Cette brochure naît de la nécessité de résoudre une contradiction: d’une part, nous constatons que les conditions objectives des femmes se détériorent dans le monde entier et que celles-ci demandent des réponses avec une urgence croissante. D’autre part, ni les directions féministes ni les militants des droits des femmes au sein des organisations ouvrières ne proposent de solution à cette situation. Nous sommes convaincus que le marxisme peut précisément fournir ces réponses. Il ne se contente pas de fournir une explication à l’oppression des femmes, il montre également la voie pour la surmonter.
La fable de la progression graduelle de la libération des femmes – sans l’intervention consciente de luttes révolutionnaires de masse – est démentie par les faits d’année en année. Non seulement les quelques améliorations des systèmes sociaux et les longues décennies de l’après-guerre n’ont eu que très peu d’impact sur les conditions de vie des femmes, et uniquement dans les pays hautement développés (en exploitant des régions entières du globe), mais ces acquis sont aujourd’hui de plus en plus mis à mal: les services sociaux, de santé et d’éducation, là où ils existent, sont systématiquement attaqués et démantelés par la classe dirigeante, tandis que le personnel, majoritairement féminin, est de plus en plus soumis à des conditions de travail précaires. Le chômage, la pauvreté et l’analphabétisme augmentent dans le monde entier – en particulier chez les femmes. En paralèlle, les relations humaines deviennent de plus en plus barbares: violence, féminicides (meurtres de femmes), trafic d’êtres humains et prostitution. Lénine disait que le capitalisme était synonyme d’horreurs sans fin. La crise la plus profonde que le capitalisme mondial ait connue depuis sa création nous le montre aujourd’hui de manière flagrante. Charles Fourier, le grand socialiste utopiste, a déclaré un jour:
« Le changement d’une époque historique se laisse toujours déterminer en fonction du progrès des femmes vers la liberté parce que c’est ici, dans le rapport de la femme avec l’homme, du faible avec le fort qu’apparaît de la façon la plus évidente la victoire de la nature humaine sur la brutalité. Le degré de l’émancipation féminine est la mesure naturelle du degré de l’émancipation générale. » (K. Marx et F. Engels, La sainte famille, 1845)
Le capitalisme, jadis source d’incroyables progrès dans la production, la technologie et la science, présente aujourd’hui toutes les manifestations d’un système qui a fait son temps. Cela ne se manifeste pas seulement par le vacillement entre les crises économiques, sociales et politiques ou la crise climatique – cela se manifeste également par la crise des idées dominantes, autrement dit par la crise des idées de la classe dirigeante. Il y a plus d’un siècle, la bourgeoisie jouait encore un rôle progressiste dans le développement des forces productives et défendait des idées progressistes contre la monarchie et l’Église et pour le progrès scientifique. Aujourd’hui, en revanche, elle ne produit plus que des idées pessimistes et réactionnaires. Elle investit des forces idéologiques uniquement pour garantir sa propre position parasitaire. Pour ce faire, la bourgeoisie a recours aux institutions les plus arriérées, comme l’Eglise catholique, les familles royales, etc. et à des idées dépassées, afin de s’assurer un soutien auprès des couches conservatrices de la société. Nous assistons à ce retour en arrière partout, même dans les nations « démocratiques »: en Pologne, en Italie, aux Etats-Unis, etc., le droit acquis des femmes à disposer de leur propre corps est attaqué. En Suisse aussi, l’UDC (Union démocratique du centre) – le principal parti du capital suisse – passe à l’offensive contre les femmes, et en particulier les migrantes, avec ses initiatives sur le voile et l’avortement. A cela s’ajoutent le débat sur le « retour des femmes au foyer » et les attaques répétées contre l’âge de la retraite des femmes comme porte d’entrée pour la baisse générale des retraites.
