L’industrie sidérurgique suisse est en crise. Le parlement a créé un précédent avec des mesures protectionnistes. Mais pour préserver les emplois, une lutte autonome de la classe ouvrière sera nécessaire.

Les deux dernières entreprises sidérurgiques du pays ont annoncé des licenciements massifs : Stahl Gerlafingen (SO) veut jeter 179 travailleurs à la rue (dont 59 déjà au printemps dernier) ; Swiss Steel (LU) supprime 800 emplois, dont 130 chez Steeltec en Suisse.

Cependant, la crise touche presque toute l’industrie. Unia a comptabilisé 1 200 emplois industriels supprimés en 2024. Toute une série d’usines sont fermées ou menacées. Comme pour l’Allemagne, la Suisse est menacée de désindustrialisation.

Une large alliance inter-classes s’est désormais formée. Les syndicats, le PS et la grève du climat, mais aussi des politiciens locaux de l’UDC ou du PLR, font pression sur le Conseil fédéral. Ils exigent le soutien de l’Etat aux entreprises de l’industrie sidérurgique et une « politique industrielle » active – c’est-à-dire du protectionnisme.

En tant que communistes, nous sommes aux côtés des travailleurs, des syndicats, mais aussi de la grève du climat ou du PS, dans la mesure où il s’agit de défendre l’emploi et l’objectif de conversion écologique de l’économie.

Mais nous devons mettre en garde contre les fausses solutions. Le protectionnisme ne garantira pas les emplois et ne résoudra certainement pas la crise climatique. La classe ouvrière ne peut compter sur les patrons, le parlement ou le gouvernement, mais uniquement sur ses propres forces. Il faut d’urgence une large mobilisation contre les coupes dans toute l’industrie, basée sur un programme de lutte de classe.

La racine de la crise

La cause profonde de la menace de désindustrialisation est la crise du système capitaliste lui-même. Sous le capitalisme, les entreprises appartiennent à des particuliers et sont en concurrence les unes avec les autres sur le marché. Chaque entreprise cherche à réaliser son propre profit, sans tenir compte des barrières du marché. Cela conduit à la surproduction et à la diminution des possibilités d’investissement rentables dans l’économie réelle. Cela renforce à son tour la concurrence pour les débouchés.

Sur cette base, nous avons assisté ces dernières années dans le monde entier à une forte évolution vers le protectionnisme et la formation de blocs géopolitiques. S’il y a trop d’usines pour les marchés limités, alors il faut quelque part fermer des usines et licencier des travailleurs. Mais où ? Les États-nations défendent les intérêts de « leurs » capitalistes. Tous veulent que les coupes se fassent chez leurs concurrents à l’étranger. C’est pourquoi ils imposent des droits de douane sur les marchandises étrangères ou subventionnent les entreprises nationales afin de les protéger de la concurrence étrangère (protectionnisme).

Cependant, lorsqu’un Etat prend des mesures protectionnistes, ses concurrents doivent également réagir pour ne pas se laisser distancer. C’est ainsi que les Etats-Unis, la Chine et l’UE s’entraînent dans un cercle vicieux de mesures qui sapent le commerce mondial, lequel a été le principal pilier de l’économie mondiale au cours des dernières décennies.

Plus concurrentiels

La crise de l’industrie sidérurgique suisse reflète de manière exemplaire cette évolution générale et globale. Il existe des surcapacités massives dans la production d’acier au niveau mondial. La Chine pourrait à elle seule couvrir 63 % de la demande mondiale. Pour protéger leur propre industrie, les États-Unis ont imposé en 2018 des droits de douane sur l’acier chinois – ce à quoi la Chine a réagi en imposant des droits de douane protecteurs. Pour ne pas sombrer complètement entre ces blocs, l’UE a dû elle aussi soutenir étatiquement son industrie sidérurgique. L’industrie suisse de l’acier en a subi les dommages collatéraux.

La guerre en Ukraine – elle-même une manifestation de l’aggravation des tensions entre les blocs impérialistes – a en outre fait exploser les coûts de l’énergie en Europe. C’est un autre facteur central des problèmes de rentabilité des entreprises sidérurgiques suisses. La surproduction et les coûts élevés de l’énergie sont également les raisons déterminantes de la crise profonde de l’industrie automobile allemande. Celle-ci touche à son tour durement les sous-traitants suisses – entre autres l’aciérie d’Emmenbrücke.

