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de CC du PCR 21. Avr. 2025
Projet du Comité central du Parti Communiste Révolutionnaireà l’attention du Congrès du PCR du 30 mai au 1er juin 2025
« Les conditions bourgeoises de production et d’échange, le régime bourgeois de la propriété, la société bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de production et d’échange, ressemblent au magicien qui ne sait plus dominer les puissances infernales qu’il a évoquées ».– Marx & Engels
Le vieux monde s’effondre sous nos yeux. Trump a donné le coup de grâce à l’ordre mondial libéral agonisant qui régnait depuis la Seconde Guerre mondiale. Le monde se décompose à une vitesse vertigineuse en blocs ouvertement hostiles. Nous nous trouvons au cœur d’une période de bouleversements historiques mondiaux.
L’intensification des tensions entre les impérialistes, les guerres commerciales, le protectionnisme, l’armement et les guerres sont autant d’expressions de la crise mortelle du capitalisme. La classe capitaliste dirigeante n’a pas de solution à la crise organique de son système, car il n’y a pas de solution à l’intérieur de ce système. La seule voie de progrès pour l’humanité est la révolution socialiste : le renversement de la classe capitaliste, l’abolition de la propriété privée des entreprises et la planification rationnelle de l’économie par la prise du pouvoir de la classe ouvrière.
Chaque force capitaliste tente de rejeter violemment la crise sur ses concurrents et s’accroche désespérément et impitoyablement au pouvoir. Ce sont les masses de la classe ouvrière qui en paient le prix par la pauvreté, l’inflation, les licenciements, les mesures d’austérité, les guerres et la destruction. Mais les années de crise permettent à la classe ouvrière d’apprendre. Le mécontentement contre le statu quo s’intensifie de plus en plus jusqu’à la colère contre les PDG et les marionnettes politiques des capitalistes. Les coups de marteau des événements historiques mondiaux actuels vont radicaliser les couches sociales les unes après les autres. Cela prépare le terrain pour des révolutions, pas seulement dans les pays les plus pauvres, mais également au cœur même du capitalisme. Les États-Unis et l’Europe sont au cœur de la tempête qui se prépare.
Le problème central de notre époque se résume de manière simple : il s’agit de l’absence de direction révolutionnaire. La classe ouvrière n’a jamais été aussi grande et potentiellement puissante dans l’histoire qu’aujourd’hui. Toutes les conditions objectives pour une société supérieure, sans classes, sont réunies. Mais la résolution de la crise de l’humanité reste bloquée par la dégénérescence réformiste des organisations ouvrières. C’est notre tâche, la tâche des communistes de l’Internationale Communiste Révolutionnaire, de jeter aujourd’hui les bases d’une direction révolutionnaire à la hauteur de ses exigences historiques.
Les masses de la classe ouvrière apprennent de leurs expériences. Les communistes ont cependant besoin d’une compréhension scientifique et marxiste. En ces temps turbulents, marqués par des tournants aigus et rapides, nous ne devons pas nous laisser distraire par des phénomènes superficiels et les sauts d’humeur de « l’opinion publique ». Nous devons, à partir d’une compréhension de classe, comprendre les tendances fondamentales dans leur développement dialectique. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons nous orienter, rester fermes et anticiper. Seul un travail continu et patient, basé sur une évaluation correcte de la situation, nous permettra de construire durablement les forces communistes afin de gagner les masses au programme communiste au cours du processus révolutionnaire.
La Suisse fait entièrement partie du développement international. Elle a été et est encore l’un des pays les plus stables, grâce aux richesses accumulées par son exploitation impérialiste du monde. Mais le capitalisme suisse se nourrit d’une époque révolue. Son succès prolongé est étroitement lié à la mondialisation et à l’ordre mondial libéral, qui sont actuellement en train de se dissoudre de manière irréversible.
Le but et l’ambition de ce document de perspectives est de dégager les tendances générales et profondes du processus historique. Il ne peut évidemment pas s’agir d’une prédiction précise de l’avenir. Il s’agit d’une hypothèse de travail orientée pour les communistes, qui doit être concrétisée et adaptée en permanence. Nous pensons que dans ce document, nous prouvons sans équivoque que la Suisse ne peut pas échapper à la tornade économique, sociale et politique du capitalisme. Nous vivons une phase décisive de l’histoire de l’humanité. Nous devons nous préparer à la révolution.