La libération des femmes n’est pas un processus automatique et linéaire de progrès, au contraire : elle dépend de manière décisive de l’état du capitalisme et des besoins de la classe dirigeante, mais aussi du rapport de force entre les classes et de la capacité de lutte des femmes et de la classe ouvrière dans son ensemble. Il ne s’agit pas d’un rapport figé. Dans l’après-guerre, le mouvement des femmes et les organisations ouvrières traditionnelles se sont de plus en plus adaptés au cadre capitaliste et ont institutionnalisé leurs structures, ce qui a marqué la conscience de millions de femmes et alimenté des espoirs dans le progrès éternel. Mais vivre aujourd’hui signifie recevoir continuellement des coups de marteau sur la conscience et être forcé d’abandonner ses illusions: la crise organique du capitalisme s’accompagne d’attaques contre les acquis de toute la classe ouvrière et contraint de nouvelles couches à entrer en lutte. Les femmes particulièrement ont beaucoup à perdre dans ce processus. Par ailleurs, les décennies d’amélioration du statut des femmes dans les pays avancés ont également laissé des traces dans leur conscience. C’est un ensemble explosif.
La jeunesse et les femmes au premier plan !
Au cours des dernières années, nous avons déjà vu des mouvements de masse inspirants. En 2017, le mouvement #MeToo a pris un essor international après que les escapades des riches et des puissants aux États-Unis ont suscité l’indignation et la colère dans le monde entier. Weinstein, Epstein et leurs complices, jusqu’à la famille royale britannique, sont les meilleurs représentants d’un système barbare dans lequel une minorité utilise sans scrupule la misère sociale des filles et des jeunes femmes à ses propres fins. Derrière des portes closes, ils s’adonnent au viol, à la prostitution forcée, à la pédophilie et au trafic d’enfants et achètent leur liberté par la corruption qui touche jusqu’à la justice et la police. Le mot d’ordre du mouvement était le suivant : si le système protège ces agresseurs, nous, les masses, devons leur demander des comptes nous-mêmes !
Plus particulièrement, une nouvelle génération de femmes et de jeunes filles se radicalise de plus en plus contre toutes les conditions qui les oppriment : en défense de leur droit à disposer de leur corps, pour le droit au travail, pour des salaires plus élevés et contre la discrimination au travail et dans la vie quotidienne, contre les relations familiales contraignantes et contre la soumission à l’homme. En Inde, par exemple, le refus des femmes de se marier est devenu un phénomène de masse dans les grandes villes. Dans le monde entier, les femmes s’opposent au corset du mariage et de la société dans son ensemble. En Espagne, la grève des femmes de 2018 est devenue un événement de masse : six millions de femmes (mais aussi des hommes) ont participé aux manifestations, et une partie d’entre elles ont fait grève dans leurs entreprises. Les revendications centrales étaient l’égalité salariale et le respect, ainsi que la lutte contre la double charge du travail domestique et du travail salarié. Mais le mouvement allait bien au-delà de ces revendications. Il remettait fondamentalement en question la morale et les valeurs dominantes de la société de classe et s’opposait au sexisme et au chauvinisme masculin que les femmes subissent au quotidien et qui sont acceptés comme « normaux ».
A peine un mois plus tard, l’« affaire Manada » a jeté de l’huile sur le feu : une condamnation pénale légère après un viol brutal commis en groupe a déclenché un mouvement de contestation de plusieurs semaines avec des centaines de milliers de personnes dans les rues. L’appareil d’Etat hérité du fascisme franquiste, avec la monarchie et l’Eglise catholique, sont les piliers de l’arriération, du sexisme et du racisme institutionnalisés, de la corruption, du népotisme et de l’abus de pouvoir, contre lesquels la colère de la jeunesse et de la classe ouvrière espagnoles se manifeste encore et toujours.
