Nous vivons dans un temps d’absence de capacité d’agir face à une écrasante nécessité d’agir : que nous vivons dans un monde foutu qui se développe dans une direction qui va, tôt ou tard, conduire à l’autodestruction, c’est là une prise de conscience de plus en plus partagée. Et, pourtant, seule une petite minorité croit qu’il y a moyen de changer le cours normal des choses. D’où vient ce pessimisme et existe-t-il une sortie de l’impasse ? – Première partie sur deux, d’un article pour la première fois paru en 2015 en allemand dans notre journal « Der Funke ».
Il devient évident pour un nombre toujours plus grand de personnes que notre société ne fonctionne pas bien. S’il y a de l’indifférence, celle-ci n’a, la plupart du temps, qu’une fonction d’autodéfense pour rendre supportable l’impuissance de soi. Pour une grande partie de nos plus jeunes générations, il est clair que ce monde est absolument irrationnel et n’arrive guère à nous permette une vie telle que nous nous l’imaginerions. Un changement fondamental serait nécessaire. Or, une possibilité réelle de changement est difficilement envisageable. En conséquence, les insatisfaits et les indignés restent passifs.
D’où viennent ce pessimisme et cette impuissance caractéristiques d’une partie importante de la jeunesse ? Pourquoi presque personne ne voit une sortie de cette impasse et, moins encore, ce qu’on pourrait personnellement y changer ?
La froideur d’un monde aliéné
On peut trouver une partie de la réponse dans ce que nous appelons l’aliénation. L’aliénation est une chose contradictoire : c’est un rapport qui empêche que nous puissions vivre une vie humaine complète ; mais qui en même temps nous empêche également en grande partie de prendre conscience de la façon dont on pourrait sortir de cette situation.
Ici, il s’agit principalement pour nous de considérer deux aspects de l’aliénation. Premièrement, l’aliénation décrit une relation sociale qui, pour certaines raisons, est perturbée, inversée ou interrompue, et qui n’est, par conséquent, plus identifiée comme relation. Par exemple, un seul être humain ne devient ce qu’il est que dans son rapport avec ses semblables – et pourtant la plupart des humains dans notre société moderne se conçoivent comme des individus autonomes avec des frontières bien tracées et imperméables au monde extérieur. « Aliénation » veut donc dire que quelque chose a été séparé qui en réalité va ensemble et qui n’est complet que dans son unité.
Dans notre société capitaliste, qui se caractérise par une aliénation multiple et généralisée, quelque chose a apparemment creusé un fossé entre les hommes. Mais il y a plus encore : l’individu lui-même est divisé et il y a également un blocage qui s’est introduit dans notre relation avec la nature. Nous reviendrons tout de suite à la question de savoir comment cette aliénation se produit. En général, nous pouvons dire que l’autre partie d’une telle relation sociale est devenue étrangère (« fremd ») et n’est plus reconnue comme partie intégrante de nous-même.
De cela découle le deuxième aspect de l’aliénation qui nous intéresse ici : la perturbation de la relation rend possible que nous ne percevions plus de quelle manière cette autre partie agit sur nous. Cela peut mener au point où l’on est contrôlé par une chose dont on ne s’aperçoit même pas qu’on est dans une relation commune.
Même si de manière inconsciente, souvent, et à juste titre, nous avons l’impression de ne pas avoir le contrôle sur nos propres vies. A maints égards, nous sommes impuissants. Nous devons faire ce que nous ne voulons pas, et nous voulons ce que nous ne pouvons pas faire. Cela nous frustre, cela nous déchire, cela mène à des complexes et problèmes psychiques, à des agressions qui se déchargent aux mauvais endroits, car leurs origines restent cachées.
Beaucoup de gens se culpabilisent eux-mêmes, s’ils n’arrivent pas à répondre aux exigences de la société, ce qui, évidemment, est également dû, en partie, au fait que les idéologues bourgeois font depuis longtemps un bon travail pour qu’il en soit ainsi. Mais beaucoup de gens reconnaissent aussi qu’il s’agit là de problèmes sociétaux. Une partie de la jeunesse n’a plus envie de suivre les règles du jeu de cette société avec ses pressions du toujours plus et toujours plus vite, de la concurrence et la haute performance à l’école, au boulot et même durant son temps « libre ». À vrai dire, nous ne voulons que vivre !
Et pourtant, cela ne provoque que rarement une contre-réaction consciente. Même ceux qui sont déjà passés du mécontentement diffus à une critique consciente de la société capitaliste ne restent que trop souvent dans la passivité. Le pessimisme domine : de toute façon, on ne peut pas changer la société ; trop grand est le pouvoir des dominants, trop grand est l’aveuglement des masses.
Les regards séparés sur le monde
L’aliénation encourage fortement un point de vue individualiste sur la société. C’est là, l’une des raisons pour le manque de capacité d’action et l’attitude pessimiste qui en est le corollaire. Le fossé entre l’individu et la société implique de regarder la société de l’extérieur du point de vue d’un individu isolé, sans voir où lui-même se trouve dans cette société. Nous allons voir toute de suite que d’un tel point de vue la perspective d’un changement n’est pas évidente, voire imperceptible.