PARTIE 1 : LA SUISSE DANS LE NOUVEL ORDRE MONDIAL
1. Le capitalisme en déclin et la lutte pour le repartage du monde
La racine de la crise et la montée du protectionnisme
La situation mondiale semble complètement chaotique. Elle devient facilement compréhensible si nous comprenons la racine profonde du développement : l’impasse du mode de production capitaliste et le long déclin de ce système économique.
Après la barbarie de la Seconde Guerre mondiale, le capitalisme a pu se stabiliser une nouvelle fois pendant toute une période. L’économie mondiale a connu un essor sans précédent. Dans les pays impérialistes les plus riches, cela a constitué la base d’une augmentation continue du niveau de vie de la classe ouvrière. La lutte des classes a été atténuée. Mais le capitalisme est sapé par ses propres contradictions internes. Sous le capitalisme, les entreprises sont en mains privées. Contrainte par la concurrence sur le marché, chacune d’entre elles court aveuglément après son profit et doit augmenter sa production, sans tenir compte du fait que les débouchés sont finalement limités par le pouvoir d’achat des masses maintenues dans la pauvreté. Cela conduit périodiquement à des crises de surproduction et à l’épuisement progressif des débouchés et des possibilités d’investissement rentables.
Ces contradictions du capitalisme ont fait leur retour en force dans les années 1970. L’économie mondiale a plongé dans la première crise mondiale depuis 1929. Depuis lors, les capitalistes ont tenté de sauver leurs profits par trois mécanismes : 1) l’expansion du crédit (endettement) pour créer une demande artificielle. 2) les privatisations, les mesures d’austérité et les attaques contre les salaires de la classe ouvrière. Mais surtout, 3) par une gigantesque poussée de la mondialisation. Les droits de douane et les barrières commerciales ont été éliminés, la production a été partiellement délocalisée dans des pays à bas salaires et intégrée dans des chaînes de valeur mondiales. La restauration du capitalisme en ex-URSS et en Chine dans les années 1990 a, en outre, ouvert d’énormes nouveaux marchés dans lesquels faire des profits. Pendant plusieurs décennies, la mondialisation a permis de maintenir les coûts salariaux à un bas niveau et d’atténuer la pression sur les profits des capitalistes. Mais dans le capitalisme en déclin, toute « solution » est temporaire, superficielle et prépare le retour de la crise à un niveau supérieur.
La crise économique mondiale de 2008 constitue le tournant fondamental de l’histoire récente du capitalisme. L’expansion de la mondialisation s’arrête. Depuis, le commerce mondial stagne. Les investissements directs à l’étranger, après avoir atteint leur point culminant en 2007, sont entre-temps tombés à leur niveau le plus bas depuis 2003. Après 2008, la classe capitaliste dirigeante a tenté de relancer l’économie à l’aide de plans de sauvetage publics massifs et d’argent bon marché, et d’en faire supporter les conséquences à la classe ouvrière par des mesures d’austérité. Malgré cela, ils ont glissé dans une décennie complète de quasi-stagnation de l’économie – et sont maintenant assis en plus sur une montagne de dettes gigantesque de 350 % du PIB mondial!
La raison en est simple. Ils ne peuvent pas résoudre la cause fondamentale de la crise : la surproduction mondiale. Dans chaque secteur important de l’économie mondiale, il existe d’énormes surcapacités. Pratiquement toute la richesse est concentrée entre les mains d’une infime minorité de capitalistes qui, par le biais de monopoles, dominent l’ensemble de l’économie mondiale, tandis que le niveau de vie et donc la capacité de consommation des grandes masses sont en retrait. Le marché mondial est saturé et englobe aujourd’hui la planète entière. Il ne peut plus être étendu de manière significative. Il ne reste que le repartage impérialiste des marchés entre les concurrents.
