaire hostile aux frontières mêmes de la Fédération de Russie. Mais en tentant d’attirer la Géorgie dans l’orbite de l’OTAN, ils ont franchi une ligne rouge. La classe dirigeante de Russie s’est sentie humiliée et menacée et a utilisé la force militaire pour faire rentrer les Géorgiens dans le rang.
L’invasion de l’Ukraine visait pour la Russie à faire une démonstration de force aux Américains et à repousser l’impérialisme américain et l’OTAN.
Les Etats-Unis utilisent le conflit en Ukraine pour atteindre leur objectif de forcer les Européens à couper leurs liens avec la Russie, et ainsi renforcer l’étau de l’impérialisme américain sur l’ensemble de l’Europe.
Auparavant, la classe dirigeante allemande utilisait ses liens avec la Russie comme un levier pour s’assurer au minimum une indépendance partielle vis-à-vis des Etats-Unis.
Son autre levier principal était sa domination de facto sur l’Union européenne, qu’elle espérait développer comme un bloc alternatif, capable de suivre ses propres buts et intérêts à l’échelle mondiale.
Les relations entre les Etats-Unis et l’Europe connaissent des tensions croissantes, que la guerre en Ukraine a en réalité exacerbées et qui ne pouvait que temporairement les masquer. Ces tensions ont refait surface récemment à propos de la récente loi protectionniste de protection des infrastructures adoptée par les Etats-Unis et qui met une pression supplémentaire sur la production industrielle dans l’UE.
Les tensions entre les Etats-Unis et l’Europe ne sont pas nouvelles. Elles ont fait surface durant la guerre en Irak, et plus récemment à propos des relations avec l’Iran. Les dirigeants français et allemands ont toujours été méfiants à l’égard des étroites relations entre l’Amérique et la Grande-Bretagne, qu’ils considéraient à juste titre comme un Cheval de Troie américain au sein du camp européen.
Les Français, qui n’ont jamais dissimulé leurs propres ambitions de dominer l’Europe, étaient traditionnellement les plus bruyants dans leur rhétorique antiaméricaine. Les Allemands, qui étaient en fait les véritables maîtres de l’Europe, étaient plus circonspects, préférant la réalité du pouvoir aux vaines fanfaronnades.
Les Américains ne s’y sont pas laissés tromper. Ils voyaient l’Allemagne, et non la France, comme leur rival principal. Trump, en particulier, n’a fait aucun mystère quant à sa méfiance et son hostilité extrêmes vis-à-vis de Berlin.
Afin d’assurer leur indépendance vis-à-vis de Washington, les capitalistes allemands ont noué une étroite relation avec Moscou. Cela a enragé leurs « alliés » d’outre-Atlantique, mais leur a procuré de considérables bénéfices sous la forme d’un approvisionnement abondant et bon marché de pétrole et de gaz.
Être privés de ces approvisionnements est un gros prix à payer pour faire plaisir aux Américains. Sous Angela Merkel, l’Allemagne défendait jalousement son rôle indépendant. Il aura fallu une guerre en Ukraine pour faire rentrer l’Allemagne dans le rang – au moins pour l’instant.
Les bourgeois Verts se sont révélés être les défenseurs les plus fervents de l’impérialisme américain.
Mais derrière la façade de « l’unité face à l’agression russe », les différences demeurent. Une caricature représentant deux femmes – l’une Américaine et l’autre Européenne a exprimé clairement cette situation. La seconde proclame fièrement à la première : « Je serai heureuse de mourir de froid pour aider l’Ukraine », ce à quoi l’Américaine répond en souriant : « Et je serai heureuse de te voir mourir de froid, moi aussi ! »
En réalité, les Etats-Unis utilisent la guerre comme prétexte pour resserrer leur emprise sur l’Europe. Pour le moment, ils y réussissent. Mais il est difficile de savoir combien de temps durera la patience des Allemands et des autres Européens. Les contradictions ainsi générées ne deviendront claires qu’une fois l’affaire ukrainienne réglée.
Dans les années 1920, dans une brillante prédiction, Trotsky avait expliqué que le centre de l’histoire mondiale était passé de la Méditerranée à l’Atlantique, et qu’il était destiné à passer de l’Atlantique au Pacifique. Cette prédiction est désormais en train de se réaliser sous nos yeux.
Le conflit entre les Etats-Unis et la Russie se déroule principalement (bien que pas uniquement) en Europe. Mais le conflit entre la Chine et l’Amérique se joue surtout autour du Pacifique. A long terme, cette région sera amenée à jouer un rôle bien plus décisif dans l’histoire mondiale que les Etats européens de seconde zone, qui sont entrés dans une période de déclin historique à long terme.
Les événements sur le champ de bataille du Pacifique auront indubitablement d’importantes répercussions mondiales à l’avenir. Les tensions entre les deux pays s’accroissent chaque jour. Les Démocrates aussi bien que les Républicains ne cachent pas le fait qu’ils considèrent la Chine comme leur principal et plus dangereux adversaire.
L’Amérique est entrée dans une voie menant à une guerre commerciale avec la Chine. Elle a encore durci ses restrictions à l’exportation de technologie vers la Chine.
Les stratèges bourgeois spéculent sur une séparation de la Chine d’avec la Russie. Mais ce n’est qu’un vœu pieux. Dans les conditions actuelles, il est inenvisageable que la Chine s’éloigne de la Russie, ou l’inverse, car elles ont besoin l’une de l’autre pour faire face à la puissance de l’impérialisme américain.
A l’heure actuelle, le conflit entre les Etats-Unis et la Chine est axé sur la question de Taïwan. La guerre en Ukraine a eu pour effet immédiat de placer la question de Taïwan à l’ordre du jour de la politique internationale. Cela fait longtemps que Pékin affirme, en des termes sans ambiguïté, qu’elle considère Taïwan comme un morceau inaliénable de la Chine.
Mais en stimulant les forces nationalistes taïwanaises, en musclant l’aide militaire et en entravant l’accès de la Chine au marché taïwanais, les Américains sont en train d’accroître les tensions autour de l’île. Dans le même temps, cependant, les Etats-Unis maintiennent leur politique d’« ambiguïté stratégique » qui consiste à soutenir le statu quo à Taïwan, car ils savent qu’une rupture avec cette position pourrait entraîner une confrontation militaire désastreuse.
La visite non officielle de Nancy Pelosi sur l’île était un acte insensé, une provocation absurde qui a consterné les représentants les plus sérieux de l’impérialisme américain ainsi que les alliés des Etats-Unis en Asie, qui ne souhaitent pas être forcés de choisir un camp dans une guerre commerciale, sans même parler d’une vraie guerre.
Même Joe Biden, qui n’est pourtant pas réputé pour sa finesse intellectuelle, a compris que cela entraînerait une réaction immédiate de la Chine. Et elle l’a fait. Pékin a augmenté la pression en ordonnant des exercices de sa marine et de ses forces aériennes autour de l’île. La guerre de mots entre les deux pays s’est de plus en plus échauffée.
Mais en réalité, aucun des camps n’est pressé d’en venir à une véritable confrontation militaire. Une intervention armée des Etats-Unis serait confrontée à d’énormes difficultés logistiques, et Xi Jinping est plus soucieux de maintenir la stabilité interne dans son pays que de s’engager dans des aventures militaires. Après avoir assuré sa réélection au XXe congrès du PCC, Xi a adopté un ton plus conciliant à propos de Taïwan et des Etats-Unis.
Seule une crise grave en Chine, qui menacerait de faire tomber le régime, ou une déclaration d’indépendance de Taïwan soutenue par les Etats-Unis, pourrait faire pencher la balance en faveur d’une telle aventure. Mais ce n’est pas à l’ordre du jour dans l’immédiat.
Ainsi, l’équilibre instable actuel entre la Chine, l’Amérique et Taïwan sera maintenu pour la période à venir, avec ses inévitables hauts et bas. Mais la lutte titanesque pour la suprématie entre les Etats-Unis et la Chine va grandir jusqu’à inclure toute l’Asie, entraînant de profondes conséquences pour toute la planète.
La guerre en Ukraine a aussi ouvert des conflits entre les Etats-Unis et des pays auparavant considérés comme ses proches alliés. Les Etats-Unis sont courroucés par la poursuite des échanges commerciaux de nombreux pays avec la Russie, qui sape les sanctions américaines. La Chine défie ouvertement la volonté américaine, et il n’y a pas grand-chose à faire pour l’arrêter.
Mais l’Inde, qui est censée être une amie de l’Amérique, achète également de grandes quantités de pétrole russe à prix cassés et les revend en Europe avec une jolie marge. Joe Biden fulmine et Modi se contente de hausser les épaules. Après tout, le pétrole russe est si bon marché…
Il est peut-être bon marché pour l’Inde et la Chine, mais la pénurie mondiale de pétrole a fait grimper les prix du marché, ce qui bénéficie à la Russie, comme nous l’avons expliqué.
Par conséquent, des tensions ont grandi entre l’Arabie Saoudite, premier exportateur mondial de pétrole brut, et les Etats-Unis, plus grand consommateur. Ignorant les demandes de Biden d’augmenter la production de pétrole pour en faire baisser le prix à l’échelle mondiale, Riyad a conclu un accord avec Moscou pour diminuer la production, afin d’enrayer la baisse des prix.
La coopération de l’Arabie Saoudite avec Moscou est une source d’exaspération et d’indignation pour la Maison-Blanche. Sa porte-parole Karine Jean-Pierre a déclaré aux journalistes qu’il était « clair » que l’OPEP+ « s’alignait avec la Russie ».
La querelle entre les Saoudiens et les Etats-Unis est symptomatique du désir croissant, parmi les gouvernements d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, de tirer avantage du conflit mondial entre la Russie, la Chine et les Etats-Unis pour faire valoir leurs propres intérêts, en se tenant en équilibre entre les deux camps. L’attitude d’Erdogan en Turquie en est un autre exemple.
Les rééquilibrages auxquels nous avons fait référence ont donné lieu à de nombreuses spéculations à propos d’un monde « multipolaire ». Il est estimé que l’ascension de la Chine comme puissance économique et militaire va remettre en cause la position dominante de l’impérialisme américain.
Le déclin relatif des Etats-Unis par rapport à la Chine est un sujet de discussion depuis des décennies. Il faut néanmoins souligner qu’il s’agit d’un déclin relatif. En termes absolus, les Etats-Unis demeurent le pays le plus riche et la plus grande puissance militaire de la planète.
Dans les années 1970, il y avait des spéculations du même ordre à propos de la croissance du Japon, dont certains prédisaient qu’il allait dépasser l’économie américaine en quelques décennies. Mais cela ne s’est jamais concrétisé.
La croissance explosive de l’économie japonaise a atteint ses limites et le Japon est entré dans une période prolongée de stagnation économique. Aujourd’hui, certains signes indiquent que la Chine pourrait être en train d’approcher une situation similaire.
Les limites du soi-disant modèle chinois se manifestent dans un ralentissement aigu de la croissance économique. Pour ce que nous pouvons en prévoir, les Etats-Unis conserveront leur statut de principale puissance impérialiste. Mais cela ne sera pas sans susciter des problèmes.
Au XIXe siècle, l’impérialisme britannique dominait une part immense du globe terrestre. Sa flotte dominait les mers, bien qu’elle fût concurrencée de façon croissante par la puissance émergente de l’Allemagne, et l’impérialisme américain n’en était qu’aux premiers stades de son développement.
A cette époque, la Grande-Bretagne parvenait à s’enrichir aux dépens de ses colonies et grâce à son rôle dominant dans le commerce mondial. Son pouvoir a été affaibli par deux guerres mondiales, et les Etats-Unis ont hérité de son rôle de gendarme du monde. Mais cette position a été gagnée dans une période de déclin impérialiste. Et le rôle de gendarme du monde s’avère très onéreux.
Malgré le caractère colossal de leur richesse et de leur puissance militaire, les Etats-Unis ont subi leur première défaite militaire dans les jungles du Vietnam. Leur précédente guerre, en Corée, avait été arrêtée sans vainqueur, et reste encore sans solution. Les aventures militaires en Afghanistan, en Irak et en Syrie se sont toutes conclues par des humiliations et par la perte de milliards de dollars.
Maintenant, la guerre en Ukraine – dont ils ne sont pas supposés partie prenante bien qu’en pratique ils le soient – est devenue une nouvelle saignée colossale sur leurs ressources. En réaction, il existe une puissante réaction de l’opinion publique américaine contre les aventures militaires extérieures. Le potentiel pour le déclenchement d’une guerre est limité par cet important facteur.
Les défaites humiliantes subies en Irak et en Afghanistan sont gravées dans la conscience du peuple des Etats-Unis. Les Américains sont dégoûtés des interventions extérieures et des guerres, ce qui limite fortement la marge de manœuvre de Biden comme du Pentagone.
D’autre part, l’aile trumpiste du Parti Républicain affiche une forte préférence pour l’isolationnisme, qui a traditionnellement été un facteur puissant dans la politique américaine.
L’instabilité mondiale généralisée menace constamment d’enflammer la poudrière politique dans la société américaine. C’est ce que Trotsky voulait dire quand il prévoyait que les Etats-Unis allaient émerger de la Seconde Guerre mondiale comme la puissance dominante au niveau mondial, mais qu’ils auraient de la dynamite intégrée dans leurs fondations.
