Dans le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx décrit un courant social-démocrate dont l’objectif n’est pas de « supprimer (…) le capital et le salariat, mais d’atténuer leur antagonisme et de le transformer en harmonie »[1]. Ce mouvement rejette la politique révolutionnaire pour une transition inscrite dans le cadre bourgeois existant, l’appropriation démocratique servant à l’amélioration de la condition prolétaire. Ce courant, dans un premier temps minoritaire, n’a pas mis long à marginaliser les plus radicaux au sein des partis ouvriers. L’abandon de la révolution ouvrière comme objectif premier a permis d’accéder plus facilement à la sphère politique, d’engranger des succès et de reléguer les partisans de la lutte des classes aux extrêmes. Cette courte histoire résume la victoire institutionnelle du réformisme sur une certaine « orthodoxie » marxiste au sein de la social-démocratie européenne. Pas à pas, le principal relai politique du prolétariat européen s’est trouvé être cette social-démocratie initialement assouplie aux volontés du capital.
D’autre part, la révolution d’octobre 1917 en Russie essaime la pensée révolutionnaire au sein du prolétariat européen. Encouragé par les bolcheviks, les courants révolutionnaires et internationalistes des partis sociaux-démocrates s’émancipent et fondent des Partis Communistes adhérant d’office à l’Internationale Communiste. Néanmoins, la déliquescence de la révolution d’octobre, que nous ne pouvons traiter ici, sème un certain doute dans les jeunes organisations. La bureaucratisation du parti russe et du jeune État prolétaire annonçait la montée du stalinisme. Progressivement, les différents PC européens abandonnèrent d’eux-mêmes la perspective révolutionnaire. Ironiquement, ils finiront dans l’après-guerre par adopter un réformisme se fondant avec les positions de la sociale-démocratie.
La social-démocratie de l’après-guerre
Dans l’immédiat après-guerre, l’ouverture démocratique et le compromis de classe se sont montrés payants pour la social-démocratie européenne. L’essor économique des presque « Trente Glorieuses » et la crainte permanente de voir les travailleurs occidentaux s’inspirer de l’exemple soviétique pousse la bourgeoisie à faire des concessions. Ainsi, l’État providence est pas à pas conquis par une force prolétaire organisée et revendicatrice. Puis le vent du profit a commencé tourner. Le capitalisme en crise des années 1970 a finalement durci le ton face à cette gauche trop gourmande et mis un frein à ses revendications. La social-démocratie ne lutterait plus pour le progrès social, mais pour sauver ce qui pouvait encore l’être. Ceux qui avaient tant espéré de la paix sociale se faisaient planter un poignard dans le dos par leurs partenaires bourgeois. Parallèlement, une partie de cette gauche, désormais institutionnelle, entame son ultime mutation. Alors que l’URSS se trouve vacillante et les vieilles recettes keynésiennes inefficaces, une partie du mouvement entame un glissement idéologique et se met à adopter les thèses de l’économie de marché, à endosser les idées du libéralisme. C’est l’émergence d’un centre-gauche hybride dans les années 1980-1990, désigné comme socio-libéral.
Aujourd’hui, en 2016, la gauche européenne est héritière de cette longue évolution. Éclatés du centre à l’extrême gauche, les différents partis se réclamant du socialisme et du communisme n’ont pas tous un relai au sein des institutions politiques. Sont principalement représentés des partis de consensus large, nécessaire à l’obtention de majorité électorale. Ainsi, réunis sous une même bannière, on peut déceler de multiples courants. Cependant, l’élite partisane est principalement constituée de sociaux-démocrates ou de sociaux-libéraux. Des objectifs électoraux motivent les décisions du parti, qui revendique la gouvernance. La social-démocratie ne tient pas un cap mais suit les nécesités du marché et le trend politico-médiatique comme les organisations politiques bourgeoises. Elle tend à se maintenir au pouvoir, ou se renforcer, en suivant les tendances, se laissant dicter l’agenda par une droite de plus en plus décomplexée. La gauche institutionnelle nie son vivier ouvrier historique.
La perte de légitimite des PS
Dans de nombreux pays, le constat est alarmant. Les principaux groupes politiques de la gauche traditionelle sont dans l’impasse. Abdiquant face au diktat des syndicats patronaux, le PS français, aveuglé par des objectifs vains de lutte contre le chômage, démantèle les acquis sociaux à coup de réforme. En Espagne, après des longues luttes intestines, le PSOE a finalement préféré soutenir passivement la création d’un gouvernement du PP conservateur au lieu de choisir une alliance des gauches. Par cette décision mortelle, le PSOE connaîtra probablement le même sort que son parti frère grec, le PASOK, qui lui est déjà tombé dans l’insignifiance absolue pour ses politiques d’austérité exécutées durant la crise. Le SPD allemand, de son côté, est incapable d’offrir une alternative solide à la droitisation du débat sur les réfugiés. En Grande-Bretagne, Jeremy Corbyn qui ose une politique de gauche est perçu comme un paria au sein de son propre parti. Que dire de l’Europe de l’est où le socialisme semble ne plus exister face aux pouvoirs fascisants ?