Ce processus a atteint ces dernières années – avec la pandémie de Covid en 2020, la guerre impérialiste en Ukraine depuis 2022 et maintenant avec la présidence de Trump – un niveau d’une qualité nouvelle. Toutes les contradictions accumulées depuis des décennies éclatent violemment et se renforcent mutuellement. La mondialisation n’est pas seulement à l’arrêt, elle est en train d’être démantelée : Les chaînes d’approvisionnement ont été brisées, la production est rapatriée. Le protectionnisme devient la tendance dominante. Les blocs impérialistes sont engagés dans une guerre économique où chacun tente de protéger les profits de sa propre industrie, au détriment des autres. À travers « America First » et la politique douanière de Trump, la situation est en train de complètement dégénérer. C’est la fin définitive de l’ère de la mondialisation, où le commerce mondial constituait le principal pilier du capitalisme.
L’émergence du protectionnisme n’est pas la conséquence de décisions « stupides » de M. Trump. Elle n’est que l’expression la plus cohérente et l’accélérateur d’une tendance objective qui se dessinait depuis longtemps. Le protectionnisme est le résultat de l’impasse du capitalisme et de sa crise de surproduction. S’il y a trop d’usines pour les marchés limités, alors il faut quelque part fermer des usines et licencier des travailleurs. Chaque État-nation défend les intérêts de ses capitalistes. Chacun veut que les coupes à blanc se fassent à l’étranger, chez ses concurrents, afin de ne pas attiser la lutte des classes chez soi. C’est pourquoi ils imposent des droits de douane sur les marchandises étrangères ou subventionnent les entreprises nationales afin de les protéger de la concurrence étrangère. Mais lorsqu’un État prend des mesures protectionnistes, la concurrence doit également réagir pour ne pas se laisser distancer. C’est ce que nous voyons aujourd’hui très clairement : les Etats-Unis et la Chine se provoquent mutuellement dans la guerre commerciale. Pour compenser l’effondrement du marché américain, la Chine tentera d’exporter davantage de marchandises vers l’Europe, contre laquelle l’UE devra à son tour se protéger par des droits de douane. C’est ainsi que différents États-nations – chacun tentant de freiner son propre déclin au détriment de la concurrence – s’entraînent dans une spirale négative. Elle fera encore grimper l’inflation et risque de plonger l’économie mondiale, déjà très fragile, dans une profonde dépression.
La fin de l’ordre libéral d’après-guerre
Les conséquences de ce développement ne concernent pas seulement le commerce mondial, mais l’ensemble de la structure des relations entre les États-nations capitalistes. Depuis le deuxième mandat de Trump, des alliances et des institutions datant de plusieurs décennies s’effondrent. En l’espace de quelques semaines, l’administration de Trump a enterré l’ordre mondial des 80 dernières années, en place depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis étaient de loin la puissance impérialiste la plus forte. Ils ont repris à l’impérialisme britannique déclinant le rôle de gendarme du monde et ont dicté au bloc capitaliste leur ordre mondial libéral « fondé sur des règles ». Dissimulé sous le voile des « valeurs universelles » de la « démocratie libérale » et de la « liberté », l’impérialisme américain dominait le monde à travers ses institutions multilatérales comme la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international. Après l’effondrement de l’Union soviétique en 1991, les États-Unis sont devenus la seule superpuissance et semblaient tout-puissants.
Mais sous la surface, l’impérialisme américain est depuis longtemps en déclin relatif. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis représentaient 50 % du PIB mondial, contre 26 % aujourd’hui. D’un autre côté, la Chine est devenue depuis les années 1990 la deuxième puissance économique mondiale, représentant 17 % du PIB mondial. Certes, les États-Unis restent la puissance impérialiste la plus forte (et inversement, l’ascension chinoise se heurte à ses propres limites capitalistes, faisant face à une crise de surproduction et une crise immobilière), mais le rapport de force au niveau mondial s’est modifié. L’empire américain a atteint ses limites et n’est plus capable de maintenir ses positions à l’échelle mondiale. La lutte entre les États-Unis et la Chine pour la domination mondiale est le conflit déterminant de l’époque. Mais le déclin de l’impérialisme américain a ouvert un vide dans lequel s’engouffrent d’autres puissances impérialistes (Russie, Iran, Turquie, etc.). La lutte entre les puissances impérialistes a commencé. Il s’agit d’une lutte entre prédateurs pour le repartage du monde, pour les zones d’influence, les ressources, les routes commerciales et les positions militaires.