La période dans laquelle nous sommes entrés sera caractérisée par une croissance de l’instabilité et des frictions entre les différents blocs et puissances. Les réformistes de droite ont adopté l’entièreté du programme et de la rhétorique de la bourgeoisie impérialiste (« il faut défendre la démocratie »). Les réformistes de « gauche » chantent constamment des hymnes touchants sur la Paix et la Fraternité humaine, qu’ils croient protégées par la Charte des Nations-Unies.
Et pourtant, en près de 80 ans d’existence, l’Organisation des Nations (soi-disant) Unies n’a jamais empêché aucune guerre. Entre 1946 et 2020, il y a eu environ 570 guerres, qui ont entraîné au moins 10 477 718 morts de civils et de militaires. L’ONU n’est qu’un club de discussion qui donne l’impression de pouvoir résoudre des problèmes.
En réalité, dans le meilleur des cas, elle peut parfois régler des questions mineures, qui n’affectent pas les intérêts fondamentaux des grandes puissances. Dans le pire des cas, comme dans la guerre de Corée dans les années 1950, au Congo dans les années 1960, et dans la première guerre d’Irak en 1991, elle sert de feuille de vigne bien pratique pour masquer des projets impérialistes.
Par le passé, les tensions actuelles auraient d’ores et déjà conduit à une guerre d’ampleur entre les grandes puissances. Mais les conditions ayant changé, cette question n’est plus à l’ordre du jour – du moins à l’heure actuelle. Depuis sept décennies, il n’y a pas eu de guerre mondiale, bien qu’il y ait eu, comme nous l’avons montré, une grande quantité de petites guerres.
Les capitalistes ne font pas la guerre par patriotisme, pour la démocratie, ni pour quelque autre principe grandiloquent. Ils font la guerre pour le profit, pour s’emparer de marchés étrangers, de sources de matières premières (comme le pétrole), et pour étendre leurs sphères d’influence.
Une guerre nucléaire ne leur apporterait aucune de ces choses, mais entraînerait la destruction mutuelle des deux camps. Ils ont même inventé une formule pour cela : la destruction mutuelle garantie. Une telle guerre ne serait pas dans l’intérêt des banquiers et des capitalistes.
Un autre facteur décisif – déjà évoqué ci-dessus – est l’opposition massive à la guerre, en particulier (mais pas exclusivement) aux Etats-Unis d’Amérique. Selon un sondage d’opinion, seuls 25 % de la population américaine serait favorable à une intervention militaire directe en Ukraine, ce qui signifie que l’écrasante majorité y serait opposée.
C’est cela, et pas l’amour de la paix, et certainement pas le respect pour les Nations (dés) Unies, qui a empêché les Etats-Unis d’envoyer des troupes dans une confrontation directe avec l’armée russe en Ukraine.
Bien sûr, on ne manque pas de généraux américains stupides ou même déséquilibrés, qui pensent qu’une guerre contre la Russie ou la Chine, ou mieux encore contre les deux à la fois, serait une bonne idée, et que si cela signifiait l’annihilation nucléaire de la planète, ce serait un prix nécessaire à payer.
Mais ces gens sont tenus sous surveillance, comme un homme qui garde un chien méchant pour défendre sa propriété s’assure qu’il est bien enchaîné. Et à moins de la perspective de l’arrivée au pouvoir d’un Hitler américain, personne ne sera tenté de signer une lettre de suicide collectif au nom du peuple des Etats-Unis.
Si qu’une guerre mondiale soit exclue dans les conditions actuelles, il y aura néanmoins beaucoup de « petites » guerres et de guerres par procuration comme celle qui se déroule en Ukraine. Elles ajouteront à l’instabilité générale et mettront de l’huile sur le feu du désordre mondial.
Aux Etats-Unis, la stabilité du statu quo se fondait sur la division du pouvoir entre deux partis bourgeois, les Républicains et les Démocrates. Pendant plus de cent ans, ces deux géants politiques ont alterné au pouvoir avec une régularité digne du pendule d’une vieille horloge.
Tout semblait fonctionner sans encombre. Mais la régularité d’autrefois a aujourd’hui laissé place à la plus violente des turbulences.
Les années Trump ont été caractérisées par une imprévisibilité extrême. Son refus d’accepter la passation de pouvoir, et même d’admettre qu’il pouvait perdre une élection, a créé les conditions de l’assaut du Congrès par une foule de ses partisans enragés, le 6 janvier 2021. Ces événements annonçaient une nouvelle période de bouleversements violents dans la société américaine.
Tous les commentateurs économiques sérieux prévoient que les Etats-Unis entreront en récession en 2023. Le taux d’inflation annuel aux Etats-Unis dépasse désormais les 8 %, au plus haut depuis quarante ans. Comme nous l’avons indiqué, la Réserve fédérale a augmenté graduellement les taux d’intérêt, portant le taux d’emprunt à un niveau qui n’avait pas été atteint depuis quinze ans, près de 7 %, contre à peine 3 % en 2021.
Dans le même temps, la dette nationale américaine a dépassé la barre des 31 000 milliards de dollars. Avec des taux d’intérêt en augmentation rapide, une grande pression va s’exercer sur les finances publiques des Etats-Unis. La création d’emplois a également ralenti, et le chômage commence à monter.
Tout cela se produit dans un contexte de déclin relatif de long terme, qui a vu les conditions de vie de millions d’Américains stagner ou décliner. Les salaires réels n’ont pas augmenté depuis les années 1970. Des millions d’emplois bien payés dans le secteur industriel ont été détruits au cours des décennies.
Cela explique la baisse de popularité des Démocrates, qui étaient vus autrefois comme « favorables aux travailleurs », et pourquoi un personnage comme Trump a pu profiter de la colère d’une couche de la classe ouvrière à l’égard de l’establishment.
Cependant, les élections intermédiaires de 2022 n’ont pas conduit à la victoire trumpiste que beaucoup anticipaient, malgré la faible popularité de Biden. Beaucoup des candidats soutenus par Trump ont été battus. Une des principales raisons a été la réaction à l’annulation par la Cour suprême de la jurisprudence « Roe vs Wade », qui protégeait jusque-là le droit à l’avortement.
Reste à voir si Trump gagnera l’investiture présidentielle du Parti Républicain, ou s’il sera poussé de côté par quelqu’un comme Ron DeSantis, le gouverneur de Floride, qui se présente comme le candidat du « trumpisme sans Trump ». Les conditions pourraient être réunies pour une scission au sein du Parti Républicain, si Trump n’obtient pas ce qu’il veut.
Il existe un mécontentement profond et généralisé, qui s’exprime de sondage d’opinion en sondage d’opinion.
D’après, selon un sondage de 2022 de l’Université de Californie, plus de la moitié des Américains croient que « dans les prochaines années, il y aura une guerre civile aux Etats-Unis ».
D’après un autre sondage, 85 % des Américains croient que le pays est sur la « mauvaise voie ». 58 % des électeurs américains « croient que leur système de gouvernement ne fonctionne pas… », et ainsi de suite.
Cette humeur profonde de mécontentement a trouvé son expression la plus frappante dans le mouvement Black Lives Matter en 2021, qui était soutenu par 75 % de la population. Mais cette radicalisation a été partiellement désorientée par les soi-disant politiques d’identité.
Ce qui est présenté comme une « guerre culturelle » est utilisé de façon systématique aussi bien par les politiciens d’extrême droite que par les libéraux pour galvaniser leurs partisans. C’est un poison qui ne peut être combattu que par une politique de classe.
La réémergence de la question de classe s’exprime à travers la vague de campagnes de syndicalisation dans des lieux de travail comme Amazon et Starbucks, mais aussi dans les vagues de grèves qui ont touché les Etats-Unis, comme le « Striketober » de 2021. Et le nombre de grèves continue de grandir.
Les dernières études révèlent que 71 % des Américains sont en faveur des syndicats – le plus haut niveau de soutien depuis les années 1960. Et ce chiffre est encore plus élevé dans la jeunesse. Même parmi les partisans de Trump âgés de 18 à 34 ans, 71 % ont de la sympathie pour les campagnes de syndicalisation à Amazon.
Le mouvement de syndicalisation des travailleurs précaires, principalement des jeunes, est le premier véritable signe d’une résurgence de la lutte des classes. Ces campagnes de syndicalisations sont menées par des travailleurs de base, jeunes et radicaux, peu connectés au mouvement syndical traditionnel. Ceux-ci font partie d’une nouvelle génération de militants de classe combatifs qui se forme de part et d’autre des Etats-Unis, et se déplacent rapidement vers la gauche.
Cependant, les partis existants souffrent d’une défiance profonde et croissante, en particulier les Démocrates. C’est cette situation qui explique la crise de la présidence Biden. Il est perçu comme incapable de résoudre les problèmes urgents que rencontrent la classe ouvrière et la jeunesse, de l’inflation à la guerre en Ukraine, et de l’impact grandissant et dévastateur du changement climatique à la pénurie de logements abordables.
C’est ce sentiment général de malaise qui explique la défiance généralisée vis-à-vis de Biden et des Démocrates, dans une large couche de la population. L’évolution ultérieure de la lutte des classes ouvrira la voie, à un certain point, à l’émergence d’un troisième parti, basé sur la classe ouvrière. Cela représentera un changement fondamental dans l’ensemble de la situation.
La Chine était jusqu’ici une des principales forces motrices de l’économie mondiale. Mais cela a atteint ses limites et se transforme maintenant en son contraire. Les économistes bourgeois observent les développements en Chine avec une inquiétude croissante.
Dans les marchés libres d’Occident, les crises financières peuvent éclater soudainement, prenant les gouvernements et les investisseurs par surprise. Mais en Chine, où l’Etat joue encore un rôle important dans l’économie, le gouvernement peut déployer son capital politique et financier à un niveau bien plus important, afin de limiter ou de repousser une crise.
Cela donne les apparences de la stabilité, mais ce n’est qu’une illusion. Depuis que la Chine a choisi de prendre le chemin du capitalisme, et s’est désormais complètement intégrée dans le marché capitaliste mondial, elle est sujette elle aussi aux lois de l’économie capitaliste de marché.
Un des facteurs clés pour sauver les économies chinoise et mondiale d’une crise majeure après le krach de 2008 a été l’injection de quantités massives d’argent dans l’économie par l’Etat chinois.
Cela s’est chiffré en centaines de milliards de dollars, dont la majeure partie a été investie dans les infrastructures et dans des projets de développement. On observe aujourd’hui la fin de ce modèle. L’économie chinoise ralentit. Les maigres 2,8 % de croissance en 2022 étaient son plus bas niveau depuis 1990. En 2021, la croissance du PIB a été de 8,1 %.
Une grande part de cet investissement a pris la forme de « plateformes de financement des collectivités territoriales » (PFCT), qui ont accumulé une immense montagne de dettes de 7,8 000 milliards de dollars, qui menace la stabilité de l’économie chinoise tout entière. Une grande quantité de ces dettes sont dissimulées, au sein du secteur bancaire parallèle semi-légal, avec lequel les entreprises et les banques publiques sont très liées.
Cette dette équivaut à près de la moitié du PIB total de la Chine en 2021, ou environ au double de l’économie allemande. Avec la baisse des revenus des gouvernements locaux, une réaction en chaine dévastatrice de défauts de paiements semble de plus en plus probable.
L’intervention de l’Etat ne peut que perturber les mécanismes du marché, mais pas supprimer ses contradictions fondamentales. Elle peut repousser la crise, mais quand celle-ci arrive finalement – ce qui doit advenir tôt ou tard – elle n’en prend qu’un caractère plus explosif, destructeur et incontrôlable.
Un krach financier en Chine aurait un impact dévastateur sur l’ensemble de l’économie mondiale. Il créerait aussi une situation très explosive à l’intérieur de la Chine.
Il a toujours été considéré que la Chine avait besoin d’un taux de croissance annuel d’au moins 8 % pour maintenir sa stabilité sociale. Un taux de croissance de 2,8 % est donc tout à fait insuffisant. Et une crise économique majeure, déclenchée par un effondrement du marché immobilier, préparerait le terrain pour une agitation sociale de grande ampleur.
C’est dans ce contexte qu’il faut analyser le congrès de 2022 du Parti « Communiste » chinois, durant lequel Xi Jinping a renforcé son emprise sur le pouvoir. Selon les vieilles règles du Parti, Xi aurait dû se démettre de ses fonctions de dirigeant lors de ce congrès, mais il vise au contraire à être leader à vie.
Le fait que Xi ait concentré tout le pouvoir entre ses mains n’est pas accidentel. La Chine est un Etat totalitaire qui combine l’économie de marché capitaliste avec des éléments de contrôle étatique, hérités de l’ancien Etat ouvrier déformé.
Dans un Etat totalitaire, où toutes les sources d’information sont strictement contrôlées et toute forme d’opposition brutalement réprimée, il est extrêmement difficile de savoir ce qui se passe sous la surface, jusqu’à ce que tout explose soudainement.
On a pu observer cela dans la lutte des travailleurs de la méga-usine Foxconn à Zhengzhou et dans les manifestations nationales contre les confinements en novembre 2022. Emergeant en apparence de nulle part, ces mouvements ont pris une forme explosive et, pour ce qui est des manifestations anti-confinement, se sont répandus en quelques heures dans des centaines de lieux, à l’échelle nationale. Ces événements annoncent le début d’une rupture de l’équilibre social en Chine.