Surproduction, subventions pour la concurrence étrangère, prix élevés de l’électricité, effondrement des débouchés en Allemagne : dans ces conditions, les deux aciéries suisses ne sont tout simplement pas compétitives au niveau international. Dans l’exemple de deux entreprises, nous voyons la force des grandes tendances de la crise du capitalisme. Dans la lutte mondiale pour les marchés et les profits, l’UE est écrasée entre les Etats-Unis et la Chine, et avec elle la petite Suisse, qui dépend des exportations.

Libre marché ou protectionnisme ?

Avec la crise de l’industrie sidérurgique, les appels à une « aide de l’Etat » et à une « politique industrielle » se sont également fait entendre en Suisse. Une majorité vient même de se dégager au Parlement en faveur d’une aide d’urgence visant à exonérer les entreprises sidérurgiques d’une partie des coûts de l’électricité. Cette décision constitue une brèche presque historique dans la politique économique ultra-libérale de la Suisse.

Le Conseil fédéral s’oppose avec véhémence à de telles subventions. Il est soutenu par les idéologues libéraux de la bourgeoisie de chez Economiesuisse, de la NZZ et compagnie. Ils argumentent que l’industrie sidérurgique n’est « pas d’importance systémique ». Il faut « permettre un changement structurel »: si une entreprise n’est pas compétitive, elle doit être fermée. Le capital doit circuler librement là où il est rentable.

Le fait que l’aile dirigeante du capital suisse veuille, contrairement à la tendance mondiale, s’en tenir énergiquement à sa position traditionnellement libérale, s’explique par deux raisons. Premièrement, ils se rendent compte que le capitalisme suisse est de toute façon trop faible dans la concurrence internationale pour pouvoir rivaliser avec les grands dans la course au protectionnisme. Deuxièmement, ils voient que la crise de l’industrie sidérurgique n’est qu’un avant-goût d’effondrements bien plus massifs. La crise de l’industrie automobile allemande va toucher de plein fouet l’industrie suisse de la sous-traitance. Celle-ci emploie 32’000 travailleurs, soit environ 20 fois plus que les deux principaux groupes sidérurgiques. Les libéraux veulent éviter à tout prix un précédent qui permettrait à toutes les branches non rentables d’aller quémander de l’aide à l’Etat.

Il y a du vrai dans les deux cas. Mais le revers de la médaille, c’est qu’ils acceptent la désindustrialisation et les licenciements de masse. Dans la cruelle logique du capital, la vie des familles ouvrières n’a pas d’importance. 

Il faut évidemment lutter pour défendre les emplois. Mais le protectionnisme n’est pas non plus une solution pour la classe ouvrière. « Libre-échange contre protectionnisme » a toujours été un débat au sein de la bourgeoisie. Il s’agit de deux méthodes différentes utilisées par le capital pour garantir ses profits. Dans les deux cas, la classe ouvrière paie pour sa crise du capitalisme.

Mort par balle ou par lente asphyxie ?

Le protectionnisme est une aide de l’État à une entreprise capitaliste privée. L’ensemble de la société doit payer pour que certains capitalistes puissent continuer à faire des profits. Ainsi, la réduction des coûts de l’électricité pour les capitalistes de l’acier doit être financée par une augmentation des prix de l’électricité pour tous les autres : Les travailleurs de l’acier sont mis en contradiction avec tous les autres travailleurs et les petites entreprises, plutôt que contre la classe des capitalistes.

Le caractère fondamentalement capitaliste de la politique économique protectionniste ne change pas, même si l’argumentaire en sa faveur est social (préserver les emplois) ou écologique (promouvoir l’acier local, moins émetteur de CO2). C’est la politique de Trump, peinte en rouge ou en vert.

Les États-Unis, l’UE ou la Chine ont déjà vendu nombre de leurs mesures protectionnistes de ces dernières années comme « vertes ». L’écologie n’est alors qu’un prétexte dans la guerre économique entre les différents blocs impérialistes, où chacun tente de protéger les profits de sa propre industrie – au détriment des autres. C’est le comble du cynisme lorsque des UDC comme Imark appellent maintenant à des subventions et soulignent « qu’il s’agit de mesures de politique environnementale » !

Les marxistes ne sont ni pour ni contre la décision du Parlement d’accorder des subventions. Nous déclarons, au contraire, que la classe ouvrière doit s’organiser de manière indépendante contre les capitalistes et leur État. 

A Gerlafingen et Emmenbrücke, les travailleurs se sont mobilisés avec les syndicats pour empêcher les licenciements. Grâce à la décision du Parlement, d’autres licenciements ont été reportés, du moins temporairement. C’est un succès pour les ouvriers concernés. Mais nous ne devons pas nous laisser avoir, il s’agit bien d’une victoire à la Pyrrhus ! 

