Pour changer la société, il faut des perspectives claires. C’est pourquoi nous élaborons chaque année une analyse générale de la situation économique et politique en Suisse. Celle-ci nous sert de boussole pour nous orienter dans le travail politique quotidien. Nous publions ici le document sur les perspectives 2023, qui a été discuté par tous les membres de l’étincelle dans toute la Suisse et adopté lors du congrès national fin avril. Rejoins-nous dès aujourd’hui pour discuter de ces perspectives avec nous et se préparer à la révolution en Suisse !
Perspectives de la lutte des classes en Suisse en 2023
L’année 2022 a été – après 1973, 2008 et 2020 – un nouveau point de rupture. La crise organique a atteint un nouveau niveau. La période d’après-guerre a été une situation historique exceptionnelle. Le capitalisme a connu un deuxième printemps avec 30 ans de croissance ininterrompue. Mais cette période est terminée depuis longtemps. 2022 marque définitivement le début d’une nouvelle période : une période de « permacrise ».
La crise du capitalisme mondial impacte clairement laSuisse. L’inflation et la hausse du coût de la vie constituent une attaque généralisée que la classe ouvrière suisse n’avait pas connue à une telle échelle depuis des décennies. L’effondrement du Crédit Suisse et le sauvetage des banques par le Conseil fédéral ont clairement fait apparaître à la surface le déclin de l’impérialisme suisse. La propagande bourgeoise sur le « particularisme suisse », l’éternelle stabilité suisse » et le fait que « tout va bien en Suisse » correspond de moins en moins à la réalité de la classe ouvrière. Cela marque l’entrée du pays dans une période de préparation à l’explosion sociale.
La crise des années 70 a été la première crise synchrone du système depuis la Seconde Guerre mondiale. Pour la première fois, les contradictions internes du capitalisme ont refait surface. Cela signalait l’entrée dans une nouvelle période, une période de crise organique. Une série de facteurs et de mesures ont permis au capitalisme de se stabiliser à nouveau et de continuer à développer les forces productives, même si cela n’a plus jamais été au même niveau. Parmi ces facteurs, on peut citer la mondialisation, principal moteur de la croissance, l’intégration de l’ex-Union soviétique et de la Chine dans le capitalisme, l’affaiblissement des syndicats, le démantèlement continu de l’État social, le développement considérable de la dette, les réductions d’impôts des entreprises, l’expansion des politiques fiscales etc.
Cette période a pris fin avec la crise économique de 2008. Avec des mesures fiscales et monétaires extrêmes, les capitalistes ont tenté de répéter la reprise passée. Mais cela s’est avéré impossible. La reprise après 2008 a été anémique et spéculative. L’expansion du commerce mondial a stagné. Puis, le covid a brisé l’équilibre instable de 2020. La classe dirigeante a alors gouverné en recourant à nouveau et de manière multipliée aux mêmes moyens de crise.
Tel a été le processus historique derrière le tournant de 2022. La bourgeoisie a repoussé la crise pendant des années et des décennies. Ce faisant, elle n’a résolu aucun problème, bien au contraire. Elle a épuisé tous ses moyens anticycliques pour repousser la crise. Et en même temps, c’est précisément ce report des contradictions qui a un prix aujourd’hui : la crise se reproduit à une échelle beaucoup plus grande. Les différents facteurs de crise font surface simultanément, s’aggravent mutuellement et culminent dans une tempête parfaite – et la bourgeoisie se retrouve sans armes ! C’est le tournant de 2022. Une reprise économique durable est exclue. Toutes les tensions augmentent. Les événements et les escalades se précipitent. Nous sommes face à la période la plus turbulente depuis le début du mode de production capitaliste. Le capitalisme ne connaît pas d’issue.
Que se cache-t-il derrière cette impasse ? Le capitalisme n’est plus en mesure de développer les forces productives. Il a rempli sa mission historique. Depuis lors, il représente un frein au progrès de l’humanité. Les deux conditions fondamentales dans lesquelles le capitalisme opère, la propriété privée des moyens de production et l’État-nation, sont devenues des entraves trop étroites pour les énormes forces productives modernes. Le potentiel humain a depuis longtemps évolué au-delà des règles absurdes du capitalisme. Mais tant que celles-ci ne seront pas consciemment dépassées et remplacées par un nouveau système – une économie rationnellement planifiée -, nous serons contraints d’assister au processus de pourrissement du capitalisme.
Le système est totalement incapable de satisfaire les besoins les plus fondamentaux de la majorité. Cela se vérifie tous les jours : qu’il s’agisse du taux de mortalité accru dans les hôpitaux en sous-effectif, de la pénurie d’électricité en Europe, du nombre record de morts dans la zone du tremblement de terre turco-syrien. Le capitalisme tue et produit le chaos. Non pas parce que les problèmes sont insolubles, non ! Parce qu’une petite minorité accorde plus d’importance à ses privilèges qu’à la survie des neuf dixièmes de la population mondiale !
L’impasse fondamentale actuelle du capitalisme ne peut être résolue que de deux manières. Soit on permet à la classe dirigeante de s’accrocher au pouvoir et à tous ses privilèges. Elle n’a pas de solution à la crise. Elle entraînera toute la société avec elle dans l’abîme. Cela signifie la destruction des forces productives et de la culture de l’humanité – l’enfoncement dans la barbarie. La seule alternative est la suppression positive des entraves capitalistes, de la propriété privée et de l’État-nation. Cela ne peut être accompli que par la révolution socialiste internationale de la classe ouvrière.
Mais la classe ouvrière n’est pas prête aujourd’hui à renverser les capitalistes. Il lui manque une compréhension approfondie de la situation et de la solution. Il lui manque une organisation révolutionnaire. C’est pourquoi elle ne peut pas surmonter positivement les contradictions. Nous sommes entrés dans une longue période de luttes de classe massives – une période de révolutions et de contre-révolutions dont l’issue n’est pas déterminée à l’avance. Notre tâche est de construire dans ces luttes l’organisation et la conscience nécessaires à une révolution.
Caractéristiques particulières de la nouvelle période de crise
Les événements de ces dernières années et de l’année dernière en particulier confirment de manière impressionnante tout le travail de perspective de la TMI. Toutes les tendances centrales élaborées au fil des années et des décennies se sont concrétisées. L’inflation, la fin de la mondialisation et l’aggravation des contradictions impérialistes sous la forme d’oppositions entre blocs – les principaux facteurs de crise qui ont fait surface en 2022 – en sont des exemples parfaits. Concernant la Suisse, les marxistes ont pointé pendant des années la perspective de la crise capitaliste et du déclin de l’impérialisme du pays. Cela s’est complètement confirmé avec l’inflation, le fléchissement du Conseil fédéral sur la question de la neutralité par l’adoption des sanctions contre la Russie, ainsi que l’effondrement du CS. A travers les nombreuses discussions sur les perspectives de ces dernières années, on obtient une preuve éclatante de la supériorité du marxisme. C’est la réalité et le déroulement concret de la crise qui doivent confirmer notre analyse. Il s’avère, comme le dit Léon Trotski, que le marxisme donne « les avantages de la prévision sur l’étonnement ».
La mondialisation a été le principal soutien du capitalisme dans la dernière période. Son inversion est le plus grand danger pour la stabilité du système. La mondialisation a été la tentative des capitalistes de repousser les limites étroites de l’État-nation. Une énorme extension de la division internationale du travail a permis d’augmenter la productivité, l’efficacité et de baisser les prix. Mais un report n’est pas un dépassement. L’État-nation n’a pas été aboli. Aujourd’hui, le protectionnisme, le rapatriement de la production vers des pays alliés (ce que l’on appelle le « friendshoring ») et la formation de blocs sont au centre des préoccupations. Ce renversement n’est pas la conséquence de mauvaises décisions, mais découle des contraintes internes du système !
La mondialisation devait nécessairement conduire à une crise globale du capitalisme. La croissance – stimulée par le report temporaire des limites nationales des marchés, donc par l’expansion du commerce mondial – devait un jour atteindre ses limites. Les marchés se sont sursaturés à l’échelle mondiale. La mondialisation a débouché sur une crise de surproduction mondiale. Il en résulte une intensification de la concurrence entre les multinationales et les États.
En cas de crise, chaque classe capitaliste regarde pour elle-même. Toutes essaient d’exporter la crise interne. La montée du nationalisme économique est une réaction nécessaire des capitalistes à la crise. Après 2008, la part des exportations dans le produit intérieur brut mondial a commencé à stagner. Le covid puis la guerre d’Ukraine ont définitivement annoncé la fin de la période de mondialisation et le début d’une période de nationalisme économique.
C’est la cause de l’augmentation des tensions impérialistes, de la guerre économique naissante entre les Etats-Unis et la Chine, des bruits de sabre autour de Taiwan, de la guerre en Ukraine, etc. Vers l’extérieur, il faut sécuriser les alliances, les zones d’influence, les débouchés, les sources de matières premières et les voies commerciales, si nécessaire par la guerre. Cela aura des conséquences radicales, y compris pour le capitalisme suisse (voir le chapitre « Changement de marée et formation de blocs »).
L’apparition brutale de l’inflation n’est pas non plus un malheureux hasard . Elle est une conséquence directe des mesures prises par les capitalistes. La crise de 2008 a mis en péril la survie de leur système. Pour éviter un énorme effondrement, les extrémistes du marché libre ont dû jeter toute orthodoxie aux oubliettes. Des plans de sauvetage étatiques de plusieurs milliards ont été mis en place – par l’État qui ne devrait jamais intervenir dans l’économie ! Même après plus d’une décennie de mesures d’austérité agressives, les dettes accumulées n’ont pas pu être réduites. Au contraire : une politique monétaire extrêmement souple a injecté des billions dans le système par le biais de ce que l’on appelle le « Quantitative Easing ». Les taux d’intérêt ont été réduits à des niveaux négatifs. Mais dans la crise de surproduction capitaliste, la croissance espérée n’a pas eu lieu. Ces sommes n’ont pas aidé à développer la production. Les investissements sont restés faibles. En effet, une grande partie de cet argent est allée directement dans la spéculation (immobilier, bitcoins et rachats d’actions). C’est entre autres pour cette raison qu’il n’y a pas eu d’inflation directe. C’était une invitation à l’endettement pour les États, les entreprises et les particuliers. En conséquence, l’endettement massif a entraîné une dépendance vis-à-vis des taux d’intérêt bas. C’est pourquoi ces mesures folles n’ont pas été levées.
Puis 2020 est arrivé : la crise du capitalisme la plus profonde et la plus synchronisée au monde. Les capitalistes n’ont eu d’autre choix que de hisser les mêmes mesures à un nouveau niveau. Les banques nationales des États-Unis, de l’UE et du Japon ont dépensé un total de plus de 6 000 milliards de dollars. Cela s’est heurté aux distorsions dues au confinement, au changement de comportement des consommateurs et au chaos des chaînes d’approvisionnement. Le risque d’inflation s’est transformé en inflation réelle. Cela a d’abord été nié. La guerre en Ukraine et ses conséquences l’ont rapidement accélérée. La guerre n’en était pas le déclencheur et, par conséquent, la fin de la guerre ne mettra pas fin à l’inflation. Le protectionnisme et les tarifs douaniers, les chaînes d’approvisionnement plus coûteuses et les catastrophes naturelles plus fréquentes, etc. – tous ces problèmes capitalistes demeurent et tous entraînent une hausse des prix.
