Nous saluons vivement le fait que le Comité directeur de la Jeunesse Socialiste suisse (ci-après : CD) se soit lancé dans le débat concernant la question de l’État que nous avons lancé et qu’il ait, avec ses dix thèses, écrit sa propre contribution. Cependant les « dix thèses sur l’État » ne sont à notre avis pas suffisantes considérant les exigences d’une analyse cohérente et atteignent pour cette raison des conclusions politiques contradictoires et fausses.
La première thèse du document commence par la remarque que l’État sert « […] dans son ensemble de nos jours à l’assurance des rapports de classe en protégeant la propriété privée des moyens de production et les intérêts des dirigeants ». Cette remarque est tout à fait correcte et suggère que l’État pose de manière évidente un sérieux obstacle à la mise en œuvre d’une politique socialiste qui vise précisément à surmonter cette propriété privée des moyens de production.
Mais afin de comprendre pourquoi l’État protège les intérêts des dirigeant-e-s, nous devons analyser l’État d’une façon critique. Une analyse critique doit à son tour saisir l’État dans son développement historique, car c’est seulement ainsi que nous pouvons identifier son caractère et savoir, comment l’État (bourgeois) doit être surmonté. Les « dix thèses » ne remplissent, à notre avis, pas ces critères.
Conception non historique de l’État
Le document contourne la tentative d’analyser l’État historiquement – ni n’analyse le phénomène de « l’État », qui depuis la révolution néolithique fait partie de la société humaine sous différentes apparences (État esclavagiste, État féodale), ni de l’État actuel : l’État bourgeois.
Que l’État « […] dans son ensemble sert de nos jours à la protection des rapports de classe […] » n’est pas une perversion, mais d’autant plus l’exigence fondamentale de l’existence de tout État – parce que ce dernier est en soi un produit de la société de classe. Comme Friedrich Engels l’a remarqué, l’existence de l’État est « […] l’aveu que cette société s’emmêle elle-même dans des contradictions insolubles, qu’elle s’est divisée en des oppositions inconciliables, qu’elle ne peut pas conjurer. » [1] et « comme l’État est né de la nécessité de contenir les antagonismes de classe ; mais comme il a émergé en même temps au plein milieu de ce conflit des classes, il est généralement l’État de la classe dirigeante la plus puissante économiquement, qui à travers ceci devient également la classe dominante politiquement et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour la limitation et pour l’exploitation de la classe opprimée ». [2] Une condition préalable à ce qu’un État passe au-dessus de la société est alors qu’une classe privilégiée puisse acquérir l’excédent produit par une classe exploitée. Il protège ainsi l’ordre de la propriété et l’ordre social et donc l’ordre de la classe dirigeante. Ceci s’applique à l’État en soi qu’à l’État bourgeois moderne.
Les seules références aux origines historiques de l’État, « […] comment il fonctionne aujourd’hui […] », se limitent dans le papier du CD sur la remarque qu’il était « […] une invention européenne plutôt jeune […] » et que le concept de la nation moderne remontait à la révolution française. Dans la première thèse, cependant, nous apprenons que du fait « […] que l’État-nation soit devenu le jouet d’une économie mondialisée » (à savoir depuis le début de la mondialisation néolibérale dans les années 70), l’État « […] était une base pour la continuation du capitalisme […] ».
Ces déclarations sont évidemment en contradiction l’une avec l’autre, et cette contradiction naît du fait que les auteurs n’aient développés aucune dérivation historique de l’État bourgeois moderne. Le document dit en principe que l’État serait devenu une « victime » de l’économie mondiale globalisée et que c’est seulement ainsi qu’il a été forcé de représenter les intérêts du capital. Mais l’État bourgeois ne constitue pas une « base de l’existence du capitalisme » seulement depuis la mondialisation et l’intensification de la « concurrence des places économiques » entre les États-nations. Au contraire, la détermination interne de l’État bourgeois de garantir le bon fonctionnement du capitalisme existe depuis sa naissance dans les révolutions bourgeoises du 17ème-19ème siècle.