Ce ne sont pas des phénomènes isolés. En Amérique latine, le mouvement « Ni Una Menos » (Pas une de moins), qui a commencé en Argentine en 2015 en réponse au féminicide de Chiara Paez, 14 ans, s’est étendu à tout le continent et continue de prendre de l’ampleur aujourd’hui. Des millions de femmes, de jeunes filles (et d’hommes) luttent contre les féminicides, la violence envers les femmes, la corruption et la répression policière, pour des revendications sociales et le droit à l’avortement. Parfois, ces mouvements de femmes ont pris un caractère insurrectionnel. Au Chili, dans le cadre de la mobilisation générale des masses et des grèves radicales des étudiants, nous avons également vu des manifestations historiques de grève des femmes qui ont rassemblé trois millions et demi de personnes le 8 mars 2020 et dont le principal slogan « Piñera dehors ! » était directement dirigé contre le gouvernement. De même, le mouvement de masse en Pologne en 2020 contre le renforcement de l’interdiction de l’avortement était de plus en plus dirigé contre le gouvernement et l’Église catholique, sur laquelle s’appuie le régime répressif.
Les grèves de femmes et les mouvements de protestation se sont répandus comme une traînée de poudre dans d’innombrables pays et se poursuivent depuis des années. En Suisse, nous avons assisté à la plus grande mobilisation depuis des décennies lors de la grève des femmes de 2019, avec un demi-million de jeunes et de femmes dans les rues du pays et des manifestations de masse régulières. Même la pandémie mondiale de COVID n’a pu freiner que temporairement ces mouvements. L’année dernière, nous avons assisté à des manifestations de masse en Grande-Bretagne contre l’assassinat de Sarah Everard par un policier, à des manifestations de femmes en Inde et en Turquie et, actuellement, à la résurgence du mouvement #MeToo en Égypte.
Il ne s’agit pas seulement de questions relatives aux femmes. Dans le mouvement « Black Lives Matter » aux États-Unis, des millions de jeunes femmes et hommes ont lutté contre le racisme et la répression policière, et dans les grèves pour le climat, les jeunes du monde entier ont exigé « System Change Not Climate Change ! ». Il ne s’agit là que des mouvements à caractère international. Dans un pays après l’autre, nous voyons des mouvements de masse contre l’oppression nationale, la baisse du niveau de vie, la corruption de la classe dirigeante et la répression étatique. La crise organique du capitalisme mondial signifie que les crises économiques, sociales et politiques se succèdent et s’entremêlent. La classe ouvrière de chaque pays est de plus en plus contrainte à la lutte pour défendre son niveau de vie. Les mouvements révolutionnaires depuis 2019 en Équateur, au Chili, au Liban, au Soudan, au Myanmar et au Kazakhstan ne sont qu’un avant-goût des luttes à venir. Nous sommes entrés dans une ère de révolutions et de contre-révolutions. Toutes les couches de la classe ouvrière ne bougent pas en même temps. Nous le voyons déjà maintenant : les jeunes et les femmes de la classe ouvrière font partie des précurseurs de ce processus – ils sont de plus en plus à la pointe des mouvements révolutionnaires !
L’intervention des masses est le trait décisif d’une révolution, comme l’explique le révolutionnaire russe Trotsky dans son ouvrage Histoire de la révolution russe :
« Le trait le plus incontestable de la Révolution, c’est l’intervention directe des masses dans les événements historiques. D’ordinaire, l’État, monarchique ou démocratique, domine la nation ; l’histoire est faite par des spécialistes du métier : monarques, ministres, bureaucrates, parlementaires, journalistes. Mais, aux tournants décisifs, quand un vieux régime devient intolérable pour les masses, celles-ci brisent les palissades qui les séparent de l’arène politique, renversent leurs représentants traditionnels, et, en intervenant ainsi, créent une position de départ pour un nouveau régime. Qu’il en soit bien ou mal, aux moralistes d’en juger. Quant à nous, nous prenons les faits tels qu’ils se présentent, dans leur développement objectif. L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées. » (Trotsky, Préface à l’Histoire de la révolution russe, 1930)
Marxisme vs. féminisme
Malgré une radicalisation croissante et de nombreuses mobilisations, nous ne voyons guère de progrès pour les femmes, et encore moins de révolution dans leurs conditions. Pourquoi ? Une partie croissante des masses veut changer les choses et cherche des réponses. Mais la direction de ces mouvements a été prise par des féministes petites-bourgeoises et bourgeoises. Leurs idées ne permettent pas d’aller de l’avant et de rompre avec ce système d’oppression. Derrière le radicalisme verbal se cachent des idées profondément réformistes qui orientent les mouvements dans les voies sûres du système. Alors que les syndicats réduisent généralement la question des femmes à des questions de pain et affirment à partir de là que l’on peut libérer les femmes dans le cadre capitaliste, certaines féministes en font une lutte culturelle entre les genres. Les conclusions qui en découlent sont toujours réactionnaires.