Les gouvernements américains démocrates et républicains d’avant Trump, les représentants traditionnels de l’impérialisme américain, ont accéléré le déclin de l’impérialisme américain par leur incroyable arrogance et leur manque de vision. Ils ont conduit les Etats-Unis à des défaites lourdes de conséquences en Irak, en Afghanistan, en Syrie et maintenant en Ukraine. La défaite monumentale de l’OTAN (de l’impérialisme américain et de l’Europe) en Ukraine s’avère être la fin de l’ordre mondial qui existait depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : c’est la fin de l’Occident en tant que bloc.
Le retrait américain de l’Europe n’est que la conclusion logique que doit tirer l’impérialisme américain en difficulté. Trump rompt avec la stratégie de l’impérialisme américain des dernières décennies, qui a perdu sa base matérielle. Il entame un retrait partiel de certaines régions du monde, dans le but de concentrer les forces de l’impérialisme américain dans « sa » région du monde, au lieu de s’affaiblir par de nouvelles aventures coûteuses et ingagnables. Ainsi, il cherche à se donner une position plus forte pour lutter contre la montée en puissance de la Chine.
Une réorganisation géopolitique est en cours. Elle reflète le changement des rapports de force au niveau mondial et commence à réorganiser le monde en meilleure adéquation avec la force relative des blocs impérialistes. Il s’agit d’un passage d’un monde dominé par les États-Unis à un monde multipolaire. Trump n’est que le point final d’une évolution de plusieurs décennies – et en même temps le point de départ d’une nouvelle ère de plus grande instabilité et de tournants brusques.
Fin de partie pour l’Europe
La rupture de l’alliance entre les Etats-Unis et l’Europe est le changement qui est le plus lourd de conséquences. Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont subordonné l’Europe à leurs intérêts et en ont fait un allié dans leur lutte contre l’Union soviétique. Ils ont maintenu l’Europe ensemble, l’ont financée et l’ont soutenue politiquement, économiquement et culturellement dans le cadre de leur ordre mondial libéral « fondé sur des règles ». Mais les intérêts de l’impérialisme américain ne coïncident plus avec ceux de l’Europe. Trump en tire les conclusions nécessaires et sacrifie l’Europe.
L’administration Biden a poussé l’UE à la guerre en Ukraine. Les capitalistes allemands avaient construit leur industrie sur les importations de pétrole et de gaz bon marché en provenance de Russie. Pour une guerre vouée à l’échec, ils ont détruit leur relation symbiotique avec la Russie et, avec elle, l’industrie allemande, afin de plaire à leur maître américain – et voilà que Trump se retire de cette guerre perdue d’avance, replie le « parapluie américain » de protection déployé pendant des décennies, et exige de l’Europe qu’elle paie désormais elle-même les frais de sa défense ! Trump montre ainsi au vieux continent sa véritable place dans le système impérialiste mondial actuel : une place insignifiante. L’Europe a été le berceau du capitalisme, le centre de toutes les grandes puissances impérialistes du XIXe siècle. Après des décennies de déclin, elle est aujourd’hui le bloc impérialiste le plus faible, écrasé entre les États-Unis, la Chine et la Russie.
La crise économique en Europe ne touche plus « seulement » les pays de la périphérie. Elle a atteint le cœur de l’UE. En Allemagne, le moteur industriel du continent, l’industrie s’est effondrée de 15 % depuis 2018. Pour les puissantes industries automobile, métallurgique, mécanique et chimique, les coûts de production sont devenus trop élevés pour rester compétitifs dans la crise de surproduction mondiale, surtout depuis que la guerre a coupé l’Europe du gaz russe et que le coût de l’énergie a explosé. Au cœur de la crise économique se trouve l’industrie automobile, qui emploie 14 millions de travailleurs dans toute l’Europe et représente 6 % de l’économie en Allemagne. Incapables de faire face à la concurrence des voitures électriques chinoises, les capitalistes de VW et autres ferment des usines, licencient des ouvriers en masse et font pression sur les salaires. La désindustrialisation progresse inexorablement. Dans les domaines cruciaux de l’innovation technologique, où les États-Unis et la Chine se disputent la suprématie, l’Europe est distancée (IA, cleantechs dans le cas de la Chine). Selon l’ex-président de la BCE Mario Draghi, l’UE aurait besoin de 750 à 800 milliards d’euros d’investissements supplémentaires par an (ce qui monterait l’investissement à 27 % du PIB) afin de créer de plus grands monopoles capables de rivaliser dans la course mondiale.