Les subventions accordées aux capitalistes ne résolvent aucun problème : la surproduction d’acier demeure ; le déficit de Stahl Gerlafingen est nettement plus important que les subventions ; la crise de l’industrie automobile allemande, principal débouché de Steeltec, demeure. Aucun emploi n’est donc garanti. Les licenciements massifs sont simplement repoussés à plus tard.

Libre marché ou protectionnisme : pour les ouvriers, c’est un choix entre une mort instantanée par balle par une mort lente par asphyxie. Soit les usines sont directement fermées et les travailleurs licenciés. Soit les licenciements sont reportés, en faisant payer le reste de la classe ouvrière par des augmentations de prix ou des augmentations d’impôts. Finalement, les licenciements massifs arriveront tout de même dans un, deux ou cinq ans. 

La stratégie protectionniste des syndicats et du PS est une impasse. Ce n’est pas en mendiant des subventions auprès des PDG, des politiciens ou de l’État, mais en menant une lutte autonome de la classe ouvrière que l’on pourra garantir les emplois sur le long terme.

Contrôle ouvrier et nationalisation

La classe ouvrière ne peut compter que sur ses propres forces. Aucun emploi n’est sûr tant que les travailleurs dépendent des capitalistes. Même si des subventions ont été accordées, les sidérurgistes doivent s’organiser indépendamment des capitalistes dans l’entreprise. Ils doivent exiger l’ouverture des livres de comptes et le droit de veto sur toutes les décisions.

Les travailleurs doivent voir eux-mêmes où vont les bénéfices qu’ils ont générés. Ils doivent avoir un aperçu permanent de l’évolution de la situation financière de l’entreprise. Ils ne peuvent pas espérer passivement que leur entreprise est désormais sauvée par des fonds publics, sans en avoir eux-mêmes le contrôle. Sinon, comment peuvent-ils être sûrs que les PDG- malgré toutes les promesses ou les conditions imposées par le Parlement – ne préparent pas la fermeture ou des licenciements collectifs ? La menace de fermeture reste dans l’air et les travailleurs et syndicats doivent préparer des mesures de lutte, exiger l’expropriation de l’entreprise.

Les syndicats ont un devoir à accomplir, et l’industrie de l’acier n’est que le commencement. La crise du capitalisme touchera aussi durement tous les travailleurs en Suisse. La lutte contre les licenciements massifs, les fermetures d’usines et la désindustrialisation nécessite une campagne largement coordonnée et courageuse pour défendre chaque emploi.

Partout où des fermetures menacent, les syndicats et le mouvement ouvrier doivent exiger la nationalisation sous contrôle ouvrier sans indemnisation. Des comités de travailleurs et de grève doivent être élus et se préparer à des grèves, des occupations et des mobilisations massives de la population. C’est la seule façon de créer une pression suffisante pour s’imposer face au gouvernement capitaliste.

Les capitalistes légitiment toujours leur existence en arguant qu’ils « créent des emplois » et assument le « risque entrepreneurial ». Mais s’ils échouent à cause des contraintes de leur propre système capitaliste, devrions-nous les sauver en les subventionnant ? Non ! S’ils ne peuvent plus garantir les emplois et les salaires, ils ont perdu leur droit d’exister. Les capitalistes ont fait assez de profits sur le dos des travailleurs.

Il y a suffisamment de ressources, de travailleurs, de savoir-faire et de technologie dans la société pour permettre à chacun d’avoir un emploi sûr et utile et de mener une bonne vie. Si ce n’est pas le cas aujourd’hui, c’est uniquement parce que la production sous le capitalisme est motivée par le profit. 

La réponse à la crise de son système n’est pas le protectionnisme. La seule réponse allant dans le sens de la classe ouvrière est l’expropriation de toutes les grandes entreprises industrielles, des banques et des groupes énergétiques. Cela permettra une planification rationnelle et socialiste de l’économie en fonction des besoins des gens, en harmonie avec leur environnement. L’acier produit de manière durable sera absolument central dans cette économie; pour une grande offensive de construction de logements sociaux, pour la mise en place d’une infrastructure énergétique durable entièrement nouvelle, pour un système de transports publics gratuit et largement développé et bien d’autres choses encore. Le moyen d’y parvenir est d’organiser la classe autour d’un programme socialiste.


Gerlafingen : 1’000 manifestants solidaires, 1 CEO toxique


En novembre, les syndicats ont organisé une manifestation à Gerlafingen contre les licenciements massifs du groupe Beltrame. Plus de 1’000 personnes – dont des militants de la grève du climat, des jeunes socialistes, et des communistes – sont venues sur le site de l’entreprise sidérurgique en solidarité avec les travailleurs. 