En tant que marxistes, nous nous engageons énergiquement pour la libération des femmes et luttons contre l’inégalité et toutes les formes d’oppression, de discrimination et d’injustice. Mais nous le faisons toujours d’un point de vue de classe. L’oppression des femmes est indissociable de la société de classe et du capitalisme. Le pouvoir dans la société est détenu par les propriétaires des moyens de production. Tant que le pouvoir économique de la société restera intact, rien ne changera fondamentalement. Tant que le capitalisme existera et qu’il y aura des classes, il y aura des inégalités et de l’oppression. La seule véritable voie vers la libération des femmes est la révolution socialiste mondiale.
En raison de sa position dans la production capitaliste en tant que créatrice de toutes les richesses, la classe ouvrière, c’est-à-dire la majorité salariée de la population, est la seule force capable de franchir cette étape nécessaire : arracher aux capitalistes la propriété privée des moyens de production et briser ainsi leur pouvoir pour le remplacer par une économie planifiée démocratique sous la direction et le contrôle de la classe ouvrière.
Cela nécessite la plus grande unité des femmes et des hommes de la classe ouvrière dans la lutte contre le capitalisme. Dans notre conception marxiste, la lutte pour la libération des femmes est une partie essentielle de la lutte des classes. Mais à l’inverse, nous soulignons également que la lutte pour la libération des femmes ne peut réussir qu’en tant que partie de la lutte générale de la classe ouvrière pour le socialisme.
Bien que certaines féministes fassent preuve de radicalisme verbal, ces idées ne peuvent pas faire tomber le capitalisme et ne peuvent donc pas éliminer la cause de l’oppression et de l’exploitation. Aux yeux de la plupart des gens, le terme « féminisme » est tout simplement assimilé à la volonté d’améliorer la situation des femmes dans la société et de viser la libération des femmes. Nous partageons pleinement cette revendication et sommes au premier rang de ce combat. Cependant, nous estimons que les théories féministes – au-delà de leurs différences – ne peuvent justement pas répondre à cette exigence, et plus encore, qu’elles lui nuisent en fin de compte. La raison en est une approche unilatérale et limitée de la question des femmes : la question des femmes est réduite à une lutte entre les genres, considérée indépendamment de la question des classes. La ligne de démarcation fondamentale est tracée entre les femmes et les hommes, plutôt qu’entre la classe capitaliste dominante et la classe ouvrière. Cependant, alors que les femmes sont sans aucun doute opprimées par les hommes, les femmes et les hommes de la classe ouvrière ont tous deux intérêt à renverser le capitalisme et à surmonter toutes les formes d’oppression. La classe dirigeante des capitalistes, en revanche, représente le maintien de la société de classe, indépendamment de son genre.
Par conséquent, la collaboration avec les femmes bourgeoises est tout aussi préjudiciable au mouvement de libération des femmes que, inversement, la division de la classe ouvrière selon les sexes. Ainsi, la lutte doit impérativement rester à l’intérieur du capitalisme. Nous avons vu les effets néfastes de ces idées sur la combativité dans le mouvement des femmes : lors de la grève des femmes de 2018 en Espagne, la direction féministe a demandé à ses collègues masculins de ne pas se mettre en grève, car cela « nuit à la visibilité des femmes en grève et mine ainsi le mouvement des femmes ». En fait, c’est exactement le contraire qui se produit : les hommes deviennent ainsi des briseurs de grève, alors que celle-ci a pour but de paralyser la production et de frapper les dominants là où cela leur fait mal: sur les profits des capitalistes. La même stratégie s’est répétée lors de la grève des femmes en Suisse et dans d’autres pays.