Le seul instrument dont disposent les capitalistes pour lutter contre l’inflation est l’augmentation des taux d’intérêt, dans l’espoir qu’une récession ainsi provoquée fasse baisser la demande. Ce qui est sûr, c’est que la récession arrive. Selon la directrice du FMI, 2023 devrait être « pire que 2022 » ! Les bourgeois prétendent pouvoir maintenir l’ampleur de la récession dans des limites « contrôlées ». Mais premièrement, personne ne peut contrôler une récession. Et deuxièmement, l’inflation ne disparaîtra pas. Ce qui se profile, c’est une baisse relative du taux d’inflation. Aux Etats-Unis, il est passé de 9,1 % en juin à 6,4 % en janvier, et en Grande-Bretagne de 9,6 % en octobre à 8,8 % en janvier. Les deux sont encore élevés ! Le résultat le plus probable est donc la « stagflation », voire la « slumpflation », c’est-à-dire une inflation élevée associée à une stagnation économique et à de violents épisodes de crise. Le dilemme bourgeois entre l’inflation et la hausse des taux d’intérêt illustre l’impasse du capitalisme et l’aggrave encore. Après des années de taux d’intérêt bas, les marchés et les États sont devenus véritablement accros à l’argent bon marché. Celui-ci est désormais retiré par à-coups avec l’augmentation des taux d’intérêt. Les souffrances de ce sevrage à froid sont terribles, les dangers énormes : un grand nombre d’entreprises zombies pourraient être poussées à la faillite. Pour les pays très endettés en particulier, la hausse des taux d’intérêt dévore une part dangereuse des dépenses publiques (voir l’Italie), ce qui déclenchera un jour ou l’autre une crise de la dette publique.
Contrairement aux attentes empiristes des bourgeois, le danger le plus immédiat des hausses de taux d’intérêt est venu des marchés financiers. L’effondrement de la Silicon Valley Bank a été une conséquence directe de la nouvelle politique des taux d’intérêt. Des placements apparemment sûrs comme les obligations d’État se sont rapidement transformés en placements à haut risque. Cela a déclenché une crise bancaire internationale, dont le point culminant provisoire a été l’effondrement du Crédit Suisse. Il y avait (ou plutôt il y a toujours) un risque de propagation à une crise économique mondiale, ce qui entraînerait une explosion sociale immédiate dans de nombreux pays. Les capitalistes avaient raison d’avoir peur et n’étaient manifestement pas prêts à accepter les conséquences nécessaires de leurs mesures. C’est pourquoi les banques ont à nouveau été sauvées par d’énormes fonds publics, et la FED a en outre ralenti ses hausses de taux d’intérêt. L’inflation et la lutte des classes sont ainsi relancées. La classe dirigeante a le choix entre la peste et le choléra, entre l’inflation et la crise financière et économique – et elle finit par récolter les deux. Dans la période actuelle, il n’y a pas de bonne solution pour les capitalistes. Toutes leurs actions mènent directement à la crise et à la lutte des classes.
Dans les années 1930, c’est précisément la politique économique protectionniste des pays européens et des Etats-Unis qui a transformé le krach de 29 en Grande Dépression, laquelle a dominé l’ensemble des années 1930. De même que de nombreux gouvernements recourent aujourd’hui au protectionnisme, les décisions d’augmenter brusquement les taux d’intérêt ne sont pas simplement des décisions stupides. Dans la période actuelle, comme le dit Engels en paraphrasant Hegel, « la raison devient déraison ». Les conditions ont changé : La crise est trop profonde. Même les politiciens bourgeois les plus intelligents – il y en a peu – n’ont pas les moyens de surmonter la crise. L’inflation alimente la lutte des classes et les révoltes. Mais les hausses de taux d’intérêt entraînent la récession et donc la fermeture d’usines et l’augmentation du chômage. Cela n’apaise pas non plus la situation, bien au contraire. Sous le capitalisme, tous les chemins mènent à la ruine.
Nous sommes confrontés à une époque de spirale de crise qui durera des années, voire des décennies. Cela ne signifie ni une crise ininterrompue ni une récession permanente. Il y aura toujours des périodes de reprise. Mais « dans les périodes de déclin du capitalisme, les crises sont de longue durée, tandis que les reprises sont éphémères, superficielles et spéculatives. » ( Trotski, Perspectives mondiales 1921). Les nombreuses contradictions non résolues excluent toute stabilisation pour une période entière. Les trois dernières années complètement folles donnent un premier aperçu de la nouvelle normalité ; cette succession d’irruptions de crises et de catastrophes, c’est le nouveau rythme. Il en résulte des années et des décennies de coups de marteau sur la conscience des masses.
La classe dirigeante se trouve non seulement dans une impasse économique, mais aussi dans une impasse sociale. Dans les pays capitalistes sous-développés, la lutte des classes renoue avec la vague des mouvements de masse de 2019, notamment en Amérique latine. Ces soulèvements massifs n’avaient pas résolu les problèmes fondamentaux des masses. La pandémie avait mis les luttes en pause et aggravé la situation. Tout cela refait surface aujourd’hui.
Dans les pays développés, l’inflation a déclenché une vague de grèves et de conflits sociaux, dont la Grande-Bretagne est la pointe avancée. La lutte des classes y atteint un niveau qu’elle n’avait plus connu depuis 40 ans. C’est la tendance dans toute l’Europe.
Ces mouvements sont des phénomènes de surface qui sont impulsés par un changement plus profond et fondamental : C’est la rupture définitive avec la stabilité précaire du passé. Dans de nombreux pays, notamment en Occident, la conscience et la superstructure politique étaient encore marquées par la période d’après-guerre. Cette période est terminée depuis longtemps. Après 2008 au plus tard, les attaques ont érodé les réserves constituées. Combinée aux expériences de la période précédente et aux contradictions accumulées, l’inflation représente un saut qualitatif et élève la situation à un nouveau niveau : à partir de maintenant, la classe ouvrière est attaquée sans ménagement. La classe dirigeante ne peut plus se permettre une seule concession depuis des décennies. Aujourd’hui, elle est obligée de reprendre toutes les concessions des 70 dernières années. Parallèlement, la classe ouvrière ne peut plus accepter une nouvelle détérioration de ses conditions de vie. C’est une recette toute prête pour des luttes de classe plus intenses dans le monde entier.
« Une fermentation généralisée et une remise en question générale de l’ordre existant ont déjà commencé. Il y a non seulement la possibilité d’une contre-réaction des travailleurs partout, mais aussi d’une réaction massive de larges couches de la société contre le marché, le système capitaliste et toutes ses composantes ». (Perspectives mondiales 2023).
L’énorme mécontentement au sein de la classe ouvrière ne trouve pas d’expression consciente et politique. Les directions de leurs organisations de masse sont toutes politiquement dégénérées et complètement intégrées à l’État bourgeois. Ce qui manque, c’est une direction qui se place résolument du point de vue de la classe ouvrière. Celle-ci n’existe aujourd’hui nulle part. C’est à nous de construire cette direction, ou plutôt de faire le travail préparatoire : former les cadres marxistes qui permettront au marxisme de devenir une force de masse à l’avenir.
Changement de marée et formation de blocs : Écrasé entre les blocs
Tous les blocs impérialistes, en particulier les Etats-Unis et la Chine, sont marqués par la crise organique, qui entraîne des contradictions internes et des tensions sociales. Chaque bourgeoisie veut résoudre ses problèmes au détriment de ses concurrents. C’est pourquoi les tensions impérialistes augmentent. Ce n’est pas un choix individuel. C’est une contrainte qui découle de la crise et de l’impérialisme. La continuité de la politique chinoise de Trump et Biden est emblématique de cette situation. « Make America Great Again » a été abandonné – pas le protectionnisme de Trump. Il est pourtant évident qu’un détachement total du marché mondial serait une utopie totale dans l’état actuel des interdépendances internationales et de la division du travail. La concurrence accrue conduit à l’imposition agressive de ses propres intérêts économiques. Mais cela signifie l’augmentation de la fragilité des chaînes d’approvisionnement et du commerce. La multiplication des conflits impérialistes et la formation de blocs entraînent une plus grande instabilité et renforcent la crise.
L’exacerbation la plus forte se manifeste dans la guerre économique croissante entre les États-Unis et la Chine. Les États-Unis sont de loin la première puissance impérialiste mondiale. Ils ont repris ce rôle à la Grande-Bretagne lors des deux guerres mondiales. Mais les rapports de force sont dynamiques. Les Etats-Unis connaissent eux-mêmes un déclin relatif. Après la Seconde Guerre mondiale, l’économie américaine représentait 50% du PIB mondial (avec seulement 6% de la population mondiale). Aujourd’hui, cette part est tombée à 24%. C’est pourquoi les Etats-Unis sont contraints de défendre leur suprématie par tous les moyens. Mais le déclin se traduit également par un affaiblissement de la puissance militaire. Le gendarme du monde est fragilisé. En Irak, en Afghanistan et en Syrie, il a connu des défaites. En interne, cela se traduit par une fatigue de la classe ouvrière américaine face à la guerre, ce qui rend les interventions militaires directes plus difficiles. La politique intérieure américaine se caractérise par une polarisation extrême, de multiples divisions entre les partis et une crise générale de toutes les institutions bourgeoises. Ce cocktail contraint encore plus les Etats-Unis à imposer leurs intérêts de manière agressive au niveau international. Cela se traduit par une approche agressive à l’encontre de leur plus grand concurrent, la Chine. Les sanctions visent à l’affaiblir en interne et à freiner son progrès technologique. Une politique d’alliance offensive et des menaces contre tous ceux qui se rapprochent politiquement de la Chine doivent faire reculer ce rival à l’extérieur. Mais la Chine n’est pas la seule victime. L’énorme paquet conjoncturel « Inflation Reduction Act » contient une multitude de mesures protectionnistes, dont certaines sont directement dirigées contre la concurrence de l’UE.
La Chine a connu une ascension fulgurante. C’est l’atelier du monde. L’exportation de marchandises est son principal pilier. La croissance, après 2008, était basée sur d’énormes mesures keynésiennes. Mais avec le retour au capitalisme, d’énormes contradictions capitalistes se sont accumulées. Premièrement, l’endettement total dépasse le triple du PIB. Deuxièmement, la plus grande bulle immobilière du monde existe en Chine. Et elle a commencé à éclater ! Troisièmement, l’énorme dépendance à l’égard des exportations pendant une période de crise mondiale est une bombe à retardement. La croissance s’effondre. Quatrièmement, cela entraîne d’énormes tensions sociales. Le chômage des jeunes, l’activité croissante des grèves et les combats de rue dans l’usine Foxconn sont autant d’indices qu’une énorme explosion sociale se prépare. La conclusion : l’ascension rapide de la Chine touche à sa fin ! Il existe trop de contradictions internes, trop aiguës, dans le capitalisme chinois.
Les contradictions internes contraignent la Chine à un impérialisme plus agressif : les exportations sont une question de survie. La Chine mène un agenda impérialiste sur tous les continents. Le pays est contraint de défendre sa zone d’influence, y compris contre les Etats-Unis. Or, les Américains sont bien supérieurs sur le plan militaire. Cela s’aggrave notamment dans le Pacifique. Même si nous excluons, pour le moment, une confrontation militaire directe (nous en parlerons dans d’autres documents), tous les signes indiquent que ce conflit va s’intensifier. Cela aura des conséquences importantes pour l’ensemble du système et l’équilibre international.