La base de l’économie capitaliste construit la généralisation de la production de marchandises et de l’échange des marchandises. Une telle forme de production et d’échange nécessite un système juridique dans lequel des propriétaires privés de marchandises et de moyens de production ainsi que les propriétaires de la force de travail (les salarié-e-s) peuvent se rencontrer comme sujets « libres » sur le marché – et la création d’un tel ordre juridique était la tâche de l’État bourgeois. Car c’est seulement avec la création de cet État que l’ordre juridique vital pour le capitalisme existait.
La propriété privée des moyens de production et le libre-échange étaient loin d’être des privilèges évidents dans le féodalisme. Il est donc aussi clair que l’État bourgeois devait dès le début garantir la protection de l’ordre de la classe dirigeante, de la bourgeoisie et qu’il devenait ainsi directement ou indirectement l’instrument de cette classe – « l’assurance des rapports de classe […] », n’est donc pas un produit de la mondialisation néolibérale, comme suggéré par les « dix thèses », mais est l’essence intérieure de chaque État et donc également de l’État bourgeois.
La perspective non historique sur l’État (bourgeois) des « dix thèses » apporte un autre point faible de l’analyse : son abstraction. Car en raison du manque d’analyse historique, l’analyse des relations sociétales étant à l’origine de l’État (bourgeois) est perdue. En conséquence, les « dix thèses » ignorent notamment le caractère de classe de l’État bourgeois et lui attribuent un côté « répressif » ainsi qu’un côté « émancipateur », et font de l’État d’une part, un acteur indépendant (ce qu’il n’est pas) et d’autre part, suggèrent que l’État est essentiellement neutre vis à vis des intérêts de classe et qu’il réagit seulement passivement aux changements dans « l’équilibre social du pouvoir ».
L’État – est-il neutre ?
Les auteur-e-s ont tout à fait raison quand ils/elles disent dans la troisième et quatrième thèse que le mouvement ouvrier et d’autres mouvements sociaux ont obtenu, en particulier dans la période d’après-guerre, des acquis importants en se battant, comme par exemple l’AVS. Ces acquis sont maintenant en partie garantis par l’État bourgeois à travers la loi ou des articles constitutionnels. Mais ceci incite les auteur-e-s à des formulations grossières telles que : « […] l’État [est] un acteur clé en matière des revendications féministes comme l’égalité des sexes ou la rémunération du travail de soins » ou que « l’institutionnalisation étatique des […] luttes (dans la rue) émancipatrices […] constitue une caractéristique importante de l’État ».
Ces affirmations sont fausses sur plusieurs niveaux. D’une part le fait que l’État « institutionnalise » les luttes n’est pas une « caractéristique » de l’État. Des acquis provenant de luttes sociales peuvent être institutionnalisés, cependant pas par « l’État » en tant qu’acteur indépendant mais à cause de la pression des classes opprimées. Dans certaines conditions, la classe dirigeante peut être prête à faire certaines concessions aux opprimé-e-s, comme par la création de certaines institutions sociales ou par des concessions dans les conditions de travail, les établissements d’enseignement ou du système de santé. Mais ce n’est pas le résultat d’un acte « de l’État » mais bien de la lutte des classes. De plus, c’est toujours la classe dirigeante qui décide activement de faire des concessions aux opprimés (et de les financer) et non un État neutre, qui selon les « rapports de pouvoir sociaux » se comporte tantôt de manière répressive, tantôt de manière émancipatrice.
De plus, ces acquis concrets, comme nous les avons aujourd’hui en Europe occidentale, sont le produit d’une situation spécifique, historiquement exceptionnelle. La période d’après-guerre a été marquée par un mouvement ouvrier fort, combiné avec une économie en plein essor et en conséquence des profits élevés pour le capital – à ceci s’ajoutait la crainte des capitalistes de l’influence de l’Union soviétique qui jouissait encore dans certaines parties du mouvement ouvrier d’un prestige non négligeable. Dans ces conditions, le capital pouvait, voulait et devait faire certaines concessions aux salarié-e-s afin de garantir la stabilité sociale et politique.