Mais les capitalistes n’investissent pas s’il n’y a pas de profits. Et l’État ? L’UE n’en est pas un. Il s’agit d’un patchwork de petits États-nations, chacun étant trop petit pour réaliser des investissements aussi importants. Or, aucun d’entre eux ne sera prêt à participer à un investissement commun puisque cela signifierait construire l’industrie dans un autre pays. Chacun poursuit les intérêts de sa propre bourgeoisie. Il en va de même au niveau militaire. Aujourd’hui, l’Europe s’est lancée dans une dramatique course aux armements . L’UE fait de grands discours sur une « architecture de sécurité européenne » commune. Mais c’est une utopie réactionnaire. Elle prévoit un paquet de réarmement de 800 milliards d’euros – financé par l’endettement ! Cela ne fera qu’exacerber les contradictions. Chaque État-nation s’occupera prioritairement de ses propres intérêts. L’UE a pu conserver un semblant d’unité tant que l’économie voyait une relative reprise. Avec la crise, toutes les pièces détachées sont attirées dans des directions différentes par les États-Unis, la Chine et la Russie.
Tout cela a d’énormes conséquences sociales pour le continent. Les pays de l’UE sont déjà au bord de la crise budgétaire et de la dette, avant même que les nouvelles dépenses militaires ne viennent s’y ajouter. La classe ouvrière devra payer pour le réarmement par la poursuite du démantèlement de l’État social. Cela prépare inévitablement le terrain à des tremblements politiques et des luttes de classe massives. Même l’effondrement complet de l’UE dans les prochaines années n’est pas exclu.
2. Comment le capitalisme suisse entre dans la nouvelle situation mondiale
La situation internationale et la crise de l’Europe vont avoir un impact profond sur la Suisse. La Suisse entre dans la nouvelle situation avec un régime plus fort que la plupart des pays. Mais les communistes révolutionnaires doivent être préparés au fait qu’à un certain moment, la stabilité peut se transformer assez rapidement en son contraire. La fin de la mondialisation et de l’ordre mondial libéral marque la fin des conditions qui ont permis à la Suisse de ralentir son propre déclin pendant des décennies. Pour saisir les conséquences de la nouvelle situation mondiale sur la Suisse, nous devons comprendre dans quel état et avec quelles caractéristiques le capitalisme suisse entre dans la nouvelle période. Pour cela, nous avons besoin d’une étude historique large.
Le capitalisme suisse depuis la Seconde Guerre mondiale
La Suisse est un petit pays impérialiste riche. Comme le marché intérieur est très petit, les capitalistes suisses se sont orientés très tôt vers le commerce extérieur. Depuis le début du XXe siècle, la place financière (banques et assurances) et l’industrie d’exportation hautement spécialisée et nécessitant beaucoup de capital ont été les piliers du capitalisme suisse. En tant que pays neutre, la Suisse a pu se frayer un chemin sans encombre à travers les deux guerres mondiales. D’une part, cela a permis au capital suisse de se développer en tant que place financière (protégés par le secret bancaire, les riches faisaient venir leurs mallettes pleines d’argent en Suisse pour échapper aux impôts). D’autre part, la Suisse a conservé à la fin de la guerre un appareil de production intact, alors que le reste de l’Europe industrialisée subissait un fort recul économique et que la majeure partie du monde était maintenue dans un sous-développement colonial.