La guerre en Ukraine est un catalyseur de tous les processus qui existaient déjà auparavant. Les mesures de guerre économique ont poussé la Russie à se rapprocher de la Chine et ont donné une impulsion supplémentaire à la formation des blocs états-unien et chinois. Cela a renforcé l’évolution générale vers le « friendshoring », la sécurisation des chaînes d’approvisionnement vers les pays alliés. La guerre en Ukraine elle-même – et c’est le plus important – est une guerre impérialiste, un conflit entre les puissances de l’OTAN (dirigées par l’impérialisme américain) et la Russie. Leurs intentions sont, premièrement, d’affaiblir la Russie en tant que concurrent militaire et, deuxièmement, d’enfoncer un coin de l’étroite interdépendance économique entre l’UE et la Russie. Cette interdépendance a donné à l’UE une indépendance économique vis-à-vis des Etats-Unis et un avantage concurrentiel grâce au pétrole et au gaz bon marché. Pour le premier objectif, le bilan est mitigé. Le deuxième objectif a été atteint. L’Europe a dû à nouveau se soumettre davantage aux États-Unis.
C’est un nouvel exemple qui montre que l’UE représente clairement le plus faible des trois pôles impérialistes dominants. L’économie de l’UE est exposée de la même manière aux Etats-Unis et à la Chine. Traditionnellement, elle est une alliée des États-Unis. Mais la croissance est de plus en plus venue des exportations vers la Chine. C’est pour ces raisons que l’UE se retrouve usée dans ce conflit entre les deux concurrents.
La plus grande concurrence extérieure exige une réponse uniforme de la part de tous les pays de l’UE. Par exemple, les attaques du paquet IRA américain exigeaient une réponse unifiée. Mais cela s’est avéré impossible. L’UE est tiraillée par des forces centrifuges de plus en plus fortes. Elle réunit des économies totalement différentes, avec des forces et des besoins différents. En temps de crise, chaque nation y fait également ce qu’elle pense être le mieux pour elle. L’UE est marquée par des actions solitaires internes, le protectionnisme et le nationalisme économique. L’exemple type a été le Brexit. Ce blocage interne augmente la position d’abandon face au conflit croissant entre les Etats-Unis et la Chine. Le gouvernement allemand tente de maintenir le cap de l’équilibrage. Il en résulte des conflits croissants au sein de la coalition et une grande incertitude pour l’économie. Mais il n’est pas possible, ni pour les pays individuels ni pour l’UE dans son ensemble, d’échapper aux développements objectifs. En conséquence, l’UE est écrasée entre les blocs à l’extérieur et transpercée par des forces centrifuges à l’intérieur. Elle est clairement le maillon le plus faible. La classe dirigeante suisse est encore plus exposée : face à l’aggravation entre les États-Unis et la Chine, et face à l’UE déjà exposée.
Le sort de l’économie suisse se joue sur les marchés mondiaux
La recette du succès de la bourgeoisie suisse consistait en un appareil de production qui avait survécu intact aux deux guerres mondiales et en une position parasitaire sur le marché mondial. Ces extra profits impérialistes étaient à la base de la longue stabilité économique, sociale et politique.
L’impérialisme suisse se caractérise par trois particularités : Premièrement, le capital suisse est extrêmement intégré dans le marché mondial. La part du commerce extérieur s’élève à 71 % du PIB. La petite économie compte le dixième plus grand stock total d’investissements directs étrangers de tous les pays impérialistes ! Deuxièmement, comme pour toutes les « petites puissances impérialistes », il existe une dépendance totale vis-à-vis des grandes puissances. L’impérialisme suisse a donc été contraint de manœuvrer entre les grandes puissances et de se spécialiser dans des niches économiques. Cela présuppose au moins leur accord passif. Troisièmement, l’impérialisme suisse, à la différence d’autres petits impérialismes, ne connaît pas de spécialisation régionale. Le capital suisse n’a pas, comme l’Autriche par exemple, une orientation spécifique vers les Balkans ou, comme la Suède, vers les pays baltes. La bourgeoisie suisse a spécialisé son action dans la manœuvre entre tous les blocs et dans la prévention des dépendances unilatérales. Les banques gèrent la fortune privée de patrons avides de tous les continents et l’économie d’exportation sécurise son commerce avec un grand nombre de régions d’exportation pour ses marchandises
Comme toutes les classes dirigeantes, le capital suisse est exposé depuis longtemps à la crise organique et à la concurrence croissante. Elle a procédé à des adaptations qui ont toujours conduit à une accentuation de l’impérialisme et à une exposition plus forte au marché mondial. Elle a ainsi pu profiter pleinement de la période de mondialisation. Des règles commerciales identiques pour tous (petits ou grands), ont permis au capital suisse d’orienter son économie vers des exportations compétitives. Ces mesures d’adaptation ont été couronnées de succès dans le passé. Mais elles ont accru la dépendance vis-à-vis du capitalisme mondial qui traverse aujourd’hui une crise profonde. La tendance générale est aujourd’hui à l’inverse : au protectionnisme et aux relations bilatérales inégales. La bourgeoisie n’avait pas d’autre choix : pour la petite économie suisse, se détacher du marché mondial n’a jamais été une option. Dans la nouvelle période, cette dépendance se retourne contre elle, car le capital suisse y a adhéré pour le meilleur et pour le pire.
La crise des années 1970 a été entièrement déchargée par la classe dirigeante sur la classe ouvrière. Les étrangers et les femmes ont été éjectés du marché du travail par centaines de milliers. L’inflation a fait les frais de l’ensemble de la classe ouvrière. Il s’en est suivi une stabilisation de courte durée, qui a de nouveau éclaté dès la fin des années 80. Jusqu’alors, la bourgeoisie n’avait pas entrepris de grandes adaptations du régime. Ce n’est que dans les années 90 qu’elle a été contrainte de réagir fortement. Nous en avons parlé plus en détail dans le document de perspectives de l’année dernière.
Sa caractéristique la plus lourde de conséquences a été la forte concentration (de capitaux) sur l’économie d’exportation et les grands groupes compétitifs au niveau international. Ce sont justement les secteurs les plus parasitaires qui se sont retrouvés au centre : pharmacie, banques, assurances, holdings et négoce de matières premières. Plus l’industrie d’exportation. Il y a 20 ans, les exportations de biens et de services représentaient 51% du PIB. Aujourd’hui, elles représentent plus de deux francs sur trois de la valeur ajoutée. La conséquence est claire : une énorme dépendance vis-à-vis de l’économie mondiale !
Le capital suisse se spécialise dans quelques secteurs extrêmement rentables. L’industrie pharmaceutique est en tête de liste. Plus de la moitié des exportations sont dues à ce seul secteur (en valeur). Et il se targue d’être responsable de plus d’un tiers de la croissance totale du PIB au cours des dix dernières années. De ces groupes dépendent en effet de larges pans de l’économie générale (sous-traitance, nettoyage, etc.) et donc de nombreux emplois. Cette concentration de capital augmente le risque lié au protectionnisme. Si l’un de leurs marchés d’exportation disparaît à cause de mesures protectionnistes, cela portera un coup disproportionné à l’économie suisse !
La concentration dans des secteurs extrêmement rentables et parasitaires ne signifie pas que la Suisse est immunisée contre la stagnation générale du mode de production capitaliste. La croissance du PIB par habitant connaissait déjà une tendance à la baisse avant 2020. Ce recul était bien plus important que celui de ses concurrents, l’Allemagne et la France (voir graphique). Cela signifie que la majorité des capitalistes ne modernisent pas l’appareil de production, mais exploitent simplement davantage la force de travail. Les capitalistes n’investissent pas pour le plaisir, mais dans l’intention de faire des profits. Dans une crise de surproduction organique mondiale, on n’investit pas parce que les investissements ne seraient pas rentables, car personne n’achèterait les marchandises supplémentaires produites. Ainsi, la tendance générale à la stagnation des forces productives et donc à la stagnation de toute la civilisation se manifeste également en Suisse.
L’effondrement du Crédit Suisse reflète le long processus de déclin de l’impérialisme suisse et alimente ce déclin. C’est un événement décisif, comparable au rejet de l’adhésion à l’EEE en 1992, à la fin du secret bancaire en 2011 et à la fin de la stabilité du cours du franc en 2015. Mais son importance, ainsi que ses conséquences économiques, politiques et sociales, seront incomparablement plus grandes, car cet événement se heurte à une nouvelle situation : la crise exacerbée du capitalisme suisse.
Des centaines de milliers de personnes se demandent : comment en est-on arrivé là ? Comment est-il possible que l’une des plus grandes banques du monde ne soit plus viable d’un seul coup ? La mauvaise gestion des managers n’est pas une explication. La cause se trouve dans le contexte : dans la crise organique du capitalisme et dans l’intensification de la concurrence – y compris dans le secteur bancaire. La crise du secteur bancaire doit être comprise dans le contexte de la longue courbe de l’évolution du capitalisme depuis les années 70. La concurrence s’est intensifiée dans les années 80, à partir de la déréglementation du système bancaire américain. Les banques suisses réagissent alors par une fuite en avant : de nombreuses banques fusionnent pour former les deux grandes banques UBS et CS. En 1978, le CS est entré dans la banque d’investissement First Boston, se lançant ainsi sur le marché américain.
La base matérielle de cette offensive réside dans la niche particulière des banques suisses : le secret bancaire dans la gestion de fortune. Cette niche protégée par l’Etat a donné aux banques le capital nécessaire à cette avancée et leur a permis de résister à la très grande concurrence des banques américaines. Les deux grandes banques suisses ont pris de gros risques. L’UBS l’a payé cher en 2008. Elle a spéculé sur ses activités subprimes et a dû être sauvée par l’Etat. La concurrence américaine (via l’Etat américain) a profité de ce moment de faiblesse pour lancer une offensive contre le secret bancaire. En 2011, la Suisse a dû admettre sa défaite. Cela reflétait déjà la véritable position de l’impérialisme suisse dans le rapport de force international. Avec la fin du secret bancaire, la base historique de la place financière suisse s’est effondrée !
La direction du CS a agi depuis lors de manière représentative pour la bourgeoisie suisse. Elle ne veut et ne peut pas accepter sa position de faiblesse – sous peine de disparaître. La direction du CS continue donc comme avant et s’enfonce encore plus dans la banque d’investissement, ainsi que dans d’autres activités spéculatives. Mais leur pratique avait déjà complètement perdu sa base matérielle avec la perte du secret bancaire ! Les conséquences sont alors apparues « soudainement », avec l’approfondissement de la crise organique, d’abord avec les nombreux scandales, puis finalement avec l’effondrement de l’institution. Dans ce nouveau contexte, plus personne n’a cru à la survie de la banque et c’est la classe ouvrière qui en paie aujourd’hui le prix !
Lors du sauvetage in extremis du CS, la classe dirigeante a subi la pression du capital financier mondial pour éviter à tout prix une crise bancaire. Pour la classe dirigeante suisse, il s’agissait de sauver la place financière suisse. Pour s’en assurer, le Conseil fédéral a enfreint à peu près toutes les lois en vigueur et a promis des garanties financières dépassant le montant total de la dette publique existante. Cela prouve en premier lieu la véritable position du capital financier dans le capitalisme – en tant que centre névralgique de l’ensemble des flux financiers, les banques ont le pouvoir. Le sauvetage du CS a été le sauvetage du pouvoir et de la domination des banques sur l’ensemble de la société et l ‘État et le Conseil fédéral ont de nouveau confirmé leurs rôles d’ instruments.