L’élite dirigeante en est néanmoins bien consciente. Elle dispose d’un puissant appareil de répression et d’un important réseau d’espions et d’informateurs, présents dans chaque usine, bureau, immeuble, école et université.
La Chine dépense désormais davantage chaque année pour sa sécurité intérieure que pour sa défense nationale, et elle augmente les deux budgets. Xi et sa clique sont bien conscients des énormes risques de troubles sociaux et prennent des mesures pour l’anticiper. Néanmoins, leur énorme appareil de censure en ligne a été incapable d’empêcher la circulation des informations durant les récentes manifestations, alors même que celles-ci ne mobilisaient que quelques centaines de personnes dans chaque ville touchée. Un mouvement massif de la classe ouvrière déborderait totalement cet appareil.
Cela explique en grande partie l’écrasement du mouvement de masse de 2019 à Hong Kong. S’il n’avait pas été réprimé, il se serait rapidement propagé sur le continent.
L’immense étendue de ce mouvement – avant qu’il soit détourné et mené dans une impasse par l’élite libérale pro-occidentale – donne une petite idée de ce à quoi une révolution prolétarienne en Chine ressemblera, à la seule exception qu’elle se développera à une échelle bien plus grande.
Napoléon Bonaparte est supposé avoir dit : « la Chine est un dragon endormi. Laissez donc la Chine dormir, car lorsque la Chine s’éveillera le monde entier tremblera. » Il y a beaucoup de vérité dans cette maxime. Mais il faudrait y introduire une petite modification.
Le prolétariat chinois est le plus grand et potentiellement le plus puissant du monde. Il est effectivement comme un dragon endormi sur le point de se réveiller. Et quand cela adviendra, c’est effectivement le monde entier qui tremblera.
Une immense explosion sociale se prépare en Chine, bien qu’il soit impossible de dire quand elle adviendra. Mais une chose peut être prédite avec une certitude absolue. C’est qu’elle adviendra quand on s’y attendra le moins.
Et une fois qu’elle commencera, rien ne pourra l’arrêter. La répression et l’intimidation seront insuffisantes. Comme le fleuve Yangtzé lorsqu’il quitte son lit, cette explosion sociale emportera tout sur son passage.
L’unité de l’UE pouvait être considérée comme acquise tant que durait la croissance économique. Mais ces conditions favorables ont disparu. Et l’arrivée d’une tourmente économique et financière conduira à davantage de protectionnisme et de nationalisme économique.
Le tissu fragile de l’unité européenne sera soumis à rude épreuve, jusqu’à se rompre dans les conditions d’une profonde contraction économique. Les tendances centrifuges qui en résulteront accéléreront le mouvement opposé à la mondialisation, et vers une plus grande fragmentation de l’Europe et de l’économie mondiale.
L’Europe du Sud est le maillon le plus faible de la chaîne. Elle est mûre pour d’importants bouleversements politiques et une grande instabilité. La faiblesse financière permanente de la Grèce et de l’Italie pourrait tout à fait provoquer l’effondrement de l’union monétaire européenne. Mais même les nations les plus fortes sont en train d’être fragilisées. Ces tendances se renforceront inévitablement, faisant peser une immense pression sur l’édifice fragile de l’unité européenne.
La crise a mis à nu les profondes fissures qui existent entre les différents Etats membres de l’UE. Avant même la guerre en Ukraine et la pandémie, l’économie européenne ralentissait et les tensions entre pays membres de l’UE étaient croissantes. Le signe le plus évident en a été le départ de la Grande-Bretagne, qui a laissé de nombreux problèmes irrésolus. Mais les relations avec la Grande-Bretagne ne sont pas la seule source de friction dans l’UE.
En conséquence de la guerre en Ukraine et des menaces sur la fourniture de gaz russe en Europe, l’UE est au bord d’une catastrophe économique. Les capitalistes de tous les Etats européens se débattent pour prendre des mesures dans leur propre intérêt.
La solidarité européenne n’a pas de place dans cette équation. C’est un cas évident de « chacun pour soi ».
La guerre en Ukraine a ouvert de sévères failles dans l’UE. Comme indiqué précédemment, la Pologne et les Etats baltes sont les plus fervents partisans de la guerre. Mais le dirigeant hongrois Victor Orban a ouvertement critiqué les sanctions occidentales contre la Russie, et la Hongrie jouit d’excellentes relations avec le Kremlin. Par conséquent, la Hongrie dispose désormais des tarifs de gaz les plus bas d’Europe.
Orban a commenté avec beaucoup d’ironie : « En matière d’énergie, nous sommes des nains et les Russes sont des géants. Un nain punit un géant et nous sommes tous étonnés quand le nain meurt. » Ses remarques ont scandalisé les dirigeants de l’UE. Mais elles étaient loin d’être fausses.
Les aides économiques allemandes aux compagnies énergétiques ont suscité des critiques sévères de nombreuses nations de l’UE, qui réclament une réponse commune de l’UE à la crise énergétique. Le Premier ministre hongrois a prévenu que le plan d’aide allemand était équivalent à du « cannibalisme », menaçant l’unité de l’UE à un moment où les Etats membres sont sous un stress économique sévère en raison de la guerre en Ukraine.
Un conseiller économique de la Première ministre italienne Giorgia Meloni a dit qu’il s’agissait « d’un acte précis, délibéré, réalisé sans accord, sans partage, sans communication, qui sape les raisons de l’union ». Emmanuel Macron a été plus diplomate, mais est allé droit au but en disant : « Nous ne pouvons pas nous en tenir à des politiques nationales, car cela crée des distorsions au sein du continent européen ».
Le ministre des finances allemand, Robert Habeck, a toutefois défendu le plan de soutien de son pays, et a répliqué par un avertissement strict : « Si l’Allemagne devait connaître une récession vraiment profonde, celle-ci entraînerait toute l’Europe avec elle ».
Ce conflit revient essentiellement à savoir qui va payer, l’Allemagne et les pays capitalistes plus riches du nord de l’Europe n’étant pas prêts à payer l’addition pour les économies capitalistes plus pauvres du Sud et de l’Est.
Cependant, il y a des signes de mécontentement croissant vis-à-vis de cette approche générale. Le Financial Times a publié un article titrant « Les Allemands ordinaires payent : les protestations contre la guerre s’étendent à travers l’Europe centrale ». Il relate une croissance alarmante des manifestations antiguerre et pro-russes en Allemagne et dans d’autres pays d’Europe orientale.
A ce stade, ces manifestants se comptent surtout en centaines. Mais, à mesure que les températures continueront de baisser, la colère de beaucoup de gens va monter. Les tensions sociales qui en résulteront menaceront le fragile tissu politique de l’Allemagne.
En République tchèque, le 2 septembre 2022, entre 70 000 et 100 000 personnes ont aussi manifesté sur la place Wenceslas à Prague, appelant à la démission du gouvernement de coalition de droite pro-OTAN du Premier ministre Petr Fiala. Entre autres revendications, les manifestants ont avancé des slogans contre la crise du coût de la vie et contre la participation de la Tchéquie à la guerre par procuration de l’OTAN contre la Russie.
Le soutien italien à la guerre ne peut pas non plus être tenu pour acquis. Si Meloni a immédiatement pris une position « responsable », pro-occidentale, vis-à-vis de la guerre, ses partenaires de coalition Salvini et Berlusconi chantent une autre chanson : Salvini appelle à la fin des sanctions contre la Russie tandis que Berlusconi affiche ouvertement son amitié avec Vladimir Poutine.
La crise mondiale du capitalisme est en train de rattraper l’Allemagne. La guerre en Ukraine a brutalement ouvert les yeux de la classe dirigeante allemande sur la fragilité réelle de l’impérialisme allemand.
L’Allemagne a été pendant des décennies la locomotive industrielle de l’Europe. Sous la houlette d’Angela Merkel, chancelière pendant quinze ans, le capitalisme allemand a réussi à se sortir de la crise de 2008 en exportant massivement.
Sa compétitivité a été boostée aux dépens de la classe ouvrière par les contre-réformes Hartz IV. En 2004, durant le mandat du gouvernement social-démocrate de Gerhard Schroeder, ces contre-réformes ont attaqué le Code du travail et précarisé les emplois.
La classe dirigeante allemande a également tiré profit de la restauration du capitalisme en Europe orientale pour étendre son influence à l’est, et accéder à un vivier de travail qualifié à bas prix.
Tout cela, combiné à un accès facile et illimité à des fournitures de gaz et de pétrole russes bon marché, a donné aux capitalistes allemands un avantage compétitif supplémentaire par rapport à leurs rivaux. Le résultat a été une envolée des exportations vers le reste de l’UE, les Etats-Unis et la Chine au cours de la décennie suivante, ce qui a permis à l’Allemagne de renforcer sa position comme superpuissance commerciale mondiale.
Un niveau relativement bas d’endettement public, un contrôle sur l’Euro, et une position de proéminence dans les institutions de l’UE ont donné à la classe dirigeante allemande les marges de manœuvre pour préserver la stabilité sociale intérieure, aux dépens du reste de l’Europe.
Cependant, toutes les forces du « modèle allemand » sont en train de se changer en leur contraire. La dégradation du commerce mondial en 2019, exacerbée par l’impact de la pandémie et la dislocation subséquente des chaînes d’offre de matières premières, de composants, de puces électroniques, ainsi que l’augmentation des prix d’expédition, a miné la production et l’exportation de voitures, machines et produits chimiques allemands.
L’impact de la guerre en Ukraine a mis en lumière le fait que l’Allemagne ne dispose pas d’une puissance économique et militaire suffisante pour défendre ses propres intérêts stratégiques, dès lors qu’elle est confrontée à de plus grandes puissances économiques et militaires.
Les 100 milliards d’euros de dépenses militaires supplémentaires annoncés par le chancelier allemand Olaf Scholz étaient une reconnaissance de cette réalité, mais elle ne servira qu’à accroitre les profits du complexe militaro-industriel.
La pression sans relâche exercée par les Etats-Unis a forcé les capitalistes allemands à abandonner le réseau commercial russo-allemand, les partenariats et les investissements qu’ils avaient soigneusement tissés – à un coût catastrophique.
Malgré toutes les tentatives d’atermoiement et d’esquive des mesures qui auraient impliqué une confrontation directe avec la Russie, la dynamique de la guerre a inévitablement exposé l’économie allemande, vulnérable et dépendante, à de dures représailles russes, à savoir la réduction puis la coupure des fournitures d’énergie.
Cette situation, associée à l’explosion de l’inflation, aura nécessairement de profondes conséquences sur la stabilité politique et sociale du capitalisme allemand. La période à venir mettra inévitablement à nu de nettes contradictions de classe, ce qui affaiblira les politiques de collaboration de classe de la social-démocratie et des dirigeants syndicaux.
Confrontée à la dégradation rapide de ses conditions de vie, sous les coups de l’inflation endémique et des coûts croissants de l’énergie, la classe ouvrière sera forcée de riposter. Chaque tentative de la part des bureaucraties syndicales de s’en tenir aux vieilles méthodes du partenariat social contribuera à affaiblir encore leur autorité.
Les tentatives de mobiliser la classe ouvrière pour soutenir la bourgeoise, comme les appels de l’ancien président fédéral Joachim Gauck à ce que les Allemands « gèlent pour la liberté » sonnent d’ores et déjà creux. Dans ce contexte, les manifestations contre la guerre que nous avons mentionnées sont un sévère avertissement. La marche vers la rupture du partenariat social et l’explosion de la lutte des classes est inévitable dans ce contexte, puisque la classe dirigeante est à court d’options.
La prise de fonctions du gouvernement ultraconservateur de Meloni a été un développement profondément inquiétant pour la bourgeoisie et l’impérialisme italiens.
L’Italie, déjà en récession, avec une inflation à son niveau le plus haut depuis presque quarante ans, porte le fardeau d’une immense dette de 2,75 000 milliards d’euros, 152 % de son PIB, qui risque de s’alourdir encore avec l’augmentation des taux d’intérêt.
Le succès électoral de Meloni vient du fait qu’elle s’est tenue à l’écart du gouvernement de Mario Draghi. Draghi était l’homme des bourgeois, mais le problème est que tous les partis de sa coalition ont subi de lourdes pertes lors des élections.
Meloni est une raciste et une extrémiste réactionnaire pétrie de préjugés, mais il n’y a pas de « retour au fascisme » en Italie. Ce qu’il y a, c’est bien plutôt une défiance croissante à l’égard de tous les partis, comme l’a confirmé le taux d’abstention de 40 %.
Le nombre de voix pour les partis de la coalition de droite n’a pas augmenté, mais un grand nombre de suffrages se sont déplacés de Berlusconi et la Lega à Fratelli d’Italia. Seul un sixième de l’électorat a réellement voté pour Fratelli d’Italia.
Immédiatement après les élections, Meloni a fait tout son possible pour rassurer les marchés financiers européens quant au fait qu’ils pouvaient lui faire confiance et qu’elle appliquera plus ou moins les mêmes politiques que Draghi. Les aides de l’UE visant à stabiliser l’économie italienne sont conditionnées à l’imposition de mesures d’austérité de la part du gouvernement.