Le capital suisse a ainsi pu profiter des conditions exceptionnelles de l’après-guerre (1945-1973) dans une position de force relative. La coexistence de deux superpuissances en équilibre pendant la guerre froide a ouvert une longue période de paix en Europe. Avec l’OTAN, les États-Unis ont étendu leur parapluie militaire sur l’Europe, et la Suisse en a également profité sans devoir le payer. La reconstruction de l’Europe, financée par les États-Unis, a créé un énorme marché pour la Suisse. L’industrie était en plein essor et exportait ses machines et ses produits chimiques vers l’Europe (notamment l’Allemagne, la France et l’Italie), mais aussi vers les États-Unis et le monde entier. La Suisse s’est clairement rangée dans le camp occidental et a pu maintenir sa neutralité, même si elle a été mise sous pression à plusieurs reprises par les États-Unis. Cachée derrière la façade humanitaire de cette neutralité, la bourgeoisie suisse faisait des affaires avec le monde entier, y compris avec les pays sanctionnés par l’impérialisme occidental (le bloc de l’Est, l’Afrique du Sud de l’apartheid, etc.). Avantagées par le statut particulier de la neutralité, par le secret bancaire et par le fait que la plupart des pays protégeaient encore leurs marchés financiers par des contrôles de capitaux, les banques suisses ont attiré des fonds de toutes les régions du monde. Les capitalistes investissaient ces fonds à leur tour pour engranger des superprofits en surexploitant les travailleurs étrangers à l’étranger et en Suisse. Cette combinaison de facteurs extraordinaires est à la base de la position forte du petit impérialisme suisse dans le capitalisme mondial, qui a également permis une grande stabilité sociale et politique. Aujourd’hui encore, la Suisse se nourrit de cette avance prise après la guerre.
La fin de l’essor d’après-guerre dans les années 1970 marque également le début du déclin du capitalisme suisse. La suppression des barrières douanières sous l’impulsion des Etats-Unis et la libéralisation des marchés financiers en réponse à la crise économique mondiale ont exacerbé la concurrence internationale, tant pour l’industrie d’exportation que pour les banques. Le capital suisse s’en est sorti – en exportant la crise de 1975 et le chômage (expulsion de plus de 300’000 migrants) – jusque dans les années 1990. Ensuite, la baisse de compétitivité l’a contraint à un bouleversement structurel plus important : les petites banques et entreprises industrielles ont disparu ou fusionné, le capital s’est encore plus concentré dans quelques grands groupes (UBS et CS pour les banques ; Novartis et Roche pour l’industrie pharmaceutique). Ceux-ci étaient ainsi devenus suffisamment forts pour se développer sur les marchés mondiaux ouverts. Sous l’impulsion de l’industrie pharmaceutique, les exportations industrielles ont explosé à un niveau sans précédent, tandis que les bénéfices des grandes banques et des compagnies d’assurance ont grimpé en flèche grâce au boom spéculatif sur le marché américain. Grâce à la communauté de libre-échange nouvellement créée, l’UE, le principal partenaire commercial de la Suisse, a connu une nouvelle et brève période de prospérité. La Suisse a eu accès au marché intérieur européen grâce aux accords bilatéraux, a profité de l’augmentation de la demande de l’industrie allemande et de l’élargissement du réservoir de main-d’œuvre grâce à l’introduction de la libre circulation des personnes. Ainsi, le capitalisme suisse a connu un boom après la crise des années 1990. Le capital suisse a donc amorti son propre déclin en surfant d’autant plus fortement sur la vague de la mondialisation – qui se retourne aujourd’hui contre lui.
La crise économique mondiale de 2008 marque également la fin d’une époque pour la Suisse : le retour définitif de la crise organique du capitalisme. De manière symptomatique pour l’ensemble du capitalisme suisse, l’UBS a été violemment ramenée à la réalité après son boom spéculatif : elle s’est effondrée en 2008 et a dû être sauvée par l’Etat. L’impérialisme américain est passé à l’offensive contre la concurrence suisse et l’a contrainte à renoncer à son principal avantage concurrentiel : le secret bancaire. Les banques suisses ne se sont jamais remises de ce coup dur. Quinze ans après l’UBS, le CS s’est lui aussi effondré. Un pilier central de l’impérialisme suisse vacille. Et qu’en est-il de l’autre grand pilier, l’industrie d’exportation ? D’une part, depuis la crise de 2008, elle a poursuivi sa tendance à la concentration dans les quelques industries d’exportation très rentables, dans lesquelles elle n’est guère concurrencée par la production de masse bon marché de pays où les salaires sont plus bas : L’industrie pharmaceutique profite de prix de monopole grâce aux brevets ; l’industrie horlogère de sa niche hautement spécialisée dans le secteur du luxe. D’autre part, elle a continué à « diversifier » les marchés d’exportation : elle a davantage misé sur la Chine, qui était le principal pilier du capitalisme mondial après 2008. Les exportations vers la Chine ont plus que doublé entre 2007 et 2015. Ces dernières années, les États-Unis sont devenus le principal pays d‘exportation, avec 18% des exportations, notamment en raison de l’industrie pharmaceutique (plus que l’Allemagne seule ; moins que l’UE dans son ensemble).