La chute du CS illustre l’impasse du capital suisse. Un sauvetage direct par l’Etat, comme en 2008 avec l’UBS, aurait été politiquement un énorme catalyseur de mécontentement social. C’est pourquoi la conseillère fédérale Keller-Sutter explique aussi fort que possible qu’il s’agit d’une « business solution » et non d’un sauvetage de banque – mais si le terme change le fond reste le même. Deuxièmement, la fusion forcée avec l’UBS était la seule solution nationale, contrairement à une reprise par les Américains (Blackrock) ou les Saoudiens. La position indépendante de la place bancaire suisse a pu être maintenue, du moins pour un temps. Troisièmement, un autre moyen anti-crise est ainsi épuisé : La prochaine crise bancaire ne manquera pas d’arriver, aura la nouvelle méga-banque en son milieu. Il n’y aura alors pas de deuxième UBS pour une nouvelle soi-disant « business solution ». La nationalisation sur une base capitaliste sera alors la seule solution, ce qui signifie la nationalisation des pertes ! La nouvelle UBS est trois fois plus grande que l’ancien CS. La dette publique exploserait, entraînant tout l’État et toute l’économie dans la crise. La solution capitaliste se dévoile à nouveau comme la préparation d’une crise encore plus grande.
La fin du CS est un clou de plus dans le cercueil de la place bancaire suisse. En l’espace d’un week-end, la place bancaire, la sécurité juridique tant vantée et la place économique suisse ont perdu massivement de leur prestige et de leur stabilité. L’effondrement de ce pilier central de l’économie est l’expression et l’accélérateur du déclin général de l’impérialisme suisse. Celui-ci n’a pas commencé avec l’effondrement du CS, mais trouve au contraire ses racines bien avant. Ce qui est nouveau, c’est que ce déclin est de plus en plus visible. La crise s’exprime aujourd’hui en plein jour. Elle le prouve aux yeux de tous : la Suisse n’a rien d’un cas particulier, mais est bien un pays en crise, livré sans défense à la profonde crise globale.
L’impasse fondamentale n’est pas dûe à telle ou telle décision stratégique des capitalistes. Ce qui est fondamental, c’est le renversement des tendances du capitalisme mondial, l’augmentation continue de la concurrence et des tensions sur le marché mondial. Ces tendances vont directement à l’encontre des piliers fondamentaux du capitalisme suisse ! La Suisse s’use de plus en plus dans la concurrence croissante. Tous les facteurs qui assuraient autrefois la stabilité s’inversent aujourd’hui et sapent continuellement les fondements de l’impérialisme suisse.
La stabilité après les années 90 a été le produit de la forte internationalisation des chaînes de production. D’abord par l’intégration du capital suisse dans l’UE. L’UE est devenue le plus grand partenaire commercial, absorbant plus de la moitié des exportations. Après l’effondrement de 2008, il y a eu une stabilisation rapide, car le capital suisse a pu profiter des plans de relance et ensuite du boom des exportations en Allemagne. La stagnation simultanée sur le marché de l’UE a été compensée par le renforcement des relations économiques avec les États-Unis et avec l’Asie/Chine. Les manœuvres dans les relations commerciales permettent également à la Suisse d’« exporter » la crise. La compensation de marchés stagnants par des marchés en expansion a permis de stabiliser les exportations. Le prix à payer est la dépendance économique vis-à-vis de ces blocs. Près de 80 % des exportations sont destinées aux trois marchés que sont l’UE, les États-Unis et la Chine. Tous trois sont au centre de la formation croissante de blocs et de la guerre commerciale. La stratégie de la bourgeoisie suisse fonctionnait bien tant qu’il y avait encore une croissance globale et des relations commerciales ouvertes. La disparition de ces deux conditions caractérise les relations avec les trois principaux partenaires commerciaux.
L’UE est de loin le partenaire commercial le plus important, avec 55% des exportations. A court terme, cette relation sera marquée par la profonde récession, notamment en Allemagne (17% des exportations à elle seule). Mais les problèmes de l’Allemagne – et de l’UE – ne sont pas de nature à court terme. Toutes deux sont confrontées à de profonds défis structurels. Sur la dernière période, la Suisse a importé la stabilité d’Allemagne après 2008. Après 2022, elle importera la crise. A cela s’ajoute le blocage dans les relations avec l’UE. Le conflit sur l’accord-cadre est insoluble. A long terme, c’est clairement l’UE qui a le plus de poids. Premièrement, le capital suisse est intégré à un degré extrême dans l’espace économique de l’UE et en est donc dépendant. Deuxièmement, la dépendance de la Suisse vis-à-vis de l’UE est plus grande que l’inverse. Pour le moment, l’UE laisse la Suisse tranquille parce qu’elle a de nombreux problèmes plus urgents. Leur calcul est simple : à l’heure actuelle, une escalade ferait plus de mal que de bien à l’UE. Demain, ce ne sera plus forcément le cas. La tendance générale est clairement à l’augmentation des conflits et à l’exploitation totale des relations bilatérales inégales. L’UE ne fera pas de cadeaux à la Suisse. Elle peut rapidement nuire fortement à de nombreux secteurs économiques suisses. La classe dirigeante suisse est impuissante face à des mesures décidées. Elle n’a pas d’alliés sûrs au sein de l’UE.
Les Etats-Unis sont le deuxième partenaire commercial et un débouché en expansion. Le capitalisme américain est lui aussi confronté à une chute sévère. Il est surtout le principal moteur du protectionnisme. Celui-ci vise d’abord la Chine, mais aussi l’UE. La Suisse n’y est généralement « que » victime collatérale. Mais pour le capital suisse aussi, les entraves au commerce ou l’implantation d’usines aux Etats-Unis signifient des coûts supplémentaires. L’attaque frontale contre le secret bancaire a prouvé que les Etats-Unis ont de moins en moins d’égards pour les extravagances suisses. Dans la question des sanctions contre la Russie, il est apparu clairement que la Suisse n’avait rien à opposer à la pression des États-Unis et qu’elle s’y est pliée sans condition.
La Chine a été un pilier important de l’économie suisse au cours de la dernière période. Le commerce a presque quintuplé en 20 ans. Aujourd’hui, c’est le troisième marché d’exportation le plus important. Cette évolution ne se poursuivra pas dans les mêmes proportions. Une épée de Damoclès pèse sur la Chine, premièrement en raison du ralentissement de la croissance. Deuxièmement, la pression des États-Unis augmente. Si les Etats-Unis prononçaient des sanctions dans des secteurs où le capital suisse est actif, la pression pour adopter ces sanctions serait énorme. Dans le cas des sanctions contre les producteurs chinois de microprocesseurs, les Etats-Unis n’ont pas hésité à exercer une forte pression sur les pays tiers qui fournissent les machines. Les Pays-Bas concernés ont immédiatement plié, les ingénieurs néerlandais ont été retirés du jour au lendemain. Comment les capitalistes suisses réagiraient-ils ? En ce qui concerne les partenaires commerciaux, il existe une hiérarchie claire : les exportations vers les États-Unis représentent trois fois les exportations vers la Chine. Les investissements directs représentent dix fois les investissements en Chine. Dans l’ensemble, le calcul est simple : la classe dirigeante suisse devra de plus en plus se soumettre aux intérêts du capital américain. Cependant, tous les capitalistes n’ont pas la même orientation. Un retrait du marché chinois ne se ferait pas sans conflit ! Certaines fractions du capital ont des investissements substantiels en Chine. Elles ne les sacrifieraient pas sans résistance. Il s’agit là d’un foyer de conflit explosif au sein de la classe dirigeante.
Le capital suisse est tributaire du libre-échange. Sa position internationale traditionnelle, la neutralité, est l’expression politique de cette orientation économique. Historiquement, cette politique permettait de naviguer entre les blocs et de commercer avec tous. Mais c’était une politique d’une époque où les niches existaient encore et où les différentes puissances fermaient à chaque fois les yeux sur la Suisse parce que les profits étaient à la hauteur. Cette situation objective a disparu et avec elle le fondement de cette politique. Le capital suisse est d’autant plus contraint de faire du bricolage et de retarder les conséquences. Mais cela ressemble de plus en plus à un combat contre des moulins à vent. La formation de blocs et le protectionnisme sont des tendances objectives qui résultent des contradictions internes du capitalisme en déclin. La bourgeoisie suisse ne peut pas se retirer de ces évolutions objectives. Elle est à leur merci !
L’éclatement de la guerre en Ukraine l’a prouvé de manière éclatante. Après quelques jours, le Conseil fédéral a dû céder sous la pression des Etats-Unis et de l’UE. Depuis, il s’est fermement positionné dans le camp de l’impérialisme occidental. Pourtant, la Russie est un partenaire commercial relativement peu important : Numéro 23. La Chine est numéro 3 ! Les mêmes sanctions contre la Chine plongeraient immédiatement l’économie suisse dans une crise profonde.
L’impérialisme suisse est petit et extrêmement lié à l’économie mondiale grâce à son taux d’exportation élevé. Il est donc impossible pour le capital suisse de se retirer des tendances du marché mondial. Dans le plus grand conflit de notre époque qui s’intensifie – Etats-Unis vs Chine -, elle est exposée sans défense. Ce n’est qu’une question de temps avant que le capital suisse ne soit mis sous pression pour prendre position politiquement et économiquement – avec les Etats-Unis et l’Occident, contre la Chine. Ils devront le faire, même contre leurs propres intérêts économiques ! Avec des conséquences catastrophiques.
L’avenir est également marqué pour la Suisse par une concurrence accrue, la formation de blocs, une marge de manœuvre réduite, des marchés qui s’effondrent, ainsi que les problèmes spécifiques que cette situation provoque : Inflation, coûts élevés de l’énergie, fragilité des chaînes d’approvisionnement. C’est pourquoi en Suisse aussi, la perspective est celle d’une période de succession rapide de crises, d’effondrements et de chocs, de reprises faibles et artificielles et de stagnation à long terme. En raison de sa relative faiblesse économique et politique, la classe dirigeante suisse ne peut rien y faire. Dans cette impasse, les capitalistes n’ont qu’un seul moyen de retrouver leur compétitivité : Les attaques contre la classe ouvrière.
Les facteurs de stabilisation et la manière dont ils disparaissent
Par le passé, la stabilité du régime suisse reposait sur l’essor d’après-guerre et les profits supplémentaires provenant de l’étranger. L’ensemble du gâteau augmentait, il y avait donc la possibilité de distribuer davantage. Ça a été la base matérielle des améliorations. Ce n’est que sur cette base que le partenariat social et les compromis de classe au Parlement ont pu améliorer les conditions de vie. C’est sur cela que reposait la stabilité sociale.
Trente ans d’essor ont laissé une impression durable dans les consciences. La conscience est une chose très conservatrice. L’espoir d’un retour au bon vieux temps subsiste encore longtemps. Mais ces illusions n’ont plus de base matérielle. La bourgeoisie est contrainte depuis longtemps de revenir peu à peu sur tous les acquis. La couche de graisse qui s’était accumulée pendant la longue période d’expansion est en train d’être érodée. Cela constitue la base de l’érosion continue de toutes les illusions et de tous les facteurs conservateurs.