La crise actuelle, avec une inflation croissante, de bas salaires, un chômage important, à laquelle s’ajoutent des politiques réactionnaires sur des questions comme le droit à l’avortement, l’immigration, etc., est la recette parfaite pour une explosion de la lutte des classes et des mobilisations protestataires des travailleurs et des jeunes.
Comme dans tous les principaux pays capitalistes, le gouvernement français a dépensé d’immenses sommes pour éviter une crise majeure durant la pandémie, mais il va maintenant falloir que quelqu’un paye, et ce sera clairement à la classe ouvrière française de le faire.
Mais les bourgeois français ont été confrontés à une réaction combative des travailleurs à chaque tentative sérieuse de toucher aux conquêtes du passé. Quand Macron a été élu pour la première fois, il a dû faire face au mouvement des Gilets jaunes un an après avoir pris ses fonctions. Mais il est aujourd’hui encore plus affaibli.
Ses soutiens actifs réels au premier tour représentaient à peine 20 % de l’électorat français total. Plutôt qu’un renforcement du centre, on a vu une nette polarisation à gauche (Mélenchon) et à droite (Le Pen).
L’instabilité croissante a été révélée quelques mois plus tard lors des élections législatives, quand Macron a échoué à obtenir une majorité absolue au parlement. Le résultat a été un gouvernement faible, qui s’appuie sur un parlement divisé, soumis à une forte pression pour qu’il mette en œuvre le programme requis par la classe capitaliste.
Cela se produit dans une période d’approfondissement de la crise économique, alors que l’inflation continue d’augmenter, avec des hausses des taux d’intérêt qui font grimper le coût des emprunts pour des millions de familles et la menace de l’augmentation du chômage alors que la crise mondiale du capitalisme frappe la France.
Un signe du changement d’humeur a pu être observé en octobre 2022, lors des grèves de plusieurs semaines des ouvriers du pétrole, menées par la FNIC, la plus à gauche des fédérations syndicales composant la CGT. Le gouvernement a tenté de mettre en œuvre des mesures pour vaincre la grève, mais les travailleurs du pétrole bénéficiaient du soutien de l’écrasante majorité de la population, malgré les pénuries d’essence causées par la grève.
Les dirigeants syndicaux ont convoqué des journées d’action pour permettre aux travailleurs de relâcher un peu de pression, afin d’éviter d’engager une lutte totale contre le gouvernement. La même stratégie des « journées d’action » a été utilisée contre la réforme des retraites. Cela a permis au gouvernement de faire adopter sa loi, malgré la mobilisation de millions de jeunes et de travailleurs, à plusieurs reprises.
Les directions syndicales ne pourront pas retenir le mouvement indéfiniment. La grève des travailleurs du pétrole, la mobilisation massive contre la réforme des retraites et le développement d’une aile gauche de la CGT sont autant d’indications de ce à quoi on peut s’attendre dans la prochaine période, à une échelle bien plus importante. Une fraction croissante de la classe ouvrière comprend les limites des « journées d’action ». Sur les manifestations, le mot d’ordre de grève générale est de plus en plus visible. Dans cette situation, une répétition de mai 1968 est inévitable.
Le milliardaire Warren Buffett a dit un jour que « ce n’est que quand la marée se retire qu’on découvre qui nageait tout nu ». Cette description convient parfaitement à la position actuelle de la Grande-Bretagne.
Il y a encore peu de temps, la Grande-Bretagne était vue comme le pays le plus stable politiquement et socialement, et probablement comme le pays le plus conservateur d’Europe. Cela s’est transformé en son contraire.
Rishi Sunak a été « élu » dirigeant quand Liz Truss a été éjectée, à la suite de la débâcle financière. Il est entré au 10 Downing Street en promettant de « corriger » les « erreurs » de sa prédécesseure.
Mais le besoin urgent d’équilibrer les comptes et d’éliminer le trou béant dans les finances publiques implique inévitablement que le peuple britannique doive affronter une nouvelle période d’austérité, de coupes budgétaires et d’attaques contre ses conditions de vie.
Des millions de foyers britanniques sont forcés de choisir entre s’éclairer et avoir à manger. L’écart flagrant entre les riches et les pauvres n’a jamais été aussi manifeste qu’aujourd’hui. Et cela attise les flammes du ressentiment et de la colère.
De nombreux éléments indiquent un changement dans la conscience en Grande-Bretagne, comme le fait que 47 % des électeurs conservateurs soient en faveur de la nationalisation de l’eau, de l’électricité et du gaz, ce qui est en contradiction directe avec les politiques économiques libérales du gouvernement conservateur.
Après des années d’attaques sans précédent contre leurs salaires et leurs conditions de vie, les travailleurs ne sont pas d’humeur à accepter de payer davantage. Les contradictions entre les classes deviennent chaque jour plus aiguës.
Ce sentiment de colère se reflète dans le nombre toujours croissant de grèves : les cheminots, les dockers, les travailleurs de la poste, les éboueurs et même les avocats-pénalistes se sont déjà mobilisés. Et ils sont suivis par d’autres, comme les enseignants et les infirmiers.
On parle de plus en plus de grève coordonnée. Y aura-t-il une grève générale en Grande-Bretagne ? C’est impossible à dire. Tout ce qu’on peut dire avec certitude, c’est que ni le gouvernement ni les dirigeants syndicaux n’en veulent, mais que puisque toutes les conditions objectives sont réunies pour une telle issue, ils pourraient être forcés de la subir.
Le regain de la lutte économique est un développement important. Mais il a ses limites. Trotsky soulignait que même la plus tempétueuse des grèves ne peut pas résoudre les problèmes fondamentaux de la société, sans parler de celles qui sont vaincues.
Même lorsque les travailleurs réussissent à obtenir une augmentation de salaire, celle-ci est rapidement annulée par de nouvelles hausses des prix. Par conséquent, à un certain point, le mouvement devra acquérir une expression politique. Mais comment y parvenir ?
Pendant une période, le Parti travailliste a fortement viré à gauche sous la direction de Jeremy Corbyn. En réalité, la classe dirigeante avait alors perdu le contrôle des deux principaux partis : le Labour au profit des réformistes de gauche et les Tories au profit des nationalistes de droite pro-Brexit.
Du fait de la honteuse capitulation de la gauche, l’aile droite a réussi à reprendre le contrôle du Parti travailliste – une chose que même les observateurs bourgeois les plus optimistes croyaient presque impossible.
Maintenant, les conservateurs sont discrédités et en crise. Ils sont divisés sur de multiples lignes et de plus en plus démoralisés, se jetant les uns sur les autres au fur et à mesure que la pression causée par la crise s’accentue, et ce précisément au moment où la classe dirigeante a besoin d’un gouvernement uni pour mener ses attaques contre les travailleurs.
Les politiques du nouveau gouvernement représentent une combinaison de coupes budgétaires et de hausse des impôts, qui ne toucheront pas seulement les travailleurs, mais aussi de larges couches de la classe moyenne. C’est une formule parfaite pour la lutte des classes. Et quoi que fassent les conservateurs désormais, les choses iront toujours mal.
Le nouveau gouvernement conservateur essaie d’éviter de convoquer une nouvelle élection, car il sait qu’il serait balayé. Les travaillistes arriveraient au pouvoir – non pas grâce à Keir Starmer, mais malgré lui.
Starmer quant à lui n’est pas très enthousiaste à l’idée de diriger un gouvernement travailliste majoritaire, car il n’aurait alors aucune excuse pour ne pas mener de politiques dans les intérêts de la classe ouvrière. Sa stratégie est donc de doucher les espoirs et de promettre le moins de choses possible.
Il n’est même pas exclu que le Parti conservateur scissionne, l’aile droite rompant pour former un nouveau parti pro-Brexit, potentiellement en s’alliant avec Nigel Farage. Cela pourrait conduire à la formation d’un « gouvernement d’union nationale », alliant les travaillistes aux libéraux et aux conservateurs modérés.
D’une façon ou d’une autre, la classe ouvrière devra réapprendre de douloureuses leçons à l’école de Sir Keir et de la clique droitière qui contrôle désormais le Parti travailliste, qui sont des politiciens bourgeois en tout, sauf en titre.
L’aile droite a mis en œuvre une purge minutieuse du Parti, afin d’éviter toute possibilité de répétition de l’épisode Corbyn. Mais une fois le parti travailliste au gouvernement, il sera soumis à la double pression des grandes entreprises et de la classe ouvrière.
Etant un serviteur loyal des banquiers et des capitalistes, Starmer n’hésitera pas à appliquer des politiques conformes à leurs intérêts. Mais toute tentative de mettre en place des politiques d’austérité provoquera une explosion de colère, qui finira par trouver une expression au sein du Parti travailliste, en commençant par les syndicats, qui, malgré tout, conservent un lien avec le parti. De grands événements seront nécessaires pour forcer les gens à comprendre qu’il n’est plus possible de retrouver ce qui existait avant.
En Ecosse, le Parti travailliste avait perdu son bastion depuis longtemps. Le Parti national écossais (SNP) – le plus grand parti d’Ecosse – est en crise. Il a perdu 30 000 adhérents depuis 2021 en raison de son impasse stratégique sur la question nationale. Cependant, la classe ouvrière et en particulier la jeunesse, dont la majeure partie soutient l’indépendance, ne retournent pas dans des proportions significatives vers les Travaillistes, mais cherchent plutôt une voie pour aller de l’avant. Dans ces conditions, de grandes opportunités s’ouvriront pour la tendance marxiste dans toute la Grande-Bretagne.
La classe dirigeante a les dirigeants qu’elle mérite. Ce n’est pas par hasard que se déroule partout une crise de la direction de la classe dirigeante, qui se manifeste sous la forme de fractures ouvertes au sommet, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, au Brésil, au Pakistan.
Mais les raisons de cette crise de direction se trouvent dans la situation elle-même. La crise actuelle est si profonde qu’elle exclut presque toute marge de manœuvre au sommet. Comme l’observait Lénine, un homme au bord du précipice ne raisonne pas. Même les dirigeants les plus intelligents et les plus doués seraient incapables de s’extirper d’un tel marasme.
Malgré cela, la qualité de la direction continue de jouer un rôle important. A la guerre, une armée est parfois forcée de battre en retraite. Mais avec de bons généraux, une armée peut se retirer en bon ordre, préservant l’essentiel de ses troupes pour combattre un autre jour, tandis que de mauvais généraux peuvent changer une retraite en débâcle.
Il suffit de penser à la Grande-Bretagne aujourd’hui pour montrer la justesse de cette affirmation.
Notre époque – l’époque de l’impérialisme – est avant tout caractérisée par la domination du capital financier. Chaque gouvernement, à peine installé dans ses fonctions, est informé du fait que son ministre des finances doit être « acceptable pour les marchés ».
L’expérience de l’éphémère gouvernement Truss en Grande-Bretagne a permis d’illustrer le caractère entièrement fictif de la démocratie bourgeoise formelle à l’époque actuelle. Dans le cas de la Grande-Bretagne, les marchés ont choisi à la fois le ministre des Finances et le Premier ministre, épargnant ainsi au peuple britannique la pénible nécessité d’avoir à élire qui que ce soit.
Derrière le masque souriant du libéralisme se trouve le poing de fer du capitalisme monopoliste et de la dictature des banquiers. Il peut être utilisé à tout moment, pour détruire n’importe quel gouvernement qui n’obéirait pas aux diktats du Capital.
Cela s’applique aux gouvernements de gauche, comme ce fut le cas en Grèce. Mais la droite peut aussi en faire les frais, comme Mme Truss l’a appris à ses dépens. Un gouvernement qui menait des politiques que les bourgeois n’aimaient pas a été renvoyé sans hésitation.
On a ici la preuve très nette de qui est réellement aux commandes. C’est la loi du Marché. Le reste n’est qu’illusion et pitreries. C’est parfaitement naturel. Même dans les conditions les plus favorables, la démocratie bourgeoise a toujours été une plante très fragile.
Elle n’a pu exister que quand la classe dirigeante pouvait accorder certaines concessions à la classe ouvrière, concessions qui, dans une certaine mesure et pour un temps limité, ont servi à améliorer les conditions de vie des masses, et donc à émousser le tranchant de la lutte des classes et à l’empêcher de dépasser certaines limites.
Les « règles du jeu » devaient être acceptées par tous, et les institutions existantes (le parlement, les politiciens, les partis, l’Etat, la police, le système judiciaire, la « presse libre », etc.) jouissaient d’un minimum d’autorité et de respect.
Dans l’ensemble, ce modèle a longtemps fonctionné dans les pays capitalistes avancés d’Europe et d’Amérique du Nord. Mais désormais, les conditions ont changé, et l’édifice tout entier de la démocratie bourgeoise formelle est mis à l’épreuve jusqu’à se rompre.
Où que l’on regarde, on peut voir les signes évidents d’une exacerbation des contradictions de classes qui déchirent le tissu social. Les tendances centrifuges se manifestent dans la sphère politique par l’effondrement du « centre » politique, l’expression la plus claire de la polarisation sociale.
L’ensemble de l’Amérique latine ressemble à un volcan sur le point d’exploser. Son économie est écrasée par la réévaluation du dollar, qui alourdit sa dette actuelle ainsi que tous les crédits à venir.
Cette situation peut mener à une crise généralisée de la dette, comme dans les années 80. Aujourd’hui le pays le plus fragile de la région est peut-être l’Argentine, mais plusieurs pays sont au bord du gouffre.