Au final, ces idées mènent à la division, à l’atomisation et à la passivité de la classe ouvrière et orientent le mouvement vers les voies sûres de la politique bourgeoise. De nombreux dirigeants actuels, tant des mouvements féministes que des syndicats, ne sont plus intéressés par le renversement du capitalisme. Elles ont fait carrière en tant qu’universitaires ou en politique et se sont installées dans ce système avec leurs postes et un bon salaire. Elles sont devenues un frein à la libération des femmes.
Nous, marxistes, nous sommes donné pour mission de surmonter la base de l’oppression des femmes, le capitalisme, et d’étudier toutes les conditions nécessaires à cette fin. Aux dirigeants actuels, nous opposons la tâche de construire une direction révolutionnaire capable d’armer les mouvements de femmes avec un programme révolutionnaire et des méthodes de lutte pour leur véritable libération !
Les conditions objectives et subjectives de la révolution
La révolution socialiste est souvent présentée comme quelque chose d’utopique. Il ne s’agit toutefois pas de rêves illusoires. Comme l’a dit un jour Goethe : « Tout ce qui existe mérite de périr ». Le capitalisme et la société de classes n’ont pas toujours existé et l’histoire de la civilisation est marquée par de grands bouleversements. La pensée statique n’est pas scientifique et ne fait que refléter le profond pessimisme de certaines couches de la société. La vraie question est de savoir ce qui entraîne les changements dans l’histoire. C’est ce dont s’occupe le marxisme.
Karl Marx a été le premier à reconnaître que le moteur de tout progrès social est le développement des forces productives, c’est-à-dire la capacité d’une société à fournir les moyens nécessaires à la satisfaction des besoins. Dans la préface de son ouvrage Critique de l’économie politique, Marx résume cette approche matérialiste, c’est-à-dire résolument scientifique, de l’histoire de la société humaine :
« Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De moteurs du développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. » (K. Marx, Préface à Critique de l’économie politique, 1859)
En étudiant le mode de production capitaliste, Marx a reconnu que les conditions du dépassement du capitalisme étaient créées par le système lui-même. Quelles sont ces conditions ?
Le capitalisme a développé les forces productives à une vitesse impressionnante. Le progrès technique et la division mondiale du travail ont créé une richesse sociale sans précédent. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, il est possible de produire plus qu’assez pour que chacun puisse obtenir ce dont il a besoin. Le capitalisme lui-même a ainsi créé la base matérielle pour surmonter la société de classes, l’inégalité et toutes les formes d’oppression – y compris l’oppression des femmes. Il a jeté les bases d’une société nouvelle et supérieure qui permet le plein et libre développement du potentiel de tous les êtres humains. La production anarchique pour le marché, qui sert les intérêts de profit d’une minorité de propriétaires, est remplacée par la planification rationnelle de toutes les ressources naturelles sous le contrôle démocratique de tous les producteurs ; le socialisme.
Pourtant, les mêmes rapports de production du capitalisme – la propriété privée des moyens de production et la production pour le profit qui en découle – qui ont créé cet énorme potentiel pour l’humanité, empêchent la réalisation de ce potentiel. La contradiction réside précisément dans le fait que la production est organisée au plus haut degré de manière sociale, tandis que le surproduit social est approprié de manière privée par les capitalistes. Le capitalisme est aujourd’hui devenu une entrave gigantesque au développement futur de l’humanité. Il ne peut se maintenir qu’en plongeant dans la misère des couches toujours plus larges de la population mondiale. Le capitalisme est dans une crise organique qui ne fera que s’aggraver au cours de la prochaine période.