Les parlementaires et les dirigeants syndicaux présents ont appelé à la bienveillance du Conseil fédéral pour qu’il réduise les coûts de l’électricité afin de sauver l’usine. Le PDG de l’entreprise, Alain Creteur, a lui aussi été invité à monter sur scène et à se joindre au même chœur. Il a dit aux travailleurs qu’ils formaient « une grande famille » et qu’il fallait s’unir pour obtenir l’aide de l’État.  

Pour rappel, nous protestions contre les licenciements décidés par le PDG. Lui et ses six copains du conseil d’administration ont mis à la rue des dizaines de travailleurs sans qu’on leur demande leur avis, tout en encaissant quatre millions de francs de salaire l’année dernière. Il réclame maintenant des subventions pour son entreprise à but lucratif. Si Stahl Gerlafingen doit être « une grande famille », alors ce CEO est un père de famille extrêmement toxique.

Dans son discours, une militante de la grève du climat a expliqué que la grève du climat n’avait pas atteint ses objectifs en faisant appel au Conseil fédéral. Elle a appelé les personnes présentes à prendre la lutte en main. Nous avons fait de même. La camarade Jessica a parlé dans son discours de la grève des CFF à Bellinzone en 2008. Les travailleurs avaient alors fait grève pendant plusieurs semaines et avaient ainsi obtenu le maintien de l’usine CFF. 

Nous étions sept sur place et avons discuté de notre programme avec les gens sur la base du communiste et d’un flyer. Nous avons pu vendre huit journaux et mener des discussions instructives. Notamment avec des ouvriers de Stahl Gerlafingen. L’un d’entre eux nous a accordé une interview (voir ci-dessous). Nous n’avons toutefois pas réussi à nous faire entendre auprès de lui et de ses collègues. Ils ont accepté les licenciements déjà décidés et ont mis tous leurs espoirs dans un sauvetage de l’usine par la politique. 

Tobias Hänni et Dario Dietsche, Berne


Entretien avec des sidérurgistes


Je suis Olivia, du PCR, et je suis ici en pleine solidarité avec les travailleurs. Depuis combien de temps travailles-tu chez Stahl Gerlafingen ?

Depuis quatre ans. Mais ça fait 40 ans que je travaille dans l’industrie sidérurgique. Je ne suis pas concerné par les licenciements.  

Quelle était l’ambiance après l’annonce des licenciements ?

Pour l’instant, nous nous serrons tous les coudes. Bien que nous ayons tous peur pour nos emplois, nous voyons les petits succès. Par la politique, nous aurons peut-être une chance de survivre. Nous espérons que nous pourrons poser les bons jalons pour que l’aciérie puisse continuer à produire. Cette aciérie est l’une des moins émettrices de CO2 au monde, c’est pourquoi il serait fatal de fermer cette usine et de continuer à en exploiter d’autres à la place. Pour nous, les travailleurs, il n’est donc pas vraiment compréhensible que cela se passe ainsi ici. J’espère que le gouvernement changera d’avis et ensuite, nous verrons ce qu’il se passera. 

Jusqu’à présent, la lutte est en grande partie laissée au Parlement. Au PCR, nous pensons que les travailleurs doivent se battre eux-mêmes pour préserver les emplois et l’usine. L’exemple de la grève des CFF en 2008 montre que l’on peut ainsi sauver une usine. 

Je vois les choses un peu différemment. Ces licenciements massifs doivent avoir lieu. Nous avons des coûts de production trop élevés par rapport à d’autres pays – la France, l’Italie ou l’Allemagne – parce que nous ne recevons pas assez de soutien de l’État. Et si nous faisons grève maintenant, nous n’encaissons plus d’argent et l’entreprise est alors condamnée à mort. Dans ce cas, je trouve que la paralysie de l’usine est contre-productive. Nous avons vu que le CEO est aussi parmi nous aujourd’hui, parce son but est aussi de sauver l’usine.

Mais le groupe Beltrame n’est pas un bienfaiteur. Ils ne gèrent pas l’entreprise parce qu’ils trouvent l’acier beau – mais pour faire des bénéfices.  

Quand j’entends combien nous perdons à cause du prix de l’électricité, je me dis que le groupe Beltrame est relativement humain et qu’il est moins dans « l’entrepreneuriat ». Ils ont un attachement particulier à l’acier. Ils le montrent aussi en continuant à exploiter l’usine malgré d’importantes pertes. 

Interview réalisée par Olivia, Bienne