L’Amérique latine est l’endroit qui a subi le pire impact social et économique lors de la pandémie du Covid-19, après une période de stagnation économique. Auparavant, on avait assisté dans plusieurs de ces pays à des mouvements de masse qui ont souvent pris des dimensions insurrectionnelles, notamment en Equateur et au Chili, en octobre et novembre 2019.
Les confinements ont en partie interrompu cette vague, mais le mouvement de fond recommence aujourd’hui. Il y a eu une grève historique au niveau national en Colombie en 2021, et une autre grève nationale en Equateur en 2022.
Les gens sont descendus dans la rue en grand nombre à Haïti et ailleurs. La seule raison pour laquelle la classe ouvrière n’a pas pris le pouvoir au Chili, en Equateur et en Colombie, est l’absence de leadership révolutionnaire.
Dans la période précédente, lors de la flambée des prix des matières premières, Evo Morales, Correa, Nestor Kirchner et même Chavez ont tenté de mettre en œuvre des politiques sociales. Mais cela s’est achevé avec le ralentissement économique chinois.
Aujourd’hui ces gouvernements, qui sont politiquement similaires, vont être confrontés à une profonde crise économique du capitalisme. Leur marge de manœuvre va encore se réduire, comme ce sera le cas pour Lula au Brésil.
Le chômage au Brésil touche officiellement 11 millions de personnes, mais le véritable nombre de sans-emploi est bien plus grand. Les derniers chiffres montrent qu’environ 30 % de la population vit dans la pauvreté, un phénomène qui a considérablement augmenté pendant la pandémie. Et avec l’inflation croissante – se situant maintenant aux environs de 8 % – la situation va s’aggraver.
La population est extrêmement polarisée, avec d’un côté une pauvreté croissante, et de l’autre une concentration des richesses dans les mains d’une petite minorité de super-riches. Cette polarisation se reflète dans la situation politique. Lors des élections de 2022, les communautés les plus défavorisées du nord et du nord-est ont massivement voté pour Lula, quand Bolsonaro l’a emporté dans les régions plus riches du centre et du sud.
Cependant, en raison de l’adoption par Lula d’une politique de collaboration de classes, et de ses appels du pied à la droite lors de la campagne électorale, Bolsonaro a pu rafler un important vote ouvrier.
Déjà, en 2018, l’austérité de Dilma Rousseff avait préparé la victoire de Bolsonaro, qui s’est alors démagogiquement présenté comme le candidat du « peuple ». Il a récidivé en 2022, et a malgré tout fait bien mieux que les sondages ne le prédisaient.
La campagne de Lula manquait de contenu, d’arguments sérieux basés sur la lutte des classes qui auraient pu attirer les travailleurs et les pauvres.
Les élections ont permis aux travailleurs de se débarrasser du conspué Bolsonaro, mais leurs espoirs vont être anéantis par la dure réalité de la crise du capitalisme au Brésil. Une fois qu’ils auront fait l’expérience de Lula au pouvoir en période de crise profonde du capitalisme, ils en viendront à la conclusion qu’ils doivent se prendre en main, avec des grèves, des manifestations et des mouvements de jeunesse, comme on en a vu dans de nombreux pays.
Les gouvernements « de gauche » et « progressistes » au pouvoir ont brutalement révélé leurs limites dans une période de sévère crise économique du capitalisme. C’est le cas du gouvernement Fernandez-Kirchner en Argentine, qui a signé avec le FMI un accord impliquant de sévères mesures d’austérité.
Au Chili, Boric a poursuivi la politique de militarisation des territoires Mapuche et mis en œuvre des coupes budgétaires pour réduire le déficit. Au Mexique, Lopez Obrador a conclu toutes sortes d’accords avec les Etats-Unis sur l’immigration, appelé l’armée dans les rues pour gérer la sécurité, etc.
Au Pérou, Castillo a enchaîné les concessions à la classe dirigeante et aux multinationales. Cela n’a fait que réduire sa propre base de soutien, sans apaiser la classe dirigeante, qui s’est débarrassée de lui.
Tous ces gouvernements ont une idée commune, celle de « l’anti-néolibéralisme » l’idée utopique implique qu’on pourrait diriger dans l’intérêt des ouvriers et des paysans dans le cadre du capitalisme. Mais le « néolibéralisme » n’est pas un choix politique, ce n’est que l’expression de l’impasse du capitalisme contemporain à l’échelle mondiale.
Il n’est pas possible de mettre en œuvre d’autres types de politiques sans s’attaquer à la domination de la classe dirigeante et à l’impérialisme. Telle est la faiblesse fatale de tous ces gouvernements prétendument progressistes. C’est cette contradiction centrale qui prépare le terrain pour de nouvelles explosions sociales massives en Amérique latine. Des soulèvements révolutionnaires sont à l’ordre du jour.
Cuba fait face à la situation la plus difficile depuis la révolution de 1959. D’un point de vue économique, on voit les effets combinés de l’aggravation des sanctions américaines par Trump, de l’impact du Covid sur le tourisme, des prix élevés de l’énergie, tout cela s’ajoutant à des décennies d’embargo américain et à l’incompétence et l’inefficacité d’un pouvoir bureaucratique.
La situation est encore aggravée par les politiques pro-capitalistes de la bureaucratie cubaine qui, dans sa recherche désespérée d’une issue, regarde vers la Chine et le Vietnam.
C’est dans ce contexte que les manifestations antigouvernementales ont pu se développer, d’une façon inédite depuis 1994. La situation est pire aujourd’hui. Après dix ans à discuter de réformes économiques, la situation ne s’est pas améliorée, mais a empiré.
Une section de la population a perdu tout espoir, des dizaines de milliers de personnes émigrent, et d’autres ont perdu toute confiance dans le gouvernement et la bureaucratie. Dans ce contexte, il y a eu des manifestations, les plus grosses depuis 1994. Cependant, il est nécessaire d’analyser le contenu de ces manifestations.
En l’absence d’une direction révolutionnaire consciente, le mécontentement compréhensible des masses peut représenter un terreau favorable pour construire un soutien populaire à une contre-révolution capitaliste.
D’autre part, une section significative de la population soutient la révolution, est profondément hostile à l’impérialisme, et rejette la contre-révolution. Dans cette couche se développe aussi une critique de la bureaucratie.
Notre tâche est d’expliquer patiemment, aux éléments les plus avancés parmi eux, que la seule voie en avant pour défendre la révolution est la lutte pour la démocratie ouvrière et l’internationalisme prolétarien.
Une grande partie de l’Afrique traverse actuellement une période de turbulence et d’instabilité extrêmes. Sur les 60 pays que le FMI décrit comme « en détresse sur le plan de l’endettement ou menaçant de le devenir », 50 se trouvent en Afrique. 278 millions de personnes environ – soit approximativement un cinquième de la population totale – ont souffert de la faim en 2021, une hausse de 50 millions de personnes depuis 2019, selon les données de l’ONU. Les tendances actuelles prévoient une augmentation portant ce nombre à 310 millions en 2030.
Tel est le contexte dans lequel l’instabilité et une turbulence générale, sociales et politiques, se sont répandues à travers le continent. Des mouvements de masse, des coups d’Etat et des guerres ont eu lieu, et des guerres civiles se déroulent au Mali, au Niger, au Burkina Faso, au Tchad, au Soudan, en Ethiopie, en Guinée-Bissau, en Guinée, et dans l’ensemble du Sahel.
Ces conflits ont été un des principaux motifs qui explique le nombre record de réfugiés en 2022 : 100 millions de personnes. Les guerres en Ukraine, au Myanmar, au Yémen et en Syrie y ont aussi contribué. Le problème des migrations forcées est néanmoins particulièrement aigu en Afrique sub-saharienne du fait de la crise environnementale. D’après un rapport récent, les deux tiers des pays confrontés à « des menaces écologiques catastrophiques » sont situés dans cette région et tous les pays d’Afrique sub-saharienne sauf un sont dans une situation d’« extrême tension d’accès à l’eau ». La pression combinée de la crise écologique, des guerres et des migrations forcées aura un effet de plus en plus déstabilisant sur tout le continent et au-delà.
Le Nigéria, la plus grande économie du continent, n’est aucunement protégé de cette instabilité. Malgré les vastes ressources pétrolières et minérales du pays, 70 millions de personnes vivent encore dans une extrême pauvreté.
L’élite dirigeante, corrompue et dégénérée, est complètement incapable de résoudre les problèmes du capitalisme nigérian. Les deux principaux partis du pays, le Congrès de tous les progressistes, qui est au pouvoir, et le principal parti d’opposition, le PDP, sont complètement discrédités aux yeux de larges couches de la société.
En 2020, le pays a été secoué par le mouvement de jeunesse massif « EndSARS ». Ce magnifique mouvement, largement dirigé par la jeunesse, a commencé en réaction à la mort d’un jeune homme à Ughelli (dans l’Etat du Delta), tué par la Special Anti-Robbery Squad (SARS), une unité de la police nigériane.
Le mouvement s’est propagé très vite dans presque tous les Etats du sud du pays. Il était l’expression de la colère, de la frustration et du mécontentement de la jeunesse nigériane, qui a été frappée très durement par la crise du capitalisme.
Mais, si le mouvement a fini par s’éteindre, aucun des problèmes qui l’ont causé n’a été résolu. Avec la crise économique mondiale, l’inflation déferlante et de nouveaux millions de personnes qui vont être jetées dans la pauvreté, le décor est planté pour de nouveaux épisodes de la lutte des classes à un niveau encore plus élevé.
L’Afrique du Sud est le pays clé du continent africain. Son économie est relativement développée et ses infrastructures sont modernes. C’est un des premiers exportateurs mondiaux de minéraux. Ses secteurs manufacturier, financier, énergétique et communicationnel sont bien implantés. Et surtout, d’un point de vue marxiste, il dispose d’un prolétariat nombreux et puissant, avec de merveilleuses traditions de lutte.
Toutes les conditions sont réunies pour la création d’un pays prospère. Pourtant, la majorité de la population mène une existence précaire. Le chômage réel touche le nombre ahurissant de 10,2 millions de personnes et la moitié de la population vit dans la pauvreté.
Pendant des décennies, l’ANC a été un pilier de la stabilité du capitalisme sud-africain. Mais des années de scandales de corruption et d’attaques contre la classe ouvrière ont miné son autorité et l’ont plongé dans la plus grave crise qu’il ait jamais connue.
Alors que sa base de soutien se réduit, d’interminables luttes de diverses factions bourgeoises poussent le parti vers la scission, tout en l’éloignant des masses qui le voyaient autrefois comme leur parti.
Le développement historique particulier de la lutte des classes et des forces politiques en Afrique du Sud fait que la classe dirigeante ne dispose pas d’un second parti sur lequel s’appuyer.
Alors que les conditions économiques préparent une nouvelle poussée de la lutte des classes, la classe dirigeante va rencontrer des difficultés croissantes à utiliser le poids des dirigeants de l’ANC pour contenir le mouvement.
Le Pakistan est confronté à une crise financière aiguë, et risque de faire défaut sur sa dette extérieure de 130 milliards de dollars. Les réserves étrangères ont chuté à un de leurs plus bas niveaux historiques. L’inflation est à son plus haut niveau depuis l’Indépendance. Pour les produits alimentaires et du carburant, elle dépasse les 45 %.
A cela s’ajoute l’impact des inondations les plus catastrophiques de l’histoire de la nation. Des millions de gens connaissent une situation dramatique marquée par la faim, le manque d’eau potable, le manque de logements et une pauvreté abjecte.
Le Premier ministre Sharif s’est tourné vers le FMI pour obtenir un plan de sauvetage, mais les dommages infligés partout par les inondations sont si immenses que même les prêts du FMI sont loin de pouvoir combler le gouffre creusé dans les finances du Pakistan.
Pendant ce temps, le régime est divisé et en crise, avec des factions rivales qui se battent comme des chiffonniers, tandis que le véritable pouvoir demeure fermement entre les mains des généraux.
Le gouvernement actuel, dirigé par Shahbaz Sharif, veut avant tout chasser le parti d’Imran Khan des assemblées provinciales et renforcer sa propre emprise sur le pouvoir.
La tentative désespérée de Khan pour revenir au pouvoir a été enrayée par les militaires, qui ont essayé de se débarrasser de lui par la méthode simple d’un assassinat (raté).
Cela a conduit à une défiance généralisée, dans la masse de la population, à l’égard de tous les partis, qui sont vus avec justesse comme autant de gangsters. Avec tous ces facteurs, l’éruption de manifestations de masses comme au Sri Lanka en 2022 ne peut pas être exclue.
Khan lui-même a fait ce commentaire à propos de la situation catastrophique actuelle : « Depuis six mois, j’ai été le témoin d’une révolution s’emparant du pays… [La] seule question est de savoir s’il s’agira d’une révolution douce par les urnes, ou d’une révolution destructrice et sanglante ».
Ses paroles pourraient se révéler plus prophétiques qu’il ne l’imagine.
Quand la plupart des gens observent la situation actuelle, ils en concluent que le monde est devenu fou. Les masses sentent au plus profond d’elles-mêmes que quelque chose ne tourne pas rond, que quelque chose ne fonctionne pas, que le « temps est hors de ses gonds », pour citer l’Hamlet de Shakespeare. Mais ils ne savent pas ce dont il s’agit.