Le capitalisme n’a pas seulement posé les bases matérielles d’une société supérieure sans exploitation ni oppression ; il a également « créé ses propres fossoyeurs » : le capitalisme repose principalement sur l’exploitation du travail salarié à des fins de profit. Ce faisant, il a créé une classe ouvrière qui représente aujourd’hui la majorité de la société dans chaque pays. Cette classe produit toute la richesse sociale et cette position dans la production fait d’elle un sujet révolutionnaire capable de s’emparer des moyens de production et de transformer la propriété privée en propriété collective. Par ses propres lois, le capitalisme en tant que système d’exploitation pousse toujours la classe ouvrière à s’opposer à lui-même et à entamer la lutte pour une nouvelle société. C’est la période dans laquelle nous sommes entrés : une époque de révolution sociale.
Ce sont les conditions objectives de la révolution socialiste. La révolution n’est pas une question de nos désirs ou de nos idées. C’est un processus objectif, c’est-à-dire qu’il se déroule sur la base des lois du capitalisme, indépendamment du fait que nous le voulions ou non. Mais les conditions objectives ne sont qu’un côté de l’équation. Que les révolutions soient victorieuses ou non dépend de la présence du facteur subjectif.
Toute l’histoire de la lutte des classes sous le capitalisme montre que les mouvements révolutionnaires de masse ne suffisent pas à eux seuls pour une révolution victorieuse. La classe ouvrière doit se consacrer consciemment à la tâche de prendre le pouvoir dans l’État et sur les moyens de production. La classe ouvrière a besoin de son propre programme et de son propre parti, qui donne une expression consciente à ces tâches et qui organise des couches toujours plus larges pour ces tâches. Telles sont les conditions subjectives de la révolution socialiste : la direction révolutionnaire de la classe ouvrière.
La révolution russe de 1917 a fourni jusqu’à aujourd’hui le seul exemple de révolution socialiste réussie, précisément parce que Lénine et les bolcheviks ont construit à l’avance une direction qui a préparé la prise de pouvoir par la classe ouvrière. Trotsky résume cette tâche comme suit dans le discours de Copenhague :
« Mais même l’activité la plus fougueuse peut rester au niveau d’une démonstration, d’une rébellion, sans s’élever à la hauteur de la révolution. Le soulèvement des masses doit mener au renversement de la domination d’une classe et à l’établissement de la domination d’une autre. C’est alors seulement que nous avons une révolution achevée. Le soulèvement des masses n’est pas une entreprise isolée que l’on peut déclencher à son gré. Il représente un élément objectivement conditionné dans le développement de la société. Mais les conditions du soulèvement existent-elles, on ne doit pas attendre passivement, la bouche ouverte : dans les affaires humaines aussi ; il y a comme le dit Shakespeare, des flux et des reflux : « There is a tide in the affairs of men which, taken at the flood, leads on to fortune ».
Pour balayer le régime qui se survit, la classe progressive doit comprendre que son heure a sonné, et se poser pour tâche la conquête du pouvoir. Ici s’ouvre le champ de l’action révolutionnaire consciente où la prévoyance et le calcul s’unissent à la volonté et la hardiesse. Autrement dit : ici s’ouvre le champ d’action du parti.
Le parti révolutionnaire unit en lui le meilleur de la classe progressive. Sans un parti capable de s’orienter dans les circonstances, d’apprécier la marche et le rythme des événements et de conquérir à temps la confiance des masses, la victoire de la révolution prolétarienne est impossible. Tel est le rapport des facteurs objectifs et des facteurs subjectifs de la révolution et de l’insurrection. » (Trotsky, Œuvres – Novembre 1932, La révolution russe)
Dans chaque pays, les conditions objectives de la révolution mûrissent. Cependant, les conditions subjectives sont en retard sur ce processus. Au sein de la Tendance Marxiste Internationale (TMI), nous considérons cela comme notre tâche la plus importante : former les couches les plus conscientes de la classe ouvrière – en particulier les jeunes et les femmes prolétaires – au marxisme et les organiser pour la révolution socialiste à venir. Car « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire ». (Lénine, Que faire)
Olivia Eschmann
Berne, Mai 2022
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