Nous devons relativiser les acquis de l’après-guerre. L’État social suisse n’a jamais fonctionné comme un filet de sécurité sociale. Les 30 dernières années ont été marquées par des mesures d’austérité et des privatisations dans tous les services publics. Grâce au fédéralisme, les capitalistes n’ont pas été contraints de procéder à de grandes contre-réformes isolées. C’est pourquoi il n’y a jamais eu de luttes défensives à l’échelle nationale, telles qu’on les connaît par exemple en France. La bourgeoisie maîtrise avec virtuosité la « tactique du salami » : de nombreuses petites coupes, réparties par cantons, par centaines de caisses et d’assurances (pensions, rentes, AI), mais sans relâche, chaque année ! La résistance a été réduite au minimum. Le peu d’État social qui existait en Suisse a été réduit à néant.
Parallèlement, une politique de réduction des impôts sur les profits, les successions et la fortune pour les riches a été mise en place – avec une augmentation simultanée des impôts par tête, des taxes et de la TVA. En d’autres termes, la majorité verse plus à l’État et reçoit moins en retour. Ces taxes ont absorbé une grande partie des maigres augmentations de salaire de ces dernières années – quand il y en a eu. Un calcul de l’Union syndicale suisse décrit la situation de nombreux salariés aujourd’hui : « Un quart de tous les professionnels avec un apprentissage gagne moins de 5 000 francs par mois (pour un emploi à temps plein). Parmi eux, des boulangers, des vendeurs, mais aussi des dessinateurs en bâtiment. En termes réels, les salaires de ce groupe ont même baissé entre 2016 et 2020. (…) Concrètement, cela signifie qu’environ 500 000 professionnels ont un salaire inférieur à 4 500 francs par mois (pour un temps plein) ». Une grande partie de la classe ouvrière a connu une stagnation, voire une baisse des salaires.
Ce changement se remarque le plus souvent par le stress. L’étude CSS sur la santé 2022 constate que les Suisses citent le stress professionnel comme leur principal problème de santé. Plus d’un quart des personnes âgées de 36 à 56 ans indiquent avoir déjà fait un burnout. Le stress et le burnout sont des maladies populaires, car le travail s’est intensifié dans tous les secteurs au cours des dernières années.
C’est particulièrement vrai dans le secteur des soins. Le quotidien des soins est marqué depuis des décennies par l’intensification du travail due à la réduction du personnel, aux mesures d’austérité et à l’augmentation du nombre de patients. En conséquence, 300 soignants quittent leur profession chaque mois. Ceux qui ne quittent pas le métier tombent malades. Selon Unia, plus d’un tiers des soignants ont déjà été en congé maladie pendant plus d’un mois à cause de leur travail. Le taux d’épuisement professionnel et les maladies liées au stress augmentent le manque de personnel, rendent la planification des équipes encore plus irrégulière et empêchent de prendre régulièrement des jours de congé. Cela augmente le stress et donc les absences. Le troisième hiver du covid (et premier grand hiver grippal) a amené les hôpitaux au bord de l’effondrement. De nombreux services ont dû être fermés et les patients (notamment les enfants) ont dû être expédiés dans d’autres cantons. Il y a une énorme pénurie de personnel : 10 000 travailleurs qualifiés sont recherchés. Au cours des 12 prochaines années, 35’000 postes supplémentaires devront être pourvus. Le capitalisme sera totalement incapable de répondre à cette demande, malgré l’initiative de formation qui ne débutera qu’en 2024. Il est pourtant évident sur ce qu’il faudrait changer : les conditions de travail. Mais cela a un coût. Et les capitalistes doivent continuer à réduire les coûts. C’est pourquoi les soignants n’ont aucune possibilité d’échapper à ce cercle vicieux – sauf s’ils commencent à lutter.
La situation n’est pas meilleure dans d’autres secteurs : la garde d’enfants, l’enseignement, le travail social, etc. L’ensemble des services publics a été réduit à une portion congrue, tout comme les soins, et partout on connaît les mêmes problèmes : coupes budgétaires, sous-effectifs, gel des embauches et augmentation du travail et de la charge de travail. Les conséquences sont également les mêmes : des taux similaires de burn-out et de turn-over. Lors des rares grèves et à chaque manifestation contre les mesures d’austérité, les employés expliquent toujours la même chose : La dernière dégradation n’a fait que faire déborder le vase. Les conditions insoutenables résultant des attaques continues de la période précédente ont été déterminantes. L’ensemble du secteur public est une poudrière.
Il en va de même dans le secteur privé. Les capitalistes ont besoin de toutes les astuces connues pour faire baisser les salaires et augmenter l’exploitation. Par exemple, après l’appréciation du franc suisse en 2015, les barons de l’horlogerie ont baissé le salaire médian de près de 5% d’une année à l’autre ! Outre le recours généralisé au travail temporaire, les capitalistes utilisent à grande échelle la disponibilité des travailleurs frontaliers pour faire baisser le prix de la main-d’œuvre au cours de la dernière période. Dans l’industrie horlogère, les travailleurs frontaliers représentent plus d’un tiers de la main-d’œuvre. A Genève, 70% des infirmières sont des frontalières, contre plus d’un tiers en moyenne en Suisse.
Le processus de baisse constante des conditions de vie de la classe ouvrière se reflète dans la perte de confiance envers les traditions bien-suisses et les institutions bourgeoises. Ces traditions, comme la « culture du compromis » ou la « concordance » au Conseil fédéral, sont des facteurs conservateurs. Elles existent pour masquer les contradictions de classe apparentes. Même la démocratie suisse n’est que la forme la plus stable de la dictature du capital. Comme la « démocratie » n’a rien à offrir à la majorité, la confiance diminue. La participation électorale décroissante depuis 100 ans en est un indicateur. Depuis 1975, elle n’a plus jamais atteint la barre des 50 %. Au niveau cantonal, la participation aux élections diminue depuis les années 80, alors que dans le même temps, la participation aux votations augmente. Parler de dépolitisation est un vain bavardage de politologues. Les gens sont à la recherche de solutions. Mais les partis n’en proposent pas ! Lors de certaines votations, la participation augmente même brusquement, notamment pour l’initiative sur les soins (et la loi sur la pandémie), elle n’avait plus été aussi élevée depuis la votation sur l’adhésion à l’EEE en 1992.
Le plus important pour nous, ce ne sont pas les chiffres, mais la tendance sous-jacente. Au cours de la période écoulée, les conditions de vie de la classe ouvrière se sont sensiblement dégradées, même si ce processus n’était pas perceptible au premier abord. Les conditions de vie et de travail ont été attaquées de toutes parts pendant une longue période. Nombreux sont ceux qui sont déjà sur la paille aujourd’hui. La politique de crise capitaliste a continuellement érodé les réserves sociales. Toutes les illusions sont écrasées par l’expérience quotidienne. Le véritable état de l’impasse économique arrive gentiment dans la conscience des masses. Une grande indifférence et une confiance déclinante règnent à l’égard des institutions bourgeoises. Les facteurs qui retenaient la conscience ont été érodés.
Permacrise et conscience
C’est dans les moments de crise et d’intensification de la lutte des classes que se manifeste la situation réelle, la conscience fait alors un bond. Elle évolue certes avec un décalage aux chocs, mais ces grands événements historiques – la pandémie, la crise et l’inflation – sont les seuls à modifier radicalement la conscience au niveau des masses. La classe ouvrière n’apprend pas des livres, mais des expériences de sa vie. De tels événements historiques se multiplient aujourd’hui. Pourquoi ? Comme pour les mouvements de plaques tectoniques, les tremblements de terre sont particulièrement nombreux sur la ligne de fracture. Aujourd’hui, nous nous trouvons sur une ligne de fracture de l’histoire. Les événements mondiaux s’accélèrent et frappent cette conscience qui rattrape la situation réelle de manière soudaine !
En 2019, nous avions prédit la crise. Mais la majorité des gens n’ont eu droit qu’à l’explication officielle : La pandémie est une exception absolue. La crise ne s’est produite qu’à cause du virus. Ensuite, les années folles s’annoncent,les effets de rattrapage provoqueront une reprise massive! Quel dommage que celle-ci n’eut jamais lieu. La pandémie a été remplacée par l’inflation, la guerre, la crise énergétique, une nouvelle récession et, en Suisse aussi, par une « crise du coût de la vie ». Au début, beaucoup croyaient encore à un retour à la normale. Aujourd’hui, ils réalisent de plus en plus que la situation exceptionnelle elle-même devient une nouvelle normalité. Bienvenue dans la vie en permacrise !
L’incertitude et le désenchantement s’installent : Les grandes promesses idéologiques du passé ne correspondent tout simplement pas à la réalité de la vie des gens qui travaillent. La crise continue crée les bases d’une remise en question massive des anciennes certitudes, idées et illusions. Ce processus, qui a déjà commencé, se poursuivra pendant des années.
La période de la pandémie nous a donné un aperçu des bouleversements futurs. La crise a créé une situation exceptionnelle, pendant une courte période, elle nous a permis de voir les processus qui se déroulent sous la surface. Le changement de conscience de ces dernières années est devenu visible. La confiance des masses dans les institutions s’est effondrée : De juin à octobre 2020, le pourcentage de personnes ayant une grande et très grande confiance dans le Conseil fédéral s’est brusquement effondré : de 66% à 37% ! Parmi les élèves des écoles professionnelles – qui représentent la majorité de la jeunesse – 20% indiquent que leur confiance dans le Conseil fédéral a fortement diminué pendant la pandémie (dans les médias 20%, dans les politiciens 16%). De tels sauts de conscience se produiront de plus en plus à l’avenir.
Les expériences des trois dernières années et l’évolution objective de la crise pour les années et les décennies à venir imposent à la classe ouvrière une série de conclusions importantes : que la Suisse n’est pas du tout un cas particulier, que la stabilité n’est pas éternelle, que l’État est l’instrument de la défense des intérêts du profit et que la lutte ne peut être déléguée à personne. Il n’y a pas de sauveur. La classe ouvrière ne peut se libérer que par elle-même.
L’inflation constitue à cet égard un nouveau point de rupture. Diverses attaques isolées ne sont pas nouvelles en soi. Ce qui est nouveau dans la crise du coût de la vie en Suisse, c’est le fait qu’elle intervient après des années de dégradations des conditions de la classe ouvrière. Ainsi, le tout est plus que la somme de ses parties. L’apparition rapide de l’inflation et de la crise du coût de la vie a entraîné une nouvelle qualité dans la situation objective. Cela accélère le processus de changement de la conscience.
En 2022, l’inflation était officiellement de 2,8%. Pour les biens de consommation courante, elle représente (selon le mode de calcul) jusqu’à 8%. Pour la classe ouvrière, l’inflation est élevée ! Même le franc suisse fort n’aide pas. Pour beaucoup, c’est la première fois de leur vie que tout devient plus cher. Les augmentations de salaire sont loin de compenser cela ! En valeur nominale, ils ont augmenté d’environ 1% en moyenne. Cela signifie près de 2% de baisse des salaires réels pour tous selon les chiffres officiels ! C’est la deuxième année consécutive de perte de salaire réel – et la plus grande baisse collective depuis 40 ans !
A cela s’ajoute la hausse des prix de l’énergie. En moyenne, ils ont augmenté de 27%. Pour un ménage moyen, cela représente 260 francs de dépenses supplémentaires par an. En revanche, il n’y a aucune aide publique : pas de plafonnement des prix, pas d’aide financière. Sauf pour les entreprises énergétiques : Axpo se voit accorder un crédit d’urgence de 4 milliards de francs, sans véritables conditions politiques.
