« Nous sommes les filles des sorcières que vous n’avez pas brûlées ! » Ce slogan captivant circule de plus en plus dans les milieux dits féministes. De quoi s’agit-il vraiment ? Et surtout : quelles conclusions politiques en découlent ?

En mars dernier, à l’Assemblée annuelle de la Jeunesse socialiste suisse, la présidente Tamara Funiciello énonce l’analogie de la chasse aux sorcières. En France, le « Witch Bloc » (Witch : sorcière en anglais) fait son apparition dans différentes manifestations. Le slogan même n’est pas nouveau, mais a pris naissance aux Etats-Unis lors des mouvements féministes durant les années 1960. En général, la « sorcière » est utilisée comme symbole à la fois de l’oppression de la femme et de la résistance à celle-ci. Pourtant, son évocation – actuelle et passée – se limite quasi toujours à ce simple symbolisme. Cet article vise donc un objectif double: premièrement, on placera la chasse aux sorcières dans son contexte historique et politique, soit l’émergence du système capitaliste. Deuxièmement, on critiquera les courants politiques qui cherchent à justifier leurs analyses et revendications erronées à travers la chasse aux sorcières.

Silvia Federici et ses objectifs politiques
Jusqu’à nos jours, les travaux de Silvia Federici, célèbre intellectuelle et militante féministe, sont généralement reconnus comme étant les plus importants sur les questions de genre et de famille pendant la période des chasses aux sorcières. La première partie de cet article même se basera en partie sur son ouvrage «Caliban et la Sorcière – femmes, corps et accumulation primitive». Néanmoins, nous devons être extrêmement critiques envers Federici, ses partisan-e-s et leurs analyses et revendications politiques. Selon Federici, la chasse aux sorcières était une stratégie de la classe dominante afin de soumettre les femmes et de rendre ainsi leur travail invisible. Cette grille de lecture est ensuite utilisée pour justifier la revendication politique principale de Federici: la rémunération du travail domestique. L’objectif déclaré est de faire reconnaître le travail domestique sur un pied d’égalité que le travail salarié. Nous y reviendrons, mais essayons d’abord de comprendre le lien entre le capitalisme et sorcières. Caliban et la sorcière, Femmes, corps et accumulation primitive Entremonde, Nouvelle édition 2017, CHF 31.20

Emergence du salariat et du travail domestique
La chasse aux sorcières se situe dans la période de la transition du « féodalisme » au capitalisme, entre 1450 et 1650 en Europe. Le système féodal se caractérise par l’exploitation du servage par la noblesse. Plus précisément, les serfs possèdent leurs terres et leurs fermes, mais sont obligés de céder une grande partie de la production agricole aux nobles. Les terres appartiennent soit aux serfs mêmes, soit aux villageois en tant que terres communales. Durant la phase de transition susmentionnée, les terres des serfs ont été privatisées. En conséquence, la majorité des anciens serfs perdent leurs terres et sont forcés de chercher un emploi en ville. Les anciens serfs restant à la campagne ne travaillent plus leurs propres terres, mais sont désormais employés par les nouveaux propriétaire terriens (les capitalistes naissants). La transition au capitalisme constitue donc également la naissance du salariat – et des capitalistes.
L’avènement du salariat signifie également pour la première fois une séparation entre le lieu du travail salarié (champs) et le lieu du travail domestique (foyer). Pendant le système féodal, ces deux sphères étaient réunies dans la ferme. Y régnait une division sexuée du travail – les femmes étant tendanciellement plus responsables des tâches ménagères et les hommes des champs. Ainsi, on peut dire que la division sexuée du travail est héritée des sociétés préexistantes, mais qu’elle se renforce fortement avec l’émergence du capitalisme. Il est cependant crucial de constater que sous le capitalisme naissant, une grande partie des femmes est non seulement salariée, mais sous des conditions encore pires que les hommes (30 à 50% d’inégalité salariale par exemple).

Chasse aux sorcières
Durant le 16ème siècle, cette transition est accompagnée par une paupérisation accentuée de la classe ouvrière en Europe, le pouvoir d’achat baisse de 30% en moins d’un siècle. Il en résulte une crise démographique sans précédent au début du 17ème siècle. Ce déclin des taux de natalité et des chiffres de population menace l’ordre existant car les nouveaux propriétaires terriens manquent de main d’œuvre. Partout en Europe, les Etats réagissent en introduisant des politiques natalistes. Concrètement, il s’agit de diaboliser et de violemment pénaliser le contrôle de naissance, l’avortement, l’infanticide et la sexualité non-procréative. Alors qu’au Moyen Age différentes formes rudimentaires de contrôle des naissances étaient ouvertement employées, la procréation est désormais directement mise au service de l’exploitation capitaliste. Les femmes, forcées de procréer indépendamment de leur volonté, vivent une aliénation extrême « en voyant leurs corps tournés contre elles ». L’objectif est de garantir la « reproduction » de la main d’oeuvre, c’est-à-dire d’assurer que suffisamment de salarié-e-s sont disponibles pour travailler les terres à des fins de profit pour les capitalistes.
Les cibles principales sont les « sorcières ». Il s’agit de femmes (et plus rarement d’hommes) qui possèdent un savoir-faire en matière de méthodes contraceptives et abortives et qui sont actives en tant que sage-femmes. Afin de rompre avec ce savoir allant à l’encontre des intérêts capitalistes, elles sont accusées de sacrifier des enfants au diable. Voici les « chasses aux sorcières » : on estime qu’entre 1480 et 1650, jusqu’à 110’000 sorcières furent brulées en Europe, dont 80% des femmes.