Une autre raison pour la passivité, qui est étroitement liée à la précédente, est que dans cet « extérieur » qu’est la société on ne voit pas de force politique qui offrirait une vision alternative du futur et qui serait perçue comme pouvant provoquer un changement. Bien évidemment, que l’on ne voit pas cette force est dû au fait que, effectivement, dans la plupart des lieux elle n’existe pas (encore).
Nous disons que les deux raisons sont étroitement liées parce que, d’un côté, la perspective isolée conduit à ce que les individus ne sont pas capables de construire une force politique, alors que, de l’autre côté, l’absence d’une telle force politique mène à ce que peu se fasse pour secouer la perspective isolée. Dans la situation actuelle, l’attitude pessimiste et l’absence d’une vision convaincante d’un futur alternatif se bloquent, jusqu’à un certain point, mutuellement.
Cette aliénation que nous venons de décrire est le résultat d’un monde à l’envers, dans lequel à peu près tout marche sur la tête. La racine de cette inversion réside dans la propriété privée des moyens de production et l’appropriation du travail humain par d’autrui.
Le monde sur la tête
Dans le capitalisme, les salariés sont contraints de vendre leur force de travail sur le marché. Ce faisant, l’individu salarié ne se comporte pas de manière directe face aux autres individus, sinon indirectement par la médiation du marché qui les pousse dans une concurrence réciproque. Le marché prive les individus de leur socialité et divise la société en parties apparemment indépendantes. Au lieu de travailler ensemble afin de produire directement et immédiatement pour la satisfaction de leurs besoins, ils travaillent chacun pour recevoir un salaire qui, lui, pourrait permettre la satisfaction des besoins individuels. Ainsi, pour les salariés, peu leur importe ce qui sera produit ; ils travaillent bien pour un salaire et non pour le produit qui, de toute façon, ne leur appartiendra pas.
Néanmoins, dans ces circonstances, c’est la logique du marché avec sa poursuite nécessaire du profit qui commence à déterminer ce qui doit être produit. Les salariés créent avec leur travail le capital ; or c’est le capital qui détermine le travail des salariés. Puisque les contraintes de profit déterminent l’ensemble du processus de production, et que ce processus de production structure notre société, c’est finalement toute la société qui se retrouve dans ce rapport inversé. Ainsi, il apparaît que le cours de l’histoire est déterminé par le capital, tandis que les êtres humains qui agissent réellement deviennent des simples objets déterminés par le capital, dirigés dans leurs propres actions par le capital. Ils deviennent des roues dans une machine, déterminés de l’extérieur, les fameux moutons aveugles d’un troupeau. Les idées et les actions des hommes se retrouvent en conformité avec des règles de comportement et des normes imposées par l’extérieur, en dernier lieu par la logique de valorisation du capital.
Heureusement, cependant, l’autonomie humaine ne peut jamais être complètement éradiquée. Cela se montre déjà par le simple fait qu’il est possible de développer une conscience qui diffère des idées dominantes.
Le paradoxe consiste alors dans le fait que la totalité des structures sociétales est crée par les actions d’êtres humains. Mais une fois qu’elles sont là, elles se tournent contre nous et déterminent notre vie.
La rigidité d’un monde à l’envers
Dans ces circonstances d’isolement, l’individu ne voit généralement pas qu’il intervient constamment dans la société par ses actions et son travail et qu’il contribue à la créer. Il voit pourtant que la société change constamment. Par conséquent, ce changement est perçu comme quelque chose qui lui est complètement extérieur. De cette façon, il devient difficile pour les gens de développer un sens pour le changement, justement parce qu’ils ne se perçoivent pas comme faisant partie du changement. L’agitation de l’économie, des États, les évènements internationaux et les conflits : tout cela apparaît comme déconnecté et indépendant de nos actions.
Ann Robertson arrive à bien résumer cet inversement causé par la médiation du marché ainsi que ses répercussions sur la conscience : « Dans la société capitaliste, plutôt que de travailler directement les unes avec les autres, la coopération est imposée indirectement par des personnes en concurrence entre elles, chacun-e s’en référant à son intérêt privé pour déterminer l’option à suivre. Or, un tel comportement implique que la structure au sein de laquelle les personnes agissent ne devienne pas un objet de réflexion critique précisément parce que, du point de vue d’un individu isolé, celle-ci est impossible à changer. Par conséquent, de ce point de vue, la société apparaît comme étant aussi inflexible que la loi de la gravité. »
Une des raisons du manque de capacité d’agir est donc la perception des structures sociales comme des faits objectifs figés. Même celles et ceux qui voient l’hétéronomie et l’absence de pensée autonome chez les masses restent enfermé-e-s dans cette perception, tant qu’ils en tirent la conclusion pessimiste que le changement est impossible du fait que les masses suivent aveuglément le courant dominant. C’est là le point de vue aliéné qui n’est pas capable de s’auto-concevoir dans son propre rapport avec la société et de faire d’elle son objet.
Comment cette perspective individualiste peut-elle être dépassée ? Et pourquoi convient-il d’être optimiste, malgré l’aliénation généralisée que nous venons de décrire ? Telles sont les questions que pose la deuxième partie de cet article : « l’optimisme militant ».
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