Ce n’est donc pas une propriété inhérente de l’État bourgeois d’institutionnaliser des revendications émancipatrices mais du produit des luttes sociales dans le contexte de la situation économique, politique et sociale spécifique de la période d’après-guerre.
Bien évidemment, nous défendons tous les acquis du mouvement ouvrier, du mouvement des femmes* et d’autres mouvements sociaux, cependant ces acquis, nous ne les devons pas à l’État mais à nos propres forces. Surtout aujourd’hui, en temps de crise, lorsque la base économique des concessions à la classe ouvrière (le boom d’après-guerre) disparaît, beaucoup de ces acquis sont de nouveau attaqués par la bourgeoisie. Nous ne pouvons dans aucun sens compter sur l’État bourgeois concernant la préservation des progrès sociaux. En outre, « l’institutionnalisation » des acquis des luttes passées ne soulève certainement pas le caractère de classe de l’État bourgeois.
Démocratisation sans transformation socialiste ?
Mise à part l’analyse erronée du caractère de l’État bourgeois, les auteur-e-s tirent également une conclusion très problématique : le constat que l’État possède un aspect « émancipatoire » ainsi qu’un aspect « répressif » dont la gauche doit respectivement profiter. Ce faisant, le papier suggère qu’il est possible pour la gauche de prendre possession de l’État bourgeois pas à pas et ensuite l’utiliser pour la réalisation d’une politique socialiste. Bien que nous soyons d’accord avec les auteur-e-s que « […] la conquête du pouvoir étatique doit rester un but de gauche […] », la question que l’État doit être conquis (et comment) reste sans réponse. Si les auteur-e-s parlent de l’État bourgeois d’aujourd’hui, les conséquences politiques tirées restent contradictoires, comme l’illustre l’exemple suivant.
« Le cœur du programme d’une transformation socialiste est le dépassement des rapports de dominations et d’exploitations capitalistes et bourgeois, par la démocratisation de tous les domaines de la société ». Seule cette démocratisation, selon les auteur-e-s, rendra « […] possible la formation d’une classe d’individus dépendant de leur salaire, ainsi capable de contribuer à la percée de la transformation socialiste ».
Comment est-ce que les auteur-e-s s’imaginent-ils une « […] démocratisation de tous les domaines de la vie » (que sont exactement ces domaines de la vie ?), sans en même temps avoir une transformation socialiste et sans une classe bien organisée de salarié-e-s/individus dépendant-e-s de leur salaire ?
La démocratisation de l’économie par exemple, revendiquées dans les thèses neuf et dix, constituera une attaque frontale aux intérêts de la classe capitaliste. Bien sûr, il existe des modèles conforme au capitalisme d’une « démocratie d’entreprise », telles que les coopératives ou les comités d’entreprise en Allemagne. Néanmoins, nous espérons et assumons que « démocratisation » signifie une sorte de contrôle exécuté par les employé-e-s et les syndicats dans les entreprises afin que les salarié-e-s aient la maîtrise sur le fruit de leur travail. Mais une telle forme de contrôle des ouvriers/ères n’existe que dans des situations de lutte de classes très pointues. Elle ne peut être le résultat que d’une longue et dure lutte ou sur un niveau sociétal, l’expression d’une situation (pré-)révolutionnaire dans laquelle la classe ouvrière commence à arracher le pouvoir des mains des capitalistes.
Comme les auteur-e-s l’écrivent, ceci mènera forcement à la « […] nécessité de répondre à la question de la propriété […] », car la question de savoir qui décide dans les entreprises est fortement liée à la question de qui dirige la richesse sociétale. Les capitalistes ne seront pas prêt-e-s à investir leur capital dans une entreprise gérée par les ouvriers/ères.