Ce qu’ils entendent par-là, c’est qu’ils ne parviennent pas à expliquer rationnellement ce qui est en train de se passer. D’une certaine manière, quand ils attribuent tout cela à une forme de folie collective, ils n’ont pas tort. Mais il s’agit d’une folie inscrite dans l’ADN du système capitaliste. Pour reprendre la formule de Hegel, la Raison devient Déraison.
Mais dans un autre sens, plus profond, ils ont tort. Ils croient que ce qui se produit ne peut pas être expliqué et se désespèrent.
Mais comme l’univers en général, tous les processus que nous observons ont une explication rationnelle et peuvent être compris. Afin d’acquérir une telle compréhension, il est nécessaire de disposer d’une méthode adéquate. Et ce ne peut être que la méthode de la pensée dialectique : la méthode du marxisme.
Ce qui est décrit ici ne sont que les manifestations extérieures d’une crise existentielle du capitalisme.
Le système capitaliste n’est plus en mesure d’utiliser toutes les forces productives qu’il a engendrées – y compris la force de travail de la classe ouvrière. C’est une indication des limites que le système capitaliste a atteintes.
Cela ne signifie pas que le système capitaliste soit sur le point de s’effondrer. Lénine expliquait que les capitalistes trouveraient toujours une issue même lors de la pire des crises. La question est la suivante : quel prix l’humanité, et en particulier la classe ouvrière, devra payer pour ce faire ?
Une profonde récession porterait le chômage à des proportions historiques. Cela aurait des implications révolutionnaires profondes. Les stratèges du Capital l’ont déjà bien compris.
A la fin du mois de septembre dernier, le Secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres mettait en garde les dirigeants internationaux face à un « hiver de mécontentement mondial » dans un monde confronté à de multiples crises, de la guerre en Ukraine au réchauffement climatique.
« La confiance s’effrite, les inégalités explosent, la planète est en feu », a annoncé Guterres à l’ouverture de l’Assemblée générale annuelle. C’est une appréciation correcte de la situation mondiale. Mais il n’a pas été le seul à arriver à cette sinistre perspective. Dans un rapport du 2 septembre 2022, le cabinet de conseil Verisk Maplecroft écrivait :
« Le monde est confronté à une augmentation sans précédent des troubles sociaux, les gouvernements de tous bords étant aux prises avec les effets de l’inflation sur les prix des denrées alimentaires de base et de l’énergie. »
« Pour les gouvernements incapables de dépenser pour sortir de la crise, la répression sera probablement la réponse principale aux manifestations antigouvernementales », continuait le rapport.
« Mais la répression comporte ses propres risques, en ce qu’elle laisse aux populations mécontentes moins de mécanismes pour canaliser leur colère, à un moment où la frustration à l’égard du statu quo augmente. Dans les pays où il existe peu de mécanismes efficaces pour canaliser le mécontentement populaire, tel que des médias libres, des syndicats qui fonctionnent, et des tribunaux indépendants, le seuil à partir duquel les populations descendront dans la rue est susceptible de baisser. »
Objectivement, le système capitaliste ne peut plus se permettre de garantir les réformes qui avaient été conquises par la classe ouvrière dans les décennies suivant la Seconde Guerre mondiale.
La bourgeoisie est maintenant confrontée à un problème insurmontable : comment faire accepter la liquidation de ces acquis à la classe ouvrière ? C’est une tâche si difficile que la classe dirigeante se trouve forcée de continuer à entretenir un système hors de prix.
Mais est-il correct de dire, comme le font certains, que les réformes sont désormais impossibles ? Non. C’est incorrect. Si elle est menacée de tout perdre, la classe dirigeante est prête à faire des réformes – même des réformes qu’elle « ne peut pas se permettre ».
Durant la période d’après-guerre, la bourgeoisie des pays capitalistes avancés a pu se permettre de faire des concessions parce qu’elle s’était constitué une certaine couche de graisse. Ces réserves pouvaient être utilisées en temps de crise, au cas où la survie du système était mise en danger.
Et si cela même ne suffisait pas, ils peuvent toujours emprunter, créant des dettes massives dont ils laisseront le remboursement sur les épaules des générations futures. C’est exactement ce qu’ils ont fait durant la pandémie, parce qu’ils étaient terrifiés par les conséquences sociales et politiques potentielles d’un effondrement économique général.
Ils ont donc recouru aux méthodes keynésiennes, que les économistes avaient précédemment jetées à la poubelle de l’histoire. Ils ont dépensé des sommes d’argent extraordinaires durant la pandémie. Mais ils en sont sortis avec des dettes immenses, qui devront être payées un jour ou l’autre. C’est toujours le cas aujourd’hui.
Ce qu’on peut dire, c’est que la bourgeoisie ne peut pas se permettre de concéder de réformes significatives et durables. Ce qu’elle donne d’une main, elle le reprend de l’autre. L’inflation annule rapidement chaque augmentation de salaire. Et l’accumulation de dettes emmagasine des contradictions encore plus grandes pour l’avenir.
L’inflation va entraîner une vague de grèves et une intensification de la lutte économique.
Une récession profonde, au contraire, entraînerait une réduction des grèves, mais la menace de la fermeture d’usines peut provoquer des occupations et des sit-in, et un basculement sur le front politique.
Il n’est pas à exclure qu’au final, confrontés à l’opposition des masses envers l’austérité, les bourgeois soient forcés de battre en retraite et d’opter plutôt pour une attaque indirecte.
Aussi bien l’inflation que la déflation sont des attaques contre la classe ouvrière. La différence est que l’inflation est une attaque indirecte, tandis que la déflation (le chômage) est une attaque directe. Du point de vue des travailleurs, c’est un choix entre une mort lente par le feu ou une mort rapide par pendaison. Aucun des deux n’est acceptable. Et les deux conduiront à une explosion de la lutte des classes.
Dans un rapport récent, la Banque mondiale prévoyait qu’à moins d’un rapide rebond de l’économie mondiale, 574 millions de personnes environ, soit à peu près 7 % de la population mondiale, continueraient de vivre avec seulement 2,15 dollars par jour en 2030, principalement en Afrique.
En revanche, les riches s’enrichissent de façon toujours plus obscène. Un récent article du Bloomberg traite de la possibilité d’un nouveau phénomène appelé « les héritiers trillionnaires », qui devrait voir le jour dans la prochaine décennie. Il s’agit d’enfants de super-riches, qui, dès leur naissance, seront plus riches que certains petits pays.
« Comment peut-on parler d’égalité des chances », souligne l’article, « quand certains héritent de fortunes dépassant les dotations d’universités entières ? Et comment peut-on faire l’éloge de l’éthique du travail en présence d’une classe grandissante d’oisifs à temps plein ? »
La réalité est telle que Marx l’a décrite dans le Capital : « accumulation de richesse à un pôle, c’est égale accumulation de pauvreté, de souffrance, d’ignorance, d’abrutissement, de dégradation morale, d’esclavage, au pôle opposé, du côté de la classe qui produit le capital même. »
Les superprofits obscènes annoncés par Shell et d’autres grandes compagnies de l’énergie, précisément à un moment où des millions de gens luttent pour survivre, suscitent des sentiments profonds et durables d’injustice et d’amertume.
Ces contradictions flagrantes sont bien notées par les masses, et attisent les flammes du ressentiment et de la haine contre les riches parasites, et celles-ci nourriront à leur tour la lutte des classes. La situation tout entière est grosse d’implications révolutionnaires. On en voit déjà des preuves évidentes.
Si vous voulez voir à quoi ressemble une révolution, il vous suffit d’observer l’insurrection populaire spontanée au Sri Lanka. Nous avons pu voir à cette occasion la colossale puissance potentielle des masses. Et c’est arrivé sans avertissement, comme un éclair dans un ciel serein.
Si quelqu’un doutait de la capacité des masses à faire une révolution, voilà une réponse sans appel. Les événements au Sri Lanka ont montré que, quand les masses perdent leur peur, aucune quantité de répression ne peut les arrêter.
Sans direction, sans organisation et sans programme clair, les masses ont pris la rue et renversé le gouvernement, aussi facilement qu’on écrase un moustique. Mais le Sri Lanka nous a aussi montré quelque chose d’autre.
Le pouvoir gisait dans la rue, attendant d’être ramassé. Il aurait suffi aux dirigeants du mouvement de dire : « Nous avons désormais le pouvoir. Nous sommes le gouvernement. »
Mais ces paroles n’ont jamais été prononcées. Les masses ont tranquillement quitté le palais présidentiel et on a permis au vieux pouvoir de se réinstaller. Les fruits de la victoire ont été rendus aux anciens oppresseurs et aux prestidigitateurs parlementaires.
Le pouvoir était entre les mains des masses, mais elles l’ont laissé leur glisser entre les doigts. C’est une vérité dérangeante. Mais c’est la vérité.
On n’échappe pas à cette conclusion. Sans une direction correcte, la révolution ne peut l’emporter que très difficilement, et le plus souvent, elle ne peut pas l’emporter du tout.
Une confirmation supplémentaire de ce fait a été fournie par l’exaltant soulèvement révolutionnaire en Iran. Il a suivi la mort en garde à vue de Masha Amini, une femme kurde de 22 ans, arrêtée par l’odieuse police de la moralité pour avoir soi-disant « porté son hijab de façon incorrecte ».
Mais il ne s’agit pas d’un événement isolé. Il y a déjà eu de nombreuses morts comme celle-ci en Iran. Cependant, cette fois-ci, un point critique a été atteint, où la quantité s’est transformée en qualité.
L’explosion qui s’en est suivie s’est immédiatement répandue dans toutes les grandes villes, et même jusqu’à de petites villes et des villages qui n’avaient jamais connu de manifestations. Les manifestants étaient essentiellement des jeunes, des filles pour une grande partie, non seulement des universités, mais aussi des écoles.
Les forces de sécurité ont répondu par une répression brutale, dont la violence s’est accentuée à mesure que le mouvement grandissait. Durant les nombreux affrontements violents entre la jeunesse et les forces de répression, des centaines de gens ont été tués, et des milliers d’autres arrêtés.
En réponse, des grèves étudiantes se sont répandues dans plus d’une centaine d’universités et un grand nombre d’écoles. L’aspect le plus frappant de ces manifestations a été l’absence totale de peur de la part de très jeunes gens, et en particulier de très jeunes femmes.
Les lycéennes iraniennes ont commencé à agiter leurs foulards dans les airs et à chanter des slogans contre les autorités cléricales. Quelle source d’inspiration ce fut ! Leurs slogans avaient souvent un caractère ouvertement révolutionnaire, appelant à renverser le régime et à mettre « à mort le Leader suprême ! »
La réaction brutale du régime n’a pas seulement radicalisé la jeunesse, mais aussi les organisations des travailleurs, dont beaucoup sont entrés en grève. La liste inclut entre autres les routiers, le Conseil d’organisation des mobilisations de protestation des travailleurs contractuels du pétrole, les travailleurs de Haft Tappeh, les employés de la Compagnie de bus de Téhéran et le Comité de coordination des enseignants.
Des comités révolutionnaires de jeunes se sont constitués de part et d’autre du pays, et des appels à la grève générale ont été lancés, soutenus par les organisations citées ci-dessus et par la majorité des syndicats indépendants. Des vagues de grèves ont entraîné les petits commerçants et les travailleurs des bazars, qui étaient autrefois parmi les plus solides piliers du régime. Mais les ouvriers d’industrie ne se sont pas encore mobilisés de façon décisive, et c’est là que se trouve le talon d’Achille du mouvement.
Tout cela ressemble beaucoup aux mouvements qui ont précédé le soulèvement révolutionnaire de 1979. Mais on ne sait pas si le mouvement actuel se développera jusqu’à un stade plus élevé.
Les travailleurs expriment une sympathie et un soutien importants pour la rébellion de la jeunesse, mais si la révolte reste limitée aux jeunes, elle ne peut pas l’emporter.
Un mouvement de ce type ne peut pas se maintenir beaucoup plus longtemps sans atteindre le point critique où il doit soit réussir à renverser le régime, soit subir une défaite. Comme au Sri Lanka, la question décisive est celle du facteur subjectif – la direction révolutionnaire.
L’intensification de la lutte des classes découle de cette analyse aussi inévitablement que la nuit suit le jour. Mais l’issue de la lutte des classes ne peut jamais être prédite à l’avance, car il s’agit d’une lutte de forces vivantes.
Comme nous l’avons expliqué précédemment, de nombreuses analogies peuvent être faites entre la guerre entre classes et la guerre entre nations. Dans les deux cas, on retrouve des facteurs objectifs et subjectifs. Et le facteur subjectif joue le plus souvent un rôle décisif.
Nous entendons par là des choses comme le moral et l’esprit combatif des troupes et, par-dessus tout, la qualité de la direction. La période actuelle sera caractérisée comme une période d’intensification de la lutte des classes, et de soulèvements de masse. Mais ce qui manque, c’est une direction révolutionnaire.
Le facteur subjectif est aussi important dans les révolutions que dans toute guerre. Combien de fois, dans l’histoire militaire, de grandes forces de soldats déterminés et courageux n’ont-elles pas été menées à la défaite par des officiers lâches et incompétents, lorsqu’elles se sont trouvées confrontées à des forces bien plus petites de soldats professionnels disciplinés et entraînés, dirigés par des officiers audacieux et efficaces ?