Les primes d’assurance maladie connaissent, elles aussi, une hausse record : 6,6% en moyenne. Les familles ouvrières dépensent 12 à 15% de leur salaire pour les primes. Même avec la franchise la plus élevée, elles paient plus de 1 000 francs par mois. Cela représente une énorme pression financière. Une personne sur vingt vit dans un ménage qui a des retards de paiement sur les primes. Au final, on ne reçoit absolument rien en retour : la majorité choisit des franchises élevées – et paie donc encore une fois chaque visite chez le médecin. L’augmentation de la réduction des primes décidée par le Parlement ne suffit de loin pas à amortir la hausse des primes.
Pour les capitalistes, la solution est claire : les pensions doivent être réduites. L’année dernière, c’était pour les femmes, avec l’augmentation de l’âge de départ à la retraite à 65 ans. Mais ce n’était que la préparation de la prochaine attaque : l’âge de la retraite à 67 ans pour tous. Pour ce faire, la TVA sociale a été relevée. Et la prochaine réforme de la LPP se profile à l’horizon : La réduction du taux de conversion (partie de l’avoir qui est versée chaque année) de 6,8% à 6,0% est déjà fixée. Cela signifie une baisse des rentes dans le deuxième pilier.
La majorité de la classe ouvrière est locataire et là aussi, les prix augmentent. En 2022, les loyers ont déjà augmenté de 2,8% en moyenne. Dans les Grisons, de 6%, à Zurich de 6,2% ! Les propriétaires immobiliers répercutent les hausses des taux d’intérêt et l’inflation sur les locataires. En supposant une nouvelle hausse du taux d’intérêt de référence cette année, les loyers pourront légalement être à nouveau augmentés de 8% d’ici la fin de l’année !
Cette énumération montre clairement l’ampleur de cette crise du coût de la vie. Elle prouve que nous sommes entrés dans une nouvelle période. La hausse des coûts de l’énergie à elle seule fera basculer 80 000 personnes dans la pauvreté d’ici la fin de l’hiver, soit 1% de la population suisse. Caritas annonce une augmentation de 33% des achats dans ses magasins subventionnés. La pauvreté s’étend aussi en Suisse.
Après des décennies d’attaques isolées, vient la crise du coût de la vie. Une attaque matérielle à grande échelle contre l’ensemble de la classe ouvrière s’ajoute. Les derniers mois donnent lieu à une attaque d’une ampleur que la classe ouvrière suisse n’avait pas connue depuis quatre décennies. Un sondage réalisé en mai a révélé qu’en Suisse, 89% de la population s’inquiétait de l’inflation. La question de classe se pose de manière très directe : Les prix augmentent, pas les salaires. Toute la classe ouvrière est durement rappelée au quotidien qu’elle a moins d’argent pour vivre. Et que les misérables augmentations de salaire sont une blague. Il devient évident qui profite et qui perd. Dans le baromètre des générations pour 2022, le fossé entre les riches et les pauvres arrive en tête des préoccupations de la population. 70% indiquent qu’il s’agit de la fracture sociale la plus importante. La question des classes se fraye objectivement un chemin. Elle apparaît de plus en plus ouvertement sur la table.
C’est le résultat d’un mélange de l’expérience de l’effondrement de la sécurité et de la stabilité en Suisse, des décennies de détérioration, de la traversée de la crise du système, et maintenant du nouveau point de rupture massif. Il ne s’agit pas d’une inflexion à court terme, mais de l’expression de l’impasse objective du capitalisme. Il n’y a pas de retour en arrière possible. Nous ne sommes qu’au début de la nouvelle période. Le durcissement et les attaques vont continuer à s’intensifier. Le climat social s’en trouve également exacerbé. L’évolution de la crise va encore renforcer l’impact sur les consciences. Les gens voient et ressentent déjà que le monde ne va plus bien, que la société est devenue folle. Mais ils ne peuvent ni le comprendre ni l’expliquer.
Le fait que ce processus et le mécontentement largement répandu ne trouvent pas aujourd’hui d’expression politique claire n’est pas un argument pour dire qu’ils n’existent pas ! Nous devons nous garder de prendre la température de la conscience uniquement en fonction du nombre de grèves et de l’ampleur des manifestations. Les bourgeois sont incapables de comprendre les processus réels de la société, car ce sont des empiristes désespérés. Ils invoquent constamment les « faits », mais sont incapables de reconnaître les processus qui se déroulent sous la surface. Dans la situation actuelle, une compréhension rationnelle ne peut être atteinte que par la méthode de la pensée dialectique : soit celle du marxisme. Celle-ci nous procure un avantage colossal qui nous distingue de toutes les autres tendances sociétales. En fait, c’est la seule chose qui nous donne le droit d’exister en tant que tendance séparée et autonome dans le mouvement ouvrier.
Crise de la direction – crise du réformisme
Les conditions objectives de la crise capitaliste font qu’il est absolument nécessaire pour la classe ouvrière d’entrer en lutte contre le capital afin de défendre son niveau de vie et son avenir. Le potentiel est énorme. Sous les coups de marteau des événements, la classe ouvrière commence à se débarrasser de ses vieilles illusions et à voir de plus en plus clairement le système pour ce qu’il est : un système d’exploiteurs, dominé par une petite élite qui ne peut résoudre aucun des problèmes les plus urgents de l’humanité. Toutes les conditions objectives sont réunies pour un mouvement massif de la classe ouvrière et un développement rapide de la conscience de classe. Mais ce processus est entravé par l’absence totale d’un parti révolutionnaire de la classe ouvrière.
La conscience des masses de la classe ouvrière se développe – comme expliqué – sur la base de développements objectifs, poussés par l’expérience des grands événements, des chocs et des tournants brusques. Un parti ne peut pas créer une conscience à partir de rien. Il ne peut qu’encourager ou freiner ce processus objectif par ses positions et ses idées. Il l’accélère lorsqu’il met clairement en évidence l’antagonisme de classe, renforce la conscience de la classe ouvrière en sa propre force et l’encourage ainsi à lutter activement. Elle la freine si elle dissimule les lignes de classe et confond ainsi la classe ouvrière, la divise, renforce son sentiment illusoire d’impuissance et la pousse à la passivité.
Ces coups de marteau n’ont définitivement pas manqué au cours des trois dernières années. Mais les organisations de masse, représentantes traditionnelles de la classe ouvrière – le PS et les syndicats – ont adopté, sur chacune des questions pertinentes, une position qui a freiné le développement de la conscience de classe. Au lieu de favoriser la dissipation des illusions, le réformisme des directions de ces organisations empêche systématiquement une expression claire et consciente des intérêts de classe.
Au printemps 2020, la pandémie a frappé comme un éclair. La classe ouvrière a été complètement arrachée à sa routine quotidienne. Beaucoup ont, pour la première fois, remis en question la société. Pendant une courte période, la nature de classe du gouvernement a été exposée comme jamais depuis la Seconde Guerre mondiale : la politique bourgeoise face à la pandémie a systématiquement fait passer les profits avant la santé. Une organisation ouvrière aurait dû justement le montrer : Ce gouvernement de capitalistes ne se soucie pas de la santé et de la vie de la classe ouvrière. La classe ouvrière elle-même doit prendre le contrôle de la lutte contre la pandémie. Au lieu de cela, le conseiller fédéral PS Berset a assumé l’entière responsabilité de la politique de crise du capital, y compris tous les mensonges et les mesures qui méprisent la vie. Alors que le Conseil fédéral appliquait tous les souhaits des patrons et livrait les travailleurs aux capitalistes comme chair à canon sans défense, le PS se rangeait entièrement derrière le gouvernement au nom de la solidarité. Cela aurait été une grande opportunité d’orienter les questions et le mécontentement de la classe ouvrière sur le caractère fondamentalement anti-humain de la domination du capital. Au lieu de cela, l’antagonisme de classe à été masqué et l’illusion d’une unité entre les travailleurs et les capitalistes à été entretenue.
La crise climatique menace aujourd’hui toute l’humanité. Quoi qu’en disent les cyniques, cela est clairement entré dans la conscience de la classe ouvrière et il y a une volonté de résoudre le problème. Avec la loi sur le CO2, qui a été votée en juin 2021, les politiciens capitalistes voulaient faire payer à la classe ouvrière des mesures climatiques (de toute façon ridiculement insuffisantes) en augmentant les taxes. Une organisation ouvrière aurait dû dénoncer cela : ils veulent nous faire payer, alors que ceux qui sont réellement responsables du changement climatique sont bien tranquilles : Les capitalistes et leur système motivé par le profit. Au lieu de cela, le PS, les Verts (et la majorité de la grève du climat) ont soutenu le projet et stigmatisé tous ceux qui s’y opposaient comme « complices du lobby pétrolier ». Cela aurait été l’occasion de montrer à la classe ouvrière que les capitalistes et leur gouvernement ne sont pas intéressés par la lutte contre le changement climatique et que nous avons besoin de l’expropriation et du contrôle ouvrier démocratique des banques et des entreprises pour financer une transformation écologique à grande échelle de l’économie. En revanche, c’est ainsi que la classe ouvrière a été divisée et qu’une partie d’entre elle a été directement poussée dans les mains démagogiques de l’UDC.
L’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 a été un autre choc violent qui a bouleversé la conscience de toute la classe ouvrière en Suisse. Il y a eu une recherche ouverte de réponses et un énorme rejet de la guerre. Une organisation ouvrière aurait dû montrer le caractère impérialiste de cette guerre. Les deux parties ne se préoccupent pas du sort de la population salariée, les deux parties sont réactionnaires. Cette guerre est un produit de la crise mondiale du capitalisme. Lutter pour la paix et contre cette guerre, c’est lutter ici en Suisse contre notre propre classe capitaliste. Vos actions maintiennent ce système qui crée les conditions de telles guerres. Au lieu de cela, le PS a été le plus fort à crier pour l’adoption des sanctions de l’UE contre la Russie, se plaçant ainsi directement dans le camp de l’impérialisme de l’OTAN. Cela aurait été une grande possibilité d’orienter le sain refus de la guerre dans la voie correcte de la lutte des classes. C’est ainsi que les antagonismes de classe en Suisse ont de nouveau été masqués, la classe ouvrière se retrouve divisée selon les nationalités et complètement désorientée sans que lui soit offert un espoir.
En septembre 2022, une attaque sévère contre la classe ouvrière a été soumise au vote populaire : la réforme de l’AVS visant à augmenter l’âge de la retraite des femmes et la TVA. C’est précisément ce qu’une organisation ouvrière aurait dû dénoncer : Il s’agit d’une attaque contre l’ensemble de la classe ouvrière, afin de se décharger de la crise des capitalistes sur la classe ouvrière. Au lieu de cela, le PS a blâmé dès le départ les hommes peu solidaires et a reflété, par sa politique identitaire, la division bourgeoise entre hommes et femmes. Si le PS et les syndicats avaient combattu le projet comme une attaque contre l’ensemble de la classe, ils se seraient attaqués à la division sexiste de la classe ouvrière et auraient renforcé la conscience de classe. Ainsi, la classe a été divisée selon les sexes et la contre-réforme a triomphé.