Le gouvernement d’Allende au Chili entre 1970 et 1973 illustre de manière exemplaire le résultat d’une telle situation : durant la période du gouvernement de gauche d’Allende, des exemples d’entreprises autogérés par les ouvriers/ères se sont formées dans presque toutes les entreprises les plus importantes. Ceci était possible parce que les capitalistes commençaient à diminuer leurs investissements pour saboter l’économie chilienne et le gouvernement de gauche. A la fin, Allende n’avait plus d’autre choix que d’étatiser les entreprises et de les intégrer dans ce qu’on appelait les « cordones industriales ». Ici, la production des secteurs économiques étatisés étaient planifiés sous le contrôle des comités d’usine. Ceci est de facto une mesure qui va au-delà du cadre capitaliste. Cet exemple illustre qu’il est illusoire de mener une « démocratisation de l’économie » en se basant sur le système capitaliste, c’est-à-dire sans appliquer des mesures socialistes dans un même temps. D’un autre coté, il illustre qu’une « classe d’individus dépendant de leur salaire » bien organisée n’est pas une conséquence d’une « démocratisation des tous les domaines de la vie » mais qu’au contraire, cette classe bien organisée est l’acteur qui réalise cette démocratisation. Même dans le gouvernement de gauche d’Allende (similairement à la situation au Venezuela) les masses elles-mêmes luttaient pour une participation démocratique dans la politique et l’économie et non l’État bourgeois. Les structures de base des classes opprimées rentrent à moyen terme en conflit directe avec l’État bourgeois.
Pourquoi l’État bourgeois doit être brisé
En fin de compte, la différence essentielle entre le papier du CD et « les principes de la compréhension socialiste de l’État » découle justement de deux analyses différentes. Qui exactement devrait être l’acteur/trice de cette « démocratisation de tous les domaines de la vie » ? Le papier du CD suggère que la gauche devrait occuper l’appareil étatique de l’État bourgeois et ensuite mettre en place un « programme de démocratisation » par lequel le capitalisme sera petit à petit surpassé. Cependant, ils ne suggèrent pas de transformation socialiste ni de contre-pouvoir organisé par les classes opprimées.
Bien évidemment, il est possible qu’une gauche révolutionnaire, dans le cadre de l’État bourgeois, puisse devenir la première force au sein de l’État – mais ne confondons pas ceci avec une prise de pouvoir ! Les exemples du Chili en 1973 et du gouvernement de Syriza en Grèce illustrent justement que le pouvoir politique n’est que très limité dans les gouvernements démocratiquement élus et confirment une fois de plus la fameuse conclusion de Marx sur les expériences de la commune de Paris de 1871 : « mais la classe ouvrière ne peut pas simplement prendre en possession la machinerie de l’État fini et l’utiliser à ses propres fins ». [3]
La liste de gouvernements de gauches qui non seulement ont été sabotés par la classe capitaliste et la société internationale mais également par l’appareil de l’État (apparemment étant sous contrôle) est très longue. Car si une gauche radicale veut véritablement réaliser une politique fonctionnant dans l’intérêt de la majorité de la société, elle rentrera forcément en conflit avec les intérêts du capital, de la classe dominante et de leur État bourgeois.
Le fonctionnement des institutions de l’État bourgeois (police, armée mais aussi les tribunaux, prisons, le système éducatif, etc.) sert à l’organisation et l’administration de la société bourgeoise et du capitalisme. De par cette fonction, l’État bourgeois ne peut jouer un autre rôle et par conséquent, ne peut pas simplement être renversé par une politique révolutionnaire socialiste. C’est pour ces raisons que le putsch militaire contre Allende en 1973 et l’essai de putsch contre Hugo Chavez en 2002 sont des conséquences logiques à la contradiction entre un gouvernement qui essaye de mener une politique dans l’intérêt des opprimé-e-s et un appareil d’État qui sert à maintenir l’ancien ordre. Si nous souhaitons une véritable « démocratisation de tous les domaines de la vie » nous n’entrerons non seulement en conflit avec la propriété privée des moyens de production mais également avec l’État bourgeois.
Julian Scherler
JS Ville de Berne
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