C’est ce facteur qui manque, ou qui reste extrêmement faible à l’heure actuelle. Les forces du marxisme authentique ont été rejetées en arrière pendant des décennies par des facteurs historiques qu’il n’est pas besoin d’expliquer ici. Et la dégénérescence des directions réformistes et ex-staliniennes a atteint un niveau qui aurait semblé inimaginable autrefois.
Aussi, bien qu’on puisse prédire avec une confiance absolue que les travailleurs vont se soulever dans un pays après l’autre, on ne peut pas être aussi confiant sur l’issue de leurs luttes.
Prenons quelques exemples, en commençant par Sanders aux Etats-Unis et Corbyn en Grande-Bretagne. Ils étaient très confus et avaient évidemment de nombreuses limites. Cela était très clair dès le début pour les marxistes. Mais ce qui est clair pour nous ne l’est pas nécessairement pour les masses.
Néanmoins, à nos yeux, ils étaient tous les deux d’une grande importance symptomatique. Ils ont révélé quelque chose de très important. Les deux ont joué le rôle de catalyseur, portant à la surface un profond mécontentement vis-à-vis de l’establishment politique et de la société existante, qui existait dans les masses, mais demeurait latent, en l’absence d’un point de cristallisation.
Les discours aux accents radicaux de Sanders et Corbyn ont agi comme un puissant aimant, qui a permis à des instincts révolutionnaires embryonnaires et incohérents de s’exprimer de façon organisée. C’est un fait très important, qui comporte d’importantes implications pour l’avenir.
Une remise en question générale du système capitaliste s’est exprimée et le mot socialisme a été remis à l’ordre du jour, ce qui est très positif. Mais, ces personnages ont finalement révélé leur caractère accidentel. Ils ont été confrontés à leurs propres limites, qui les ont détruits. Le résultat en a été la mort des mouvements de masses qui avaient émergé autour d’eux.
On pourrait dire la même chose d’Hugo Chavez, bien qu’il soit allé plus loin qu’eux et ait accompli bien davantage. On ne saura jamais s’il aurait pu évoluer plus loin, n’eut été sa mort prématurée. Mais dans son cas aussi, le manque de clarté politique a joué un rôle fatal, comme l’ont montré les développements ultérieurs au Venezuela.
Les cas de Podemos en Espagne et de Syriza en Grèce offrent des exemples encore plus clairs du rôle désastreux joué par la soi-disant gauche en politique. Plus ses dirigeants s’approchent du pouvoir, plus ils deviennent timides, poltrons et traîtres.
Leur rhétorique radicale ne sert qu’à dissimuler le fait qu’ils ne remettent jamais en question le système capitaliste. Aussi, quand ils se trouvent au gouvernement, ils sont forcés d’agir sur la base des lois du système capitaliste.
Le résultat en est inévitablement la trahison et la démoralisation de leur base. C’est une conclusion qui va de soi. Avec la direction actuelle, les défaites continueront à s’enchaîner.
Mais ceci n’est qu’un des aspects de ce processus. Graduellement, à commencer par les couches les plus avancées, en particulier la jeunesse, les travailleurs vont apprendre de leurs défaites. Ils vont commencer à comprendre le rôle réel du réformisme de gauche et tenter de le dépasser.
Nous avons pu voir émerger spontanément, dans de nombreux pays, des groupes de jeunes gens se définissant comme communistes. C’est un développement très significatif, auquel nous devons prêter une grande attention.
Les conditions économiques de la période à venir ressembleront bien plus à celles des années 1930 qu’à celles qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. Mais il y a d’importantes différences, principalement parce que l’équation sociale a changé.
Les réserves sociales de la réaction sont bien plus faibles qu’alors, et le poids spécifique de la classe ouvrière est bien plus grand. La paysannerie a largement disparu dans les pays capitalistes avancés, tandis que de larges couches de l’ancienne classe moyenne (professions libérales, employés, enseignants, professeurs d’université, fonctionnaires, médecins et infirmiers) se sont rapprochées du prolétariat et se sont syndiqués.
Les étudiants, qui fournissaient autrefois les troupes de choc du fascisme, ont nettement viré à gauche et sont ouverts aux idées révolutionnaires. Et surtout, la classe ouvrière dans la plupart des pays n’a pas connu de graves défaites depuis des décennies. Ses forces sont largement intactes.
De plus, la classe dirigeante s’est brûlé les doigts avec le fascisme par le passé et ne reprendra pas cette voie facilement. On assiste à une polarisation politique croissante, à droite, mais aussi à gauche. Il y a de nombreux démagogues de droite, et certains arrivent même à être élus au pouvoir. Mais il ne s’agit pas de régimes fascistes, qui se basent sur la mobilisation massive de petits-bourgeois enragés, utilisés comme une arme pour détruire les organisations des travailleurs.
Cela signifie que la classe dirigeante fera face à de grandes difficultés quand elle cherchera à revenir en arrière, en reprenant les conquêtes du passé. La profondeur de la crise implique qu’elle devra appliquer des politiques d’austérité drastiques. Mais cela provoquera des explosions dans un pays après l’autre.
Un nouveau niveau de conscience se développe dans ce chaos. Parmi les gens ordinaires, en particulier parmi les jeunes et les femmes, l’impression instinctive que « quelque chose ne va vraiment pas dans cette société », que « nous vivons dans un monde injuste » devient de plus en plus répandue.
Dans une certaine mesure, c’est aussi vrai pour les travailleurs en général. Une pression sans merci a été exercée sur eux pour augmenter le montant de la production et réduire le temps de production. Les salaires ont systématiquement traîné derrière les gains de productivité. Aux Etats-Unis, les salaires réels n’avaient pas augmenté depuis près de quarante ans jusqu’à récemment. Et avec le retour de l’inflation, ils recommencent à baisser.
Mais ce processus est plus évident, et plus avancé, chez les jeunes et les femmes, qui portent le plus gros du fardeau de la crise du capitalisme. Ce sont les couches les plus exploitées et les plus opprimées de la classe ouvrière.
De grandes mobilisations de femmes contre la prohibition de l’avortement ont éclaté dans un pays après l’autre, des Etats-Unis à l’Irlande et la Pologne catholiques. L’Argentine et le Chili ont aussi connu des mouvements de masse pour le droit à l’avortement. Au Mexique, où le traitement inhumain et barbare des femmes a atteint des proportions épidémiques, des mouvements massifs ont éclaté contre la violence faite aux femmes. Cela a aussi été un facteur de radicalisation politique en Espagne.
Dans ce contexte, les revendications démocratiques les plus élémentaires peuvent rapidement acquérir un caractère ouvertement révolutionnaire.
L’expression la plus claire de la révolte des femmes a été donnée en Iran, où le mouvement d’un très grand nombre de jeunes filles a rapidement évolué de manifestations contre le port obligatoire du hijab à des appels au renversement révolutionnaire d’un régime monstrueusement oppressif.
Cela indique le début d’un niveau de conscience entièrement nouveau. Dans ces circonstances, il y a parmi ces couches une sensibilité profonde à l’égard de toute forme d’injustice. Cela inclut la question du racisme, comme on l’a vu avec le soulèvement Black Lives Matter.
La jeunesse est au premier rang de la lutte, dans tous les pays. Ce n’est pas un accident. Les événements ont montré qu’un nombre croissant de jeunes étaient prêts à prendre la rue pour manifester contre le capitalisme.
Ce serait une erreur fondamentale de considérer que la majorité des travailleurs voient les choses comme nous les voyons. Percevoir le processus historique dans son ensemble est une chose, mais percevoir comment les masses comprennent ce processus en est une autre, tout à fait différente.
La conscience de la classe ouvrière est fortement influencée par les changements dans la situation objective. Trotsky l’a expliqué de façon brillante dans un important article intitulé « La “troisième période” d’erreurs de l’Internationale Communiste ».
Certains sectaires ne se posent tout simplement pas la question. Pour eux, la classe ouvrière est toujours prête à se révolter. C’est pour eux une donnée constante, qui n’a rien à voir avec les évolutions des conditions objectives. Mais ce n’est absolument pas le cas.
Trotsky a nettement critiqué l’idée, avancée par les staliniens lors de la fameuse « troisième période » et encore répétée aujourd’hui par certains ultra-gauchistes insensés, selon laquelle les masses seraient toujours prêtes à se révolter et n’en seraient empêchées que par les appareils bureaucratiques conservateurs du mouvement ouvrier.
Trotsky a exprimé son mépris pour cette idée, et il est utile de le citer longuement :
« Il y est question de la radicalisation comme d’un procès incessant. Ce qui veut dire qu’aujourd’hui la masse est plus révolutionnaire qu’hier et sera demain plus révolutionnaire qu’aujourd’hui. Cette façon mécanique de présenter les choses ne répond pas au procès réel du développement du prolétariat et de la société capitaliste dans son ensemble.
« La social-démocratie, surtout avant la guerre, se représentait l’avenir sous la forme d’un accroissement incessant des suffrages jusqu’au moment de la prise totale du pouvoir. Pour le vulgaire ou pseudo-révolutionnaire cette perspective reste, au fond, en vigueur, seulement au lieu d’accroissement incessant des suffrages, il parle de la radicalisation incessante des masses. Le programme boukharino-stalinien de l’Internationale communiste a également sanctionné cette conception mécanique.
« Il va de soi que vu sous l’angle de toute notre époque dans son ensemble, le développement du prolétariat s’opère dans le sens de la révolution. Mais ce n’est nullement un procès horizontal, tout comme d’ailleurs le procès objectif d’aggravation des antagonismes capitalistes. Les réformistes ne voient que les montées de la route capitaliste. Les « révolutionnaires » formels ne voient que les descentes. Quant au marxiste, il voit la ligne dans son ensemble, dans toutes ses courbes de conjonctures montantes et descendantes, sans pour cela perdre un seul instant de vue sa direction fondamentale aboutissant aux catastrophes guerrières, aux explosions révolutionnaires.
« Les sentiments politiques du prolétariat ne se modifient nullement d’une façon automatique dans une seule et même direction. Les mouvements ascendants de la lutte de classes sont remplacés par des mouvements déclinants, les flux par les reflux, selon les combinaisons éminemment complexes des conditions matérielles et idéologiques intérieures et extérieures. Si elle n’est pas utilisée au moment voulu, ou si elle l’est faussement, l’activité des masses passe à son opposé, s’achève par une période de déclin dont la masse se relève ensuite avec plus ou moins de rapidité ou de lenteur, encore une fois sous l’effet de nouvelles poussées objectives.
« Notre époque se caractérise par les changements particulièrement brutaux de périodes distinctes, par des tournants extrêmement brusques de la situation et, dès lors, elle impose à la direction des devoirs exceptionnels sous le rapport d’une orientation juste.
« L’activité des masses, en admettant même qu’elle soit organisée de façon entièrement juste, peut, selon les conditions, revêtir des expressions très différentes. Dans certaines périodes la masse peut être totalement absorbée par la lutte économique et manifester très peu d’intérêt pour les questions politiques. Par contre, après avoir subi plusieurs importants revers sur le champ de la lutte économique, la masse peut brusquement reporter son attention dans le domaine politique. Mais là encore – selon certains ensembles de conditions et selon l’expérience avec laquelle la masse s’est engagée dans ces conditions – son activité politique peut s’orienter soit dans la voie purement parlementaire, soit dans la voie de la lutte extra-parlementaire. » (Léon Trotsky, La « troisième période » d’erreurs de l’Internationale Communiste, 1930)
Ces lignes sont extrêmement importantes, car elles montrent qu’il est impossible de déduire l’état dans lequel se trouve la conscience du prolétariat ou le mouvement concret de la classe à partir de déclarations générales sur la période dans laquelle nous nous trouvons. On voit ici très clairement la méthode de Trotsky, qui ne procède pas à partir de formules abstraites (« la nouvelle époque »), mais de faits concrets.
Toutes sortes de choses se combinent pour donner sa forme à la conscience des masses dans les pays capitalistes avancés, non seulement la situation présente, ni même celle de la dernière décennie, mais aussi les conditions créées lors des décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’ancienne génération. La mentalité de la jeunesse est un autre sujet, qui doit être discuté séparément.
La conscience des travailleurs en Europe et aux Etats-Unis a été modelée pendant des décennies par ce qui était au moins une période de relative prospérité. Le 15 novembre 1857, Engels se plaignait ainsi dans une lettre à Marx :
« Les masses ont dû devenir sacrément léthargiques après une si longue prospérité. » Et il ajoutait : « Une pression chronique est nécessaire pour un temps, afin de réchauffer les populations. Le prolétariat n’en frappera que mieux, avec une meilleure conscience de sa cause et une plus grande unité… »
La classe ouvrière possède en général une capacité d’endurance colossale. Elle peut tolérer même de mauvaises conditions, pendant assez longtemps, avant que celles-ci ne deviennent absolument intolérables. La quantité a besoin de temps pour se changer en qualité. Et il faut du temps pour que la conscience, qui est par essence conservatrice, parvienne à rattraper une réalité mouvante.