Tous ces événements sont des coups de marteau qui bouleversent les consciences. Ils posent à la classe ouvrière la question de savoir pourquoi ces choses arrivent et comment résoudre certains problèmes. Sur toutes ces questions – pandémie, changement climatique, guerre, baisse du niveau de vie et oppression des femmes – il existe dans la classe ouvrière un réflexe sain de rejet de ces maux du capitalisme et donc un grand potentiel. Si, lors de tels événements, la classe ouvrière rencontre des idées qui correspondent à ses besoins et à sa position objective, il est possible d’aider activement la conscience de classe à faire de grands bonds en avant. Sur chacun de ces points, nous, marxistes, avons défendu une position de classe claire et présenté une alternative à la politique de crise bourgeoise.
Mais le fait que nous soyons encore une petite organisation de propagande à la portée très limitée signifie pour les masses de la classe ouvrière l’absence complète d’un point de vue de classe indépendant. Les seules idées que la classe ouvrière rencontre sont les idées ouvertement bourgeoises des capitalistes et les idées petites-bourgeoises des organisations « de gauche ». Le réformisme n’a pas de réponses cohérentes aux questions soulevées par la situation objective. C’est pourquoi, à chacune de ces discussions publiques, le processus de clarification est à nouveau ralenti. Les lignes de classe sont toujours recouvertes. En conséquence, le développement de la conscience est contraint de se dérouler de manière semi-souterraine, en partie apolitique et en partie extrêmement confuse.
A tout ce mécontentement et cette insécurité s’ajoute maintenant la hausse brutale du coût de la vie. La classe ouvrière est ouvertement confrontée à la réalité : Nous devons payer pour la crise. La question de classe passe soudainement au premier plan. C’est ce que montrent les principales questions politiques des électeurs non affiliés à un parti. Pour eux, « les questions de santé et les primes d’assurance maladie (34%) arrivent en tête, suivies de l’environnement (33%), du renchérissement (32%), de la prévoyance vieillesse (31%) ». Toute cette situation serait le terrain idéal pour la montée d’un véritable parti ouvrier : le capitalisme est dans l’impasse ; l’antagonisme de classe éclate de plus en plus ouvertement ; la classe ouvrière perd confiance en ses dirigeants. Tout parti qui, dans cette situation, se place résolument du point de vue de la classe ouvrière et contre l’élite capitaliste, connaîtrait une croissance rapide et attirerait de nouvelles couches dans la vie politique active.
Pourtant, c’est précisément dans cette situation – dans la plus grande crise du capitalisme ! – que le parti traditionnel de la classe ouvrière suisse, le PS, se morfond dans son déclin depuis des décennies. Lors des élections fédérales de cet automne, le maintien de sa force électorale sera considéré comme un succès. C’est la sanction de l’abandon d’une politique de classe et de l’intégration dans l’Etat bourgeois. La crise du capitalisme est la crise du réformisme. Le réformisme n’a rien à offrir à la classe ouvrière en temps de crise : parce qu’il n’est pas prêt à rompre avec les capitalistes et à s’appuyer sur la mobilisation de la classe ouvrière, il ne peut pas présenter d’alternative à la politique de crise bourgeoise. En réponse à l’inflation, les directions réformistes des syndicats présentent des revendications salariales inférieures à l’inflation réelle. Le PS lance deux initiatives populaires et demande un versement unique de l’Etat de 260 francs pour chacun. Ce n’est pas seulement totalement insuffisant. Cela freine surtout la possibilité d’une véritable lutte contre toutes les attaques, dans laquelle la classe ouvrière est poussée à la passivité par des appels à l’Etat bourgeois.
Un parti ouvrier aurait besoin aujourd’hui d’un programme clair contre toute la crise du capitalisme. Tout d’abord, un tel parti mettrait au clair : Nous, les travailleurs, ne payons pas votre crise du capitalisme ! Nous avons besoin d’une lutte unie contre toute détérioration, nous avons besoin d’investissements massifs dans les soins de santé gratuits, le logement, l’éducation, la garde d’enfants, l’environnement, etc. Mais au lieu d’éviter simplement – comme les réformistes – la question décisive : qui paie pour tout cela ? elle montrerait clairement : La classe ouvrière a créé, par son travail quotidien, une incroyable richesse sociale qui permettrait facilement de satisfaire tous nos besoins les plus élémentaires. Mais cette richesse est la propriété des capitalistes et ne sert aujourd’hui qu’à l’accumulation privée de leurs profits. L’expropriation des banques et des entreprises est nécessaire pour pouvoir financer ces dépenses.
Une position de classe radicale n’est pas seulement nécessaire pour la classe ouvrière aujourd’hui. Elle correspond surtout à l’état d’esprit de couches de plus en plus importantes des masses. Un parti de masse avec un tel programme serait une énorme inspiration pour des centaines de milliers de travailleurs et de jeunes en Suisse. Il suscitera l’enthousiasme de couches entières de la classe ouvrière et les entraînera dans la lutte active. Parce qu’il montre une perspective pour laquelle il vaut la peine de se battre !
L’absence d’une direction marxiste et l’orientation petite-bourgeoise ou ouvertement libérale de la direction des organisations de masse existantes signifient que la classe ouvrière est entravée et paralysée dans son processus de clarification. Cependant, le processus général et objectif pousse inévitablement dans une direction claire : la perte de confiance dans la classe dirigeante et la prise de conscience que la lutte est la seule voie possible. Les organisations de masse réformistes ne peuvent pas arrêter ce processus. Elles ne sont qu’un frein relatif. Comme le disait Trotsky, « les lois de l’histoire sont plus puissantes que les appareils bureaucratiques ». Parce que l’expression politique du mécontentement est bloquée par les organisations existantes, il s’accumule sous la surface. Si aucune expression n’est trouvée, il finira par se transformer en une explosion sociale. Nous sommes entrés dans la période de préparation d’une telle explosion.
Des luttes viendront obligatoirement
Comme la bourgeoisie est obligée de mener des attaques plus larges, le champ de bataille s’élargit. Auparavant, seuls quelques secteurs de la classe ouvrière étaient attaqués et les luttes restaient toujours isolées. Aujourd’hui, de larges couches voient leur niveau de vie fondre comme neige au soleil. Les matériaux facilement inflammables s’accumulent en abondance. Ne manque que l’étincelle. Nous devons avoir une confiance absolue, la Suisse n’est pas un cas particulier. Comme dans d’autres pays, il y aura des luttes de travail. Les attaques, notamment l’inflation, touchent tout le monde. La radicalisation ne se limite pas aux couches les plus précaires. Elle touche tout le monde, même les mieux payés. Les pilotes et les ouvriers du bâtiment l’ont montré. On ne peut pas prévoir quand ces luttes auront lieu. Ce qui est sûr, c’est qu’elles vont arriver.
Dans le journal du SSP en Suisse romande, un article sur deux se termine par la conclusion que les choses ne peuvent pas continuer ainsi, qu’il est urgent d’apporter des améliorations et que, sinon, des mesures de lutte seront bientôt prises. Cette conclusion se répand. Les premiers à être entrés en lutte ont été les employés des transports publics genevois (TPG). Ils l’ont prouvé : Seuls ceux qui se battent peuvent gagner ! Pendant une journée, ils ont bloqué l’ensemble du réseau. Lors de l’assemblée générale le soir du premier jour, des conducteurs de bus combatifs ont spontanément obtenu la prolongation de la grève pour un deuxième jour. La direction des TPG n’était pas préparée à cela. Elle s’est immédiatement ravisée et a satisfait dès midi la revendication d’une indexation des salaires de 1,2%. C’est une victoire partielle, car elle est toujours inférieure à l’inflation. Elle a été obtenue grâce à la prolongation courageuse de la grève. La situation aux TPG n’est pas un cas isolé. Les mêmes conditions et le même mécontentement existent partout. Mais elles ne conduisent pas partout à la lutte. Le personnel des TPG a l’expérience des grèves. Et les conducteurs de bus combatifs ont réussi à imposer le deuxième jour de grève à leur syndicat ! Aujourd’hui, cette confiance en soi n’est pas encore assez grande chez la plupart des travailleurs. Cela va changer.
Le rôle des dirigeants, c’est-à-dire des syndicats, serait de construire cette confiance en soi. Ils doivent préparer les travailleurs à la lutte. Pour cela, il faut montrer quelles sont les étapes nécessaires à la préparation de la grève et à sa réussite. Cela implique de désigner clairement les adversaires et leurs intérêts. Des appels illusoires aux politiciens exécutifs ou faire croire aux grévistes qu’ils sont « prêts à négocier » alors qu’il n’y a que de l’hostilité n’apprennent pas aux grévistes à évaluer leur force. Les secrétaires syndicaux qui ne comprennent pas le contexte actuel et qui n’ont pas confiance en la classe ouvrière laissent les grévistes se faire avoir à chaque fois. Les secrétaires doivent donner confiance aux grévistes, rendant possibles des grèves là où il n’y a sinon qu’un désespoir silencieux.
Cela s’est à nouveau manifesté dans le canton de Vaud. La frustration liée à la faible compensation du renchérissement – et aux conditions de travail en général – a conduit au plus grand mouvement de la fonction publique vaudoise depuis 15 ans. L’approche offensive de la section locale du SSP a été décisive pour que la frustration mène à la grève. Ce n’est pas un hasard si le même secrétaire syndical que lors de la grève du CHUV il y a deux ans a joué un rôle important. C’est la preuve : La direction peut faire une différence décisive ! Avec l’escalade de la grève, de nouveaux secteurs entrent en lutte. Beaucoup d’entre eux n’ont encore jamais fait grève. Lors des manifestations, ils forment les blocs les plus combatifs.
Les expériences tirées des grèves et des luttes à venir constituent une étape importante dans le processus de prise de conscience de la classe ouvrière. Les luttes économiques sont clairement menées en tant que classe. Les expériences serviront de catalyseur pour les conclusions politiques. Les premières fissures de la confiance dans le statu quo vont se propager et la faire s’effondrer. Les luttes font naître une forte pression de la base sur les syndicats. Ces organisations seront secouées et se transformeront dans ce processus. La lutte de la classe ouvrière aura tôt ou tard besoin d’une expression politique. Il est impossible de résoudre les problèmes de la classe ouvrière au niveau de l’entreprise. La crise est trop profonde.
L’effondrement de la stabilité et les premières grandes explosions ont eu lieu partout plus rapidement que prévu : en Grande-Bretagne, aux États-Unis, etc. Personne ne s’y attendait aussi rapidement. De plus, la Suisse est entourée d’explosifs : l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Autriche sont toutes des poudrières politiques et ont des gouvernements instables. Les explosions dans ces pays ont le potentiel d’accélérer considérablement le processus politique en Suisse. La classe ouvrière suisse, et la jeunesse en particulier, est très attentive aux luttes en France et en Allemagne. Le mouvement massif contre la réforme des retraites en France en est un exemple, et de nombreux autres suivront. Des luttes similaires arriveront inévitablement en Suisse, et les travailleurs les plus conscients bénéficieront de la situation plus avancée et des leçons déjà tirées par les masses et l’aile gauche des directions ouvrières : l’impasse du réformisme, des directions syndicales et des partis de gauche montrent de plus en plus à la classe ouvrière la nécessité de rejeter le système dans son ensemble.
La classe dirigeante tente de continuer à gouverner comme elle l’a fait jusqu’à présent. Ils n’ont ni l’expérience ni les outils pour faire face à la nouvelle situation. Il n’existe pas d’État fédéral fort, pas d’exécutif fort, pas de parti bourgeois fiable et pas de politiciens éprouvés à l’épreuve des crises. La situation promet de grands chocs, des affrontements frontaux et une intensification de la lutte des classes.