La crise du capitalisme de 2008 mène inévitablement à un changement d’époque. Dans ce contexte mouvant, les différents PS n’ont pas trouvé de solutions. À des fins électoralistes, la social-démocratie a trahi sa base et soutient des politiques s’attaquant directement à la classe ouvrière. Assis à la table du pouvoir démocratique bourgeois, les partis traditionnels de la gauche européenne sont corrompus au même titre que les institutions bourgeoises en crise. Leur légitimité s’érode au rythme des réformes ratées et des alliances contre nature. La conséquence directe de cette situation réside en la montée de l’extrême droite. Le nationalisme draine les voix des déçus du système, ceux à qui la gauche institutionnelle n’offre aucune alternative. Son adhésion aux thèses capitalistes, ses jeux d’alliance contre-nature, ainsi que son renoncement à l’idéal socialiste ont induit des changements radicaux au sein du prolétariat. La social-démocratie n’est plus capable d’offrir de solutions aux maux des travailleurs, les poussant à se tourner vers d’autres partis qu’ils croient capables d’améliorer leur situation. Pourtant, la seule voie de guérison possible réside en l’abolition du capitalisme. En endossant l’habitus bourgeois, la social-démocratie n’est plus apte à mener ce combat.
L’essor de la lutte de classe et du réformisme de gauche
Dans cette situation de crise où la classe dominante ne sait maintenir ses profits qu’en augmentant la pression sur les travailleurs, où la social-démocratie n’a pas les moyens de l’éviter, ceux qui souffrent directement de ces attaques résistent et cherchent des solutions nouvelles. Et l’extrême droite et ses fausses solutions ne sont pas les seuls à en bénéficier. Ces dernières années, nous avons vu apparaître mouvements sociaux, grèves générales, luttes sociales de masse et même de nouvelles formations politiques situées à la gauche de la sociale démocratie. La jeunesse répond présente, ou du moins rejette-t-elle les normes imposées par le grand capital. En témoigne la montée de partis comme Syriza en Grèce et Podemos en Espagne ou le plébiscite de la présidence Corbyn (réélu à plus de 60%) dans un parti travailliste qui depuis longtemps semblait perdu dans ses travers de droite.
L’adhésion massive au Labour britannique de Jeremy Corbyn est un exemple marquant. En reprenant une lutte idéologique et matérielle dans un pays ravagé par le thatchérisme, il a su influer un souffle nouveau à son parti et obtient un relai populaire très conséquent. De quoi faire trembler l’aile blairiste et les Conservateurs, pour qui la presse bas campagne à coup de « Corbyn bashing » récurant. Il ne faut pas porter le chef travailliste en héros du socialisme, mais son engagement à gauche et sa poigne politique paye auprès d’une population asservie à l’ultralibéralisme. Inconsciemment, Corbyn contribue à créer et mobiliser un mouvement qui, sous certaines conditions, pourrait aller bien plus loin qu’il ne peut l’imaginer.
La nécessité du socialisme révolutionnaire
Pourtant, il faut être clair. Ce réformisme de gauche ne peut aboutir aux améliorations des conditions de vie du prolétariat qu’il se propose d’apporter. À la différence de la période d’après-guerre, la situation de crise actuelle n’offre aucune marge de manœuvre pour des réformes progressives. En 2016, le capital n’est prêt à aucune concession quant aux revendications d’une gauche qui tente de s’opposer aux dogmes de l’austérité et du libéralisme à outrance. C’est cette leçon qu’il faut tirer du triste cas grec. Alexis Tsipras et son parti Syriza pensaient améliorer le sort des travailleurs sans pour autant atteindre au cadre capitaliste bourgeois. Lorsqu’il a fallu se confronter directement aux forces du capital mondial, leur seul choix fut de s’incliner aux forces du marché, trahissant ainsi la cause de sa base sociale. Tsipras s’est trouvé incapable de dépasser son réformisme. Impossible pour lui de passer le pas d’une nationalisation des banques et des secteurs clés de l’industrie pour les placer sous le contrôle démocratique des travailleurs. Impossible pour lui de pratiquer l’internationalisme en appelant à l’union des classes ouvrières. Au lieu de suivre cette le véritable socialisme, il a accepté de plier genou face à ses débiteurs et s’est mis à quêter l’aide de gouvernements étrangers tout autant corrompus.
Le constat est clair : un coup d’œil à la carte politique européenne témoigne d’une rupture entre la véritable cause ouvrière et ses relais institutionnels traditionnels. À l’heure du salariat vacillant, du travail précaire et du chômage de masse, il est donc de la responsabilité du socialisme révolutionnaire de reprendre le flambeau et de proposer au prolétariat les moyens de briser ses chaines. En reprenant le leadership des idées, en menant un travail de terrain, en réunissant ses forces historiques et en prônant un programme clair, cette frange aujourd’hui si dynamique a tout à gagner. Reprendre le combat des idées et faire rempart à la peur, voilà l’unique moyen aujourd’hui de porter l’estocade finale à ce capitalisme érodé.
[1] Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 1851
Europe — de Emanuel Tomaselli, ICR Autriche — 16. 11. 2024
Amérique du nord — de la rédaction — 13. 11. 2024
Europe — de Jack Halinski-Fitzpatrick, marxist.com — 11. 11. 2024