Une vague d’initiatives pour un salaire minimum s’étend sur plusieurs cantons. Revendiquer l’augmentation des salaires est essentiel à la lutte de classe. En le liant à la grève des femmes ou la protection des salaires, cette lutte offre le potentiel de stimuler la gauche.
La Suisse ne connaît pas de salaire minimum. Les patrons savent bien empêcher un code du travail étendu. La quasi-totalité des règlementations fait partie des contrats de travail (individuels ou collectifs). Elles ne sont donc négociées qu’entre les patrons et salariés. Depuis quelques années, la revendication d’un salaire minimum a émergé dans les syndicats. Actuellement, à Genève et Bâle, des initiatives attendent le résultat du vote. Regardons leur contexte et leur potentiel.
En 2011, une initiative populaire pour un salaire minimum de 22.-/h ou 4000.-/mois (fois 12) avait vu le jour en Suisse. Un groupe de l’aile gauche de l’Union syndicale suisse (USS), notamment des secrétaires du syndicat Unia, proposait une offensive par voie légale. Évidemment, en tant que marxistes, nous avions soutenu cette initiative pour deux raisons: 1. elle revendiquait une amélioration matérielle pour la classe ouvrière. 2. elle était prometteuse pour la lutte de classe. Pourtant, elle a connu une défaite massive (76,3% de non) aux urnes en 2014, résultat de la tactique de campagne erronée des syndicats.
L’axe central de la campagne n’était guère d’activer les membres et de grandir en tant que syndicats combatifs, mais d’obtenir des « gains réels ». Des concessions patronales, même des miettes, étaient ainsi priorisées. En conséquence, leur campagne a empesté le nationalisme (sous le mot d’ordre : « Un pays fort. Des salaires justes »). Après la votation dévastatrice, les directions syndicales et socialistes affirmaient que les salariés d’aujourd’hui ne connaissaient plus la solidarité et constataient l’opposition impitoyable des patrons. Quelle surprise! L’interprétation du vote était marquée par le pessimisme et la mécompréhension mais très peu d’autocritique honnête.
Émanant d’une fausse conception qui faisait du salaire minimum une panacée, la gauche suisse n’a pas su se renforcer à travers cette campagne. Or, l’erreur n’était pas le choix de l’outil mais la méthode employée.
Dans le système régnant, le capitalisme, les patrons tentent de limiter à tout prix les salaires aux dépenses basiques de vie. C.-à-d., à ce qui est nécessaire afin que les salariés puissent se reproduire (y compris enfants, formation, nourriture, loisirs, etc.). Si les dépenses nécessaires grimpent, les salariés demanderaient une hausse. La classe ouvrière a un intérêt organique à obtenir le salaire le plus haut possible. C’est ici que se situe le conflit de classe, car une augmentation du pouvoir d’achat ouvrier est impossible sans diminuer le profit du capitaliste. En effet, ce dernier cède uniquement aux revendications s’il se sent rassuré pour ses profits ou s’il est menacé par une pression massive.
Un salaire minimum offre également certains avantages à la classe capitaliste : il limite la concurrence entre les capitalistes. Ce point-là est précisément l’argument principal de l’USS. Depuis son introduction à Neuchâtel en 207, l’USS explique qu’il n’y avait « aucune conséquence » (pour les patrons!). D’un point de vue capitaliste, il faut éviter deux choses : premièrement, que l’ancrage syndical devienne assez fort pour réaliser de réels gains salariaux. La seconde menace est un automatisme juridique d’adaptation salariale aux coûts de la vie (indice des prix). Tous deux réduisent l’indépendance et donc le pouvoir du patron. L’argumentation de l’USS est une tentative de réconforter le patronat et de gagner les votants par camouflage tandis qu’elle cache la faiblesse profonde des syndicats, qui manquent tous d’une base active et forte. La voilà, la fausse route !
Durant les années suivant la défaite de 2014, des projets cantonaux ont été relancés. Une critique-clé des opposants à l’initiative nationale était l’uniformité du salaire minimum à 4000.- partout. Selon eux, il n’est pas justifié de fixer un même montant dans les cantons périphériques ainsi qu’à Zurich ou Genève. Évidemment, c’est noyer le poisson, car les patrons sont opposés à tout salaire minimum. L’adaptation du montant au niveau cantonal reste pourtant un moindre compromis. En soi, elle n’empêche pas qu’une campagne soit portée dans les lieux de travail précaires.
Dans le canton de Neuchâtel, une initiative populaire avait déjà trouvé une majorité en 2011. Par contre, les associations patronales ne concevaient pas d’accepter le texte adopté par le Grand conseil. Ils ont porté plainte au Tribunal fédéral, en vain. Pourtant, toutes ces manœuvres ont repoussé l’entrée en vigueur jusqu’à l’été 2017. Entre-temps, d’autres cantons comme le Jura et le Tessin avaient également accepté des projets semblables – jamais les 4000 CHF n’étaient franchis.
Rendues confiantes par la jurisprudence dans le cas de Neuchâtel, la gauche des deux cantons-villes de Genève et Bâle ont lancé des campagnes. Les erreurs de l’USS en 2014 que nous avons évoqués se sont reproduit dans les deux cas. Même si nous félicitons le courage d’exiger 23.-/h, le montant n’était nullement le problème central. Le succès d’un telle campagne dépend toujours de la capacité à organiser de nouvelles couches de travailleurs et de travailleuses.
En choisissant la voie légale, le salaire minimum peut remettre en cause l’intangibilité du partenariat social. Il peut tacler les différents écarts salariaux entre les sexes, les nationalités, etc. Enfin, la lutte pour une loi suscite la solidarité de la classe, ce qui ne va donc pas de soi, mais représente la tâche la plus exigeante. A moins que cette dernière ne soit atteinte, l’application d’un salaire minimum restera toujours lacunaire, car les capitalistes trouvent toujours des failles et exceptions.
L’effet d’un salaire minimum restera limité et l’imposition restreinte, si une telle campagne politique vise la philanthropie, la bienveillance des non concernés. Un salaire minimum ne doit jamais être admis par pitié, mais concédé par les capitalistes. Pour conquérir une plus grande partie de la valeur crée, il faut s’ancrer dans les lieux de travail précaires. Là réside l’intérêt matériel d’un salaire minimum : soit parce que les salariés gagnent moins que le montant revendiqué, soit parce qu’ils risquent de tomber au-dessous.
Nulle part, la lutte pour le salaire minimum ne priorise des actions combatives. Par exemple, elle n’a aucun lien – sauf personnel – avec la grève des femmes ce 14 juin. La négligence d’un tel appui dans les comités de grève est emblématique, et grave aussi. Si la campagne pour le pouvoir d’achat se présente uniquement dans les centres-villes, les espaces d’oisiveté de la classe moyenne et des professions libérales, la gauche syndicale restera sous la tutelle de la bourgeoisie. De telle manière, ce qu’était la réalité bâloise, les initiatives pour le salaire minimum sont un cul-de-sac.
Par contre, en entrant en contact avec les ouvriers et ouvrières les plus exploités, en les syndiquant et en créant un rapport de force plus favorable, ces initiatives sont une bonne voie pour construire une gauche combative et non apaisante. Il n’est pas vrai que le salaire minimum est bon pour toute la société ! Il est simplement un outil pour unir tout le salariat dans une lutte précise. Il peut être moins, mais jamais plus.
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