Pendant toute une période, l’inflation était basse, ce qui signifie que, même avec l’augmentation du taux d’exploitation, les salaires des ouvriers permettaient d’acheter plus qu’avant. Les travailleurs pouvaient s’offrir des voitures, de grandes télévisions, et d’autres marchandises dont le prix avait baissé grâce aux avancées technologiques et à l’accroissement de la productivité du travail.
Les taux d’intérêt bas ont aussi produit une expansion inédite du crédit. Des millions de gens ont pu acheter des choses dont ils n’avaient pas réellement les moyens, mais en s’enfonçant toujours plus profondément dans l’endettement.
En voyant à quel point les choses vont mal aujourd’hui, et en regardant en arrière, il est trop facile de se faire une idée fausse du « bon vieux temps ». Mais tout cela est menacé aujourd’hui. Et c’est ce qui commence à provoquer un changement fondamental dans la conscience.
La question de l’inflation est un élément clé dans le changement d’attitude de l’ancienne génération. Même s’il est vrai que la jeunesse est la couche la plus radicalisée et la plus ouverte aux idées révolutionnaires, une colère croissante se développe dans la population en général. Des gens qui, encore récemment, trouvaient que les choses étaient bien comme elles étaient, et que la vie était stable et prévisible, subissent aujourd’hui un véritable choc.
Chaque chose est en train de se transformer en son contraire. On assiste à un déclin soudain et très brutal des conditions de vie, ce qui change la vision que les gens ont du monde. Soudainement, tout le monde se plaint. Les gens n’arrivent pas à tenir jusqu’à la fin du mois.
Auparavant, en Occident, les patrons et les dirigeants syndicaux s’accordaient sur des augmentations de salaire annuelles d’un ou deux pour cent, suivant à peine le rythme de l’inflation, et les imposaient aux travailleurs. Aujourd’hui, de tels accords entraîneraient une chute importante des salaires réels. Il devient clair, pour un nombre croissant de travailleurs, qu’ils ont besoin de s’organiser et de se battre s’ils veulent seulement maintenir leur niveau de vie. On observe partout une nette augmentation des luttes de travailleurs, qui s’achèvent souvent par des victoires.
En Grande-Bretagne, des centaines de milliers de gens sont entrés en grève, dans un grand nombre de secteurs ; des grèves générales ont eu lieu en Grèce, en Belgique et en France ; aux Etats-Unis, de nouvelles couches de travailleurs, comme ceux de Starbucks, Apple et Amazon, luttent pour se syndiquer et commencent à entrer en grève, et on a également assisté au conflit des travailleurs ferroviaires. Enfin, on a vu au Canada comment les attaques de Doug Ford contre les travailleurs de l’éducation en Ontario ont débouché sur une grève illégale et poussé les dirigeants syndicaux à menacer d’une grève générale pour vaincre les lois spéciales qui visaient à les forcer à reprendre le travail – une première dans l’histoire canadienne. Partout, la classe ouvrière commence à se réveiller, sous les coups de la crise du coût de la vie.
L’inflation a également un impact immense sur les petites entreprises, dont beaucoup se trouvent confrontées à la menace de la faillite, et sur les plus âgés, qui voient la valeur de leurs retraites baisser jour après jour. On a déjà vu des manifestations massives de retraités en Espagne. Et l’instabilité sociale qu’on observe dans des pays comme l’Italie est liée à ce phénomène.
Le sentiment général d’insécurité et de peur pour l’avenir accentue énormément l’instabilité politique et sociale. Cela représente un risque important pour la classe capitaliste, ce qui explique qu’elle soit forcée à prendre des mesures très risquées dans l’espoir d’empêcher des développements révolutionnaires.
Quand les gens qui ne montraient jusqu’alors pas d’intérêt pour la politique se mettent soudainement à parler de politique à l’arrêt de bus ou au supermarché, c’est alors que commence ce que Trotsky a nommé le processus moléculaire de la révolution.
Il est vrai qu’ils ne disposent pas de l’analyse aboutie et scientifique dont disposent les marxistes. Leur compréhension de la politique est élémentaire, brute et peu élaborée. Mais elle est guidée par un simple sentiment d’injustice, la sensation que quelque chose ne fonctionne pas dans la société, et que des choses vont devoir changer.
Il s’agit d’une forme élémentaire de conscience de classe qui est le premier embryon d’une conscience révolutionnaire. L’élément le plus important dans ce changement est l’économie. Mais ce n’est pas le seul facteur.
Le système capitaliste est en train de conduire le monde vers une catastrophe environnementale, qui marque les esprits de beaucoup de gens. Pour certains, il s’agit est en effet d’une question existentielle. Pour des nations entières, c’est leur futur même qui est en danger.
A un extrême, il y a le problème de la sécheresse et l’assèchement des rivières, dont l’effet est dévastateur sur les récoltes de la production alimentaire et qui nourrit l’inflation.
A l’autre extrême, on assiste à des tempêtes et des ouragans dévastateurs, de terribles inondations, comme on l’a vu dans des pays comme le Bangladesh et le Pakistan, où 33 millions de personnes ont été directement affectées.
Dans des pays comme la Somalie, plus de trois millions d’animaux sont morts, ce qui a détruit les moyens de subsistance de millions d’habitants. Au Brésil, la destruction criminelle de l’Amazonie a atteint des niveaux record. 3900 kilomètres carrés de terrain ont été défrichés dans la région entre janvier et juin 2022. 3088 kilomètres carrés de forêt tropicale ont été détruits durant la même période.
Des conditions météorologiques extrêmes ont aussi pu être observées dans les pays capitalistes avancés. Beaucoup de gens vivent dans la peur constante que leur maison soit engloutie ou balayée.
Dans les grandes villes, l’air est empoisonné par les émanations toxiques, les rivières sont étouffées par les déchets chimiques des usines, des fermes et des rejets humains, et les océans sont pollués par des tonnes de plastique et d’autres déchets.
L’extraction minière sous-marine, qui relevait autrefois de la science-fiction, est devenue une réalité, avec des conséquences catastrophiques prévisibles pour l’équilibre écologique de la planète et la biodiversité. Et, dans tous les pays, le rythme d’extinction des espèces végétales et animales a atteint des niveaux alarmants.
Ces éléments agitent la conscience de millions de gens, en particulier dans la jeunesse. Mais l’indignation morale et les éclats de colère sont tout à fait insuffisants, car sans un diagnostic correct, il est impossible d’apporter une quelconque solution.
Les bourgeois ont tardivement tiré la conclusion qu’il fallait faire quelque chose. Mais sous le capitalisme, tout est subordonné à la loi du profit et aux intérêts des monopoles. Par exemple, ils masquent sous une rhétorique écologiste des politiques visant à protéger l’industrie américaine ou européenne contre les marchandises provenant de pays aux normes environnementales « moins strictes » (en premier lieu la Chine).
Fondamentalement, toutes leurs politiques tentent de placer le coût de la crise environnementale sur les épaules de la classe ouvrière et des secteurs les plus pauvres de la société. Alors que les multinationales de l’énergie continuent de faire des profits records, les familles de la classe ouvrière seront forcées d’acheter du carburant à des prix plus élevés, et de payer pour remplacer leurs voitures et leurs chaudières. Elles doivent dans le même temps financer de généreuses subventions aux grandes entreprises à travers des hausses d’impôts.
Par conséquent, aux yeux d’une partie de la classe ouvrière, la « lutte contre le changement climatique » pourrait être associée de façon croissante à l’austérité capitaliste et à la crise de la vie chère. Cela pourrait profiter aux forces réactionnaires qui nient l’existence d’un réchauffement climatique d’origine anthropique et promeuvent les énergies fossiles. Pour combattre cela, il faut une politique révolutionnaire.
La catastrophe environnementale est le produit évident de la folie de l’économie de marché. Il faut souligner que l’existence du capitalisme représente désormais une menace claire et immédiate pour l’avenir de la civilisation humaine.
Si le mouvement écologiste se limite à une politique démonstrative, il se condamne à l’impuissance. La seule façon dont il peut faire valoir ses objectifs est en adoptant une position anticapitaliste et révolutionnaire claire, sans ambiguïté. Nous devons nous efforcer d’atteindre les meilleurs éléments de ce mouvement et de les convaincre de ce fait.
Principalement du fait de la faiblesse du facteur subjectif, la crise actuelle ne connaîtra pas de résolution rapide. Ce délai est un avantage pour les marxistes, car il nous laisse le temps pour consolider nos forces et constituer une base solide dans la classe ouvrière et le mouvement ouvrier.
La crise se prolongera dans le temps, avec de nombreux flux et reflux de la lutte des classes. Des moments d’euphorie seront suivis des phases de lassitude, d’apathie, et même de désespoir. Mais dans tous les cas, la classe se relèvera toujours, prête à repartir au combat, non pour des raisons surnaturelles, mais simplement parce qu’il n’y a pas d’autre issue que la lutte.
La classe ouvrière dans son ensemble n’apprend pas des livres, mais de l’expérience. Mais elle n’en apprend pas moins – des défaites et des revers comme des victoires. Elle est en train d’apprendre les limites du réformisme de gauche. Engels a dit un jour que les armées vaincues apprenaient bien leurs leçons. Ce que Lénine a commenté ainsi : « Ces paroles splendides s’appliquent à plus forte raison aux armées révolutionnaires ».
Mais c’est un apprentissage très long, et de nombreuses expériences futures seront encore nécessaires avant que la classe rejette finalement ses illusions dans le réformisme (en particulier sous son camouflage « de gauche ») et en vienne à réaliser la nécessité d’une révolution sociale complète.
Notre rôle n’est pas de faire la leçon à la classe ouvrière de l’extérieur, mais de participer activement à la lutte des classes. La tâche des marxistes est de traverser ce processus avec la classe ouvrière, de se battre côte à côte avec les travailleurs, et de gagner ainsi leur respect et leur confiance.
Toutefois, si notre activité se résumait à cela, nous ne serions que de simples activistes, et nous n’aurions aucune raison d’exister en tant que tendance distincte dans le mouvement ouvrier.
Notre rôle le plus important est d’aider les travailleurs et les jeunes, à commencer par leur couche la plus avancée, à tirer les conclusions nécessaires de leur expérience, et de leur montrer dans la pratique la supériorité des idées marxistes.
Cela prendra du temps, et nous devons apprendre les vertus de la patience révolutionnaire. Il n’y a pas de voie facile. La recherche de raccourcis mène inévitablement à de graves déviations, de caractère opportuniste ou ultra-gauchiste.
Souvenons-nous qu’en 1917, en plein milieu d’une révolution, Lénine avançait le slogan « Expliquer patiemment ! » Nous avons les idées correctes, qui sont les seules à pouvoir montrer la voie de la victoire à la classe ouvrière.
On ne peut pas prévoir le rythme réel des événements. Mais le potentiel d’une intensification explosive de la lutte des classes existe dans de nombreux pays. Nous ne pouvons pas dire où cela commencera. Ce pourrait être en France, ou en Italie, ou en Iran, ou au Brésil ; en Indonésie, au Pakistan, en Argentine, ou même en Chine.
Nous verrons. Mais le plus important est que cela ouvrira de nouvelles possibilités pour la tendance marxiste, si nous sommes capables d’en tirer avantage. Et cela dépend d’une seule chose : notre capacité à faire grandir nos forces jusqu’au point critique où nous serons dans la possibilité physique d’intervenir.
Cela dépend, à son tour, du travail que nous menons aujourd’hui. Voilà ce que nous devons faire comprendre à chaque camarade. Notre slogan doit être le suivant : pleine puissance sur le point d’attaque. Et cela signifie, précisément, construire nos forces.
Nous devons travailler sans relâche à construire les forces qui seront requises pour porter ces idées dans chaque usine, chaque section syndicale, chaque école et chaque université. La future direction révolutionnaire du prolétariat ne peut être construite que de cette manière.
Nous avons très longtemps lutté contre le courant. Nos cadres sont sortis endurcis et renforcés de cette lutte. Nous avons gagné le respect des travailleurs et des jeunes les plus avancés. L’autorité politique et morale de notre Internationale n’a jamais été aussi grande.
Ce sont des acquis colossaux ! Mais il nous reste encore un long chemin à parcourir. C’est une route longue et ardue, et ce sera tout sauf facile. Des moments d’euphorie seront suivis d’autres moments de déception et même de désespoir. Nous devons apprendre à vivre avec les difficultés, et accepter les défaites aussi bien que les succès avec la même sérénité joyeuse.
Mais le vent de l’histoire a tourné et nous commençons désormais à nager avec le courant, et non contre lui. Les travailleurs et la jeunesse sont bien plus ouverts à nos idées qu’à n’importe quelle autre époque. Le processus d’ensemble va s’accélérer.
Notre Internationale sera confrontée à d’immenses opportunités, bien plus tôt qu’on pourrait s’y attendre. De nombreuses portes s’ouvriront à nous. A nous de veiller à tirer le plus grand avantage de chaque possibilité et de prouver que nous sommes à la mesure des grandes tâches que nous impose l’histoire.
Approuvé à l’unanimité par le Congrès mondial de la TMI – Bardonecchia, 7-12 août 2023
Mouvement ouvrier — de Martin Kohler, Bern — 10. 10. 2024
Imperialisme, Colonialisme et Question Nationale — de Jorge Martín, avril 2024 — 03. 10. 2024
Moyen-orient — de Fred Weston, marxist.com — 30. 09. 2024