Le fait que le gouvernement mette en place un plan de sauvetage des banques de 250 milliards, tout en augmentant l’âge de la retraite des femmes, en s’attaquant aux retraites et en menant une véritable guerre d’usure contre les soignants, aboutit inévitablement à une mise à nu de la nature de classe du Conseil fédéral. Son rôle objectif dans la gestion des intérêts généraux du capital est démasqué. Son image de représentant de l’intérêt général perd en crédibilité. Et ce, au moment même où la classe dirigeante doit adopter une position plus dure. Ses représentants politiques doivent imposer des attaques plus dures et faire moins de concessions, même en cas de forte résistance. Mais c’est précisément ce qui accélère le dénuement des lignes de classe objectives dans la société. La Suisse n’est pas une île sur le plan économique. Et elle n’est pas non plus un cas particulier sur le plan politique. La perte de confiance générale, non seulement dans le gouvernement, mais dans l’ensemble du système, fait des bonds rapides. Les luttes à venir seront plus dures. Pas seulement à cause des attaques plus sévères, mais aussi parce que la classe ouvrière répond avec fermeté – parce qu’elle commence à voir la lutte des classes consciemment depuis sa propre position de classe.
Nous ne sommes qu’au début de ce processus. Il est essentiel, premièrement, d’être conscient qu’il a commencé. Et deuxièmement, que nous voyions clairement la tendance du processus. Elle est la même partout dans le monde. La colère et la radicalisation augmentent. Partout, le potentiel et la combativité sont freinés et bloqués, notamment par l’absence d’un parti révolutionnaire. Mais ce n’est pas un frein absolu : en souterrain, la tension grandit et s’accumule. Elle explosera quand personne ne s’y attendra.
Ceux qui ont la jeunesse auront l’avenir
La jeunesse est à la pointe de la révolution. On le voit aujourd’hui dans le monde entier. Que ce soit en Iran, au Myanmar, au Pérou ou aux Etats-Unis, dans chaque mouvement de masse, les plus jeunes se battent en première ligne et risquent leur vie. Qu’est-ce qui les distingue des couches plus âgées de la classe ouvrière ? Comme pour tous, leur quotidien est déterminé par un système qui s’effondre complètement au-dessus de leurs têtes. Mais ce qui les distingue du reste, c’est qu’ils ne connaissent que ce monde fou – rien d’autre. Ils n’ont jamais connu de reprise. Ils ne connaissent pas la période où chaque génération a connu une amélioration constante. C’est pourquoi ils n’ont guère d’illusions dans le capitalisme. Leur perspective de vie se résume à 50 ans de roue de hamster sans fin. Huit heures d’activité épuisante et décervelante par jour pour pouvoir jeter leur maigre salaire à la caisse maladie et au service des impôts. Ceux qui le souhaitent peuvent également dépenser tout leur salaire pour la garde des enfants. La vie des jeunes est une véritable permacrise.
Sur les réseaux sociaux, ils peuvent suivre sans filtre l’intensification de la guerre, des catastrophes climatiques, de la pauvreté et de la violence. Pourtant, au quotidien, à l’école et dans l’entreprise, le même programme se poursuit, comme si ces crises bouleversantes n’existaient pas. Les explications et justifications dominantes de l’État, des médias et des patrons contredisent complètement leur expérience quotidienne. Les jeunes considèrent la vie sous le capitalisme comme contraignante, envahissante et discriminatoire.
Cette perte de perspectives et d’illusions a deux facettes. Parce que les jeunes n’existent pas dans un vide politique – et ne possèdent pas aujourd’hui de théorie indépendante des idées des dominants – ils sont exposés sans alternative au pessimisme bourgeois. Les attitudes les plus répandues sont le fatalisme et le « doomérisme ». La colère s’accumule certes. Mais en l’absence d’une expression politique claire, elle est éclipsée par un brouillard sombre qui se répand dans l’esprit de toute une génération : un sentiment oppressant d’impuissance générale. Un tiers des jeunes de 18 à 30 ans citent le « manque de perspectives » comme facteur nuisant à leur santé. Seuls les « comportements alimentaires » et le « stress professionnel » atteignent un score plus élevé dans cette tranche d’âge. Le « manque de perspectives » fait que la jeunesse suisse connaît une épidémie de dépressions et de maladies psychiques. En 2021, pour la première fois, les jeunes femmes ont dû être hospitalisées plus souvent pour des troubles psychiques que pour des blessures ! Chez les 10-14 ans, cela concernait une fille sur cent. Socialisme ou barbarie signifie, pour les jeunes, lutte ou désespoir. La question n’est plus capitalisme ou socialisme, mais socialisme ou doomérisme.
L’autre facette est l’énorme potentiel d’idées révolutionnaires. Une couche croissante est à la recherche d’idées qui peuvent réellement expliquer la situation sans issue et en offrir une. Elle comprend que pour cela, il faut comprendre le contexte général. C’est pourquoi elle s’intéresse aux grandes réponses globales. La jeunesse a également connu un saut qualitatif. En 2019, lors de la grève du climat, seule une petite minorité croyait que le capitalisme était responsable du problème climatique. Aujourd’hui, « l’anticapitalisme » est une attitude largement répandue chez les jeunes. L’« épuisement des réserves de l’après-guerre » signifie ici que des termes comme révolution et communisme ne font plus peur, mais suscitent l’intérêt de larges couches sociales. Une certaine couche sociale n’est plus seulement inconsciemment à la recherche du marxisme, mais tout à fait consciemment. En Espagne, un mouvement de masse émerge dans la jeunesse sous le nom de « Movimento Socialista », qui a rompu consciemment avec les institutions capitalistes dominantes et notamment avec la collaboration de classe des réformistes. Derrière leur bannière frontale portant l’inscription « La revanche de la classe ouvrière est la révolution socialiste », 7000 jeunes ont défilé à plusieurs reprises au Pays basque. Le processus de détachement des anciennes idées ne connaît pas encore la même ampleur en Suisse. Mais la direction de la radicalisation est la même. Et pour une petite couche, elle atteint ici aussi cette profondeur. Il est de notre devoir de convaincre précisément ces éléments du marxisme.
Trotsky a observé à plusieurs reprises le même processus dans la jeunesse. En 1930, il décrivait, à propos de l’Espagne : « Lorsque la bourgeoisie refuse consciemment et obstinément de prendre en charge la solution des tâches découlant de la crise de la société bourgeoise, et lorsque le prolétariat ne se montre pas encore préparé à assumer cette tâche, il n’est pas rare que les étudiants entrent en scène. Au cours du développement de la première révolution russe (1905), nous avons observé ce phénomène plus d’une fois, et nous avons toujours souligné son importance symptomatique. L’activité révolutionnaire ou semi-révolutionnaire du monde étudiant signifie que la société bourgeoise traverse une crise très profonde ». Il en va de même aujourd’hui : la profonde radicalisation de la jeunesse est le signe précurseur de grands sauts de conscience dans l’ensemble de la classe ouvrière. Pour exploiter ce potentiel dans cette situation, il faut un parti révolutionnaire !
L’ouverture de la jeunesse aux idées révolutionnaires est en totale contradiction avec « l’offre marxiste » ! Parce que les forces du marxisme ont été repoussées pour diverses raisons, elles se trouvent dans une petite minorité. Cela ne dit rien sur la puissance de ces idées. Rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu. Marx et Engels ont été toute leur vie dans une minorité. Il en a été de même pour Lénine, Trotski et Ted Grant. Et pour les marxistes en Suisse. Pendant des décennies, la TMI a défendu le marxisme authentique, l’a conservé et l’a mis en valeur par ses textes et ses perspectives afin qu’il existe pour l’époque actuelle. Aujourd’hui, le vent tourne. La radicalisation dans la jeunesse touche de larges couches. Devant nous s’ouvre une réelle opportunité de sortir le marxisme de son isolement. Si cette couche s’approprie les idées marxistes et donne une expression scientifique et socialiste à sa colère et à son désespoir, elle prépare la voie au marxisme vers de plus larges couches de la classe ouvrière.
C’est la compréhension du marxisme qui fait de nous les seuls optimistes aujourd’hui. Notre méthode nous permet, premièrement, de comprendre réellement l’impasse dans laquelle se trouve la bourgeoisie. Et deuxièmement, que la classe ouvrière a la capacité de renverser le capitalisme et de construire le socialisme. Ce qui lui manque, c’est la pleine compréhension de son propre pouvoir et de sa propre tâche.
La première lutte politique pour faire du marxisme une force de masse doit être menée dans la jeunesse. La gauche actuelle est incapable de réaliser l’énorme potentiel de la jeunesse, car ses idées, contrairement au marxisme, n’offrent aucune issue. Toutes les idées confuses possibles et imaginables coexistent dans ces organisations : Critique de la croissance, anarchisme, maoïsme, toutes les nuances de la politique identitaire, politique symbolique et diverses autres idées petites-bourgeoises. Afin de doter la jeunesse d’une arme politique puissante, nous menons dans cette couche une lutte philosophique contre toutes les idées étrangères à la classe ouvrière.
Nous sommes aidés en cela par le fait que les événements historiques mettent à l’épreuve toutes les organisations, tous les groupes et tous les courants politiques. Le déclenchement de la guerre en Ukraine a été un tel test. Tous les courants de gauche, à l’exception du marxisme, ont échoué face à ce défi et ont mis à nu leurs faiblesses au moment même où la classe ouvrière et la jeunesse auraient dû pouvoir compter sur eux. L’ensemble du spectre de gauche, y compris tous les groupes d’extrême gauche, ont plié sous la pression de la classe dirigeante – qui s’était à son tour inclinée devant l’impérialisme américain. Seuls ceux qui ont leur propre méthode philosophique – indépendante des visions bourgeoises et petites-bourgeoises du monde – peuvent résister à cette pression. Seule la tendance marxiste a défendu de manière conséquente un point de vue internationaliste et prolétarien. Les meilleurs jeunes observent les positions des différentes organisations et mouvements. Ils tirent des conclusions des limites et des contradictions de la politique de leurs directions. Cette expérience conduit une part croissante d’entre eux à des conclusions correctes et les rapproche ainsi du marxisme.
La radicalisation dans la jeunesse est le précurseur d’un processus de radicalisation à grande échelle de la classe ouvrière. Dans les luttes à venir, une nouvelle couche inédite de la classe ouvrière se lancera dans la bataille. Nous devons nous y préparer. Nous devons orienter la couche la plus avancée de la jeunesse vers la classe ouvrière et construire une organisation qui se battra pour s’ancrer dans la classe afin de pouvoir intervenir dans les luttes à venir.
Le temps est venu où les marxistes nagent plus contre le courant. Notre tâche la plus urgente est de construire une organisation de cadres marxistes. Mais nous devons garder le sens des proportions. Nous ne pouvons pas remplacer le parti de masse qui serait nécessaire aujourd’hui. Nous ne devons pas surestimer nos modestes forces ! Nous nous concentrons pleinement sur la couche de la jeunesse qui tire aujourd’hui rapidement des conclusions courageuses. Pour rester en contact avec eux et les convaincre, nous devons déjà nager assez vite. Cela signifie que pour pouvoir lutter dans cette couche pour la suprématie du marxisme, nous devons vraiment nous approprier la théorie marxiste et nous former en tant que cadres marxistes. Nous avons pour objectif d’avoir mis sur pied une organisation de 500 révolutionnaires avant le déclenchement de la première grande vague de luttes de classe. Aide-nous dans cette course contre la montre !
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