Sorcières cuisinant un enfant

 

Rémunérer le travail domestique ?
Nous avons donc établi la soumission extrême des femmes pour le compte des capitalistes durant l’émergence du capitalisme. Revenons donc à Federici, à son interprétation de la chasse aux sorcières et à ses revendications politiques. Comment est-ce que Federici arrive des sorcières au salaire ménager?
Il est certainement vrai que le travail domestique tel qu’on le connaît aujourd’hui a émergé avec le capitalisme. Pourtant, afin d’atteindre l’objectif de la mise sur pied d’égalité du travail domestique, Federici cherche à établir que ce travail domestique est exploité de la même manière que le travail salarié. Pour justifier son approche, Federici étend des notions marxistes tels que « l’exploitation » ou le « capital » aux rapports entre l’homme et la femme.
Dans Caliban et Sorcière, le corps est considéré une « usine », « la violence elle-même devient la principale force productive » et les meubles, ustensiles et l’habillement sont appelés du « capital reproductif ». Bref, la femme – en faisant du travail domestique – travaille pour l’homme ou bien, à l’envers, l’homme exploite la femme. Il en découle la revendication politique principale, soit la rémunération du travail domestique.

Exploitation, famille et lutte des classes
La tâche des marxistes et des militant-e-s pour l’émancipation des femmes est de démontrer et de combattre les intérêts capitalistes qui fondent et nourrissent l’oppression des femmes. Pour ce faire, des analogies trompeuses telles que le corps en tant qu’usine ou le « capital reproductif » semblent peut-être donner des belles images, mais se trouvent exactement à la source d’analyses fausses et de revendications politiques pernicieuses.
Federici pense que le « pouvoir » de la classe dominante sur les dominés et le « pouvoir » des hommes sur les femmes sont « comparables ». C’est une vision très superficielle, qui ne dit rien sur la source de cet omineux « pouvoir », ni sur sa place dans le système. Ainsi, elle voile les réels antagonismes de classe entre prolétaires et capitalistes et empêche une unification des sexes dans leur lutte pour leurs objectifs communs. Néanmoins, pour réellement saisir les rapports d’exploitation concernant le travail domestique sous le capitalisme, nous devons savoir qui en tire un profit capitaliste.

Le travail salarié et le travail domestique
Dans un article précédent, nous avons argumenté que sous le capitalisme, l’exploitation a lieu entre le capitaliste et la famille prolétaire. La famille prolétaire en tant qu’unité a la tâche de reproduire la force de travail: pour ce faire, le travail salarié (nécessaire pour payer la nourriture et le logement) et le travail domestique (nécessaire pour cuisiner la nourriture et garder les enfants) sont tous les deux indispensables. En conséquence, ce n’est pas le travailleur qui bénéficie du travail domestique gratuit de la femme, mais le capital qui peut ensuite exploiter la force de travail «renouvelée». Les marxistes refusent également un «salaire pour les femmes au foyer». Ceci consoliderait l’esclavage domestique des femmes. De plus, on renforcerait leur marginalisation de la vie sociale et politique, raison pour laquelle un tel salaire ménager n’est pas non plus une «stratégie intermédiaire» envisageable. Depuis toujours, les marxistes revendiquent donc l’inclusion des femmes dans le travail salarié afin de créer l’unité des sexes dans la lutte pour des meilleures conditions de vie. Ce combat est accompagnée par la demande de la socialisation du travail ménager. En particulier à l’égard du travail domestique, cette lutte se tient sur le lieu de travail salarié car elle se dirige contre la classe capitaliste : les capitalistes doivent «pour rester compétitifs» contraindre et contrôler les salaires et les dépenses sociales qui financent le renouvellement de la main-d’ouvre et de la vie elle-même.

Filles des sorcières ?
Comme les femmes sont responsables pour le travail domestique, les femmes semblent travailler pour les hommes. Ceci peut mener à des relations de domination entre hommes et femmes. Dans cette situation empoisonnée, des comportements sexistes et opprimants ont quotidiennement lieu au détriment des femmes.
Cependant, comme nous l’avons vu, c’est précisément la classe capitaliste qui tire du profit du travail de reproduction gratuit. Dès le début du capitalisme, la position de la femme dans la société est déterminée par les intérêts capitalistes. Pendant la période des chasses aux sorcières, la soumission des femmes a pris des formes particulièrement violentes et dégoutantes. Il s’agit ici d’un épisode emblématique pour la sujétion des femmes pour le compte des capitalistes. La chasse aux sorcières montre exactement que la société capitaliste est façonnée selon les besoins de la classe dominante – les capitalistes. Encore une fois : ce sont les nécessités des capitalistes qui se trouvent à l’origine de la discrimination extrême de la femme sous le capitalisme.
Il en va de même pour le slogan de la JS, qui est sans doute captivant, mais au même moment peu utile pour notre travail politique. Il n’indique pas qui sont les responsables et qui bénéficient des chasses aux sorcières, c.-à-d. les capitalistes. Le slogan ne nous explique pas non plus sur quelle base la lutte contre l’oppression massive des femmes devrait avoir lieu. Toutes les personnes qui s’identifient comme des sorcières ? Ou simplement les femmes contre les hommes ? Ceci ne peut être dans l’intérêt des socialistes ni dans l’intérêt de ceux que nous défendons.
Notre lutte doit impérativement avoir lieu en commun avec tous les membres de la famille prolétaire, notamment la jeunesse, les ouvriers et ouvrières et les femmes subissant la double charge quotidienne. Autrement dit : c’est dans la lutte commune pour des intérêts communs que l’unité des couches opprimées et l’unité des sexes se formera.