Dans quel état et avec quelles caractéristiques le capitalisme suisse entre-t-il dans la nouvelle situation mondiale ? D’une part, comme nous allons l’expliquer plus en détail, dans un état fragile et aux fondations sapées, à cause du long déclin de la Suisse en tant que partie de la crise organique du capitalisme. D’autre part, avec des caractéristiques de dépendance vis-à-vis des conditions qui disparaissent aujourd’hui : l’ouverture des marchés mondiaux, la paix entre les blocs et une Europe forte. Durant toute la période depuis les années 1990, les capitalistes suisses ont tenté de se sauver de la crise en s’intégrant d’autant plus fortement dans le marché mondial. La Suisse est aujourd’hui l’un des pays les plus intégrés au marché mondial (voir figures 1 & 2). Un franc sur deux du PIB suisse est généré à l’étranger. Le capitalisme suisse s’est ainsi rendu vulnérable au protectionnisme et à la formation de blocs. Ce qui était une force dans le passé risque de devenir la plus grande faiblesse dans le contexte des fractures géopolitiques actuelles.
Les fondations minées et les « gros risques »
La Suisse n’est pas une île. Elle fait partie du déclin général du système capitaliste. Après 2008, l’économie suisse s’est stabilisée plus rapidement que d’autres pays et a pu maintenir sa position relative par rapport à la plupart de ses concurrents. Mais se maintenir par rapport aux autres quand tous sont en déclin est difficilement une raison d’être euphorique. Depuis le tournant de 2008, l’économie suisse n’enregistre que des chiffres de croissance misérables, autour de 1 %. Mais même ces chiffres masquent le processus plus profond à l’œuvre. Dans l’industrie, après la crise de 2008, seules les industries pharmaceutique (+189 % depuis 2011) et chimique (+67 %) connaissent encore une croissance significative – à un niveau inférieur, l’horlogerie et la construction. Le reste de l’industrie est en déclin. Depuis 2011, les secteurs du textile (-27 %), des équipements électriques (-11 %), des produits métalliques (-12 %), des machines (-16 %) ont perdu du terrain. La pharmaceutique, tirée par les deux grands groupes Novartis et Roche, a doublé sa valeur ajoutée au cours des trois dernières décennies et représente désormais la moitié de l’industrie.
Le principal moteur derrière les chiffres déjà peu brillants du PIB suisse est le commerce des matières premières. La Suisse est une puissance mondiale dans le commerce de transit du pétrole, de l’aluminium, du blé ou du café. Ce secteur, qui est étroitement lié à la place financière, fait gonfler les chiffres du PIB. Pourtant, ici, aucune valeur n’est créée. Le commerce suisse des matières premières sert seulement de lubrifiant aux échanges des capitalistes au niveau mondial. Pour ce service, une partie de la valeur créée dans le monde entier est prélevée et redistribuée aux négociants et aux capitalistes financiers. Alors que la classe ouvrière a dû se serrer la ceinture depuis 2020 et payer pour la dislocation des chaînes d’approvisionnement et l’explosion des prix de l’énergie, les parasites de ce secteur s’enrichissent énormément.
Cela montre que le capitalisme suisse est de plus en plus vide sous la surface : le seul véritable moteur de l’industrie est la pharmaceutique. Le capitalisme suisse est dépendant d’une seule branche qui, d’ailleurs s’est fortement orientée vers le marché américain au cours des dix dernières années, parce que le marché des médicaments y est entièrement libéralisé et que ces prédateurs peuvent empocher sans vergogne leurs importants bénéfices monopolistiques. Ils sont non seulement coresponsables des coûts élevés de la santé en Suisse, mais ils ruinent également la classe ouvrière américaine. Cela rend aussi la Suisse encore plus vulnérable aux droits de douane de Trump.
Ce n’est pas le seul ni le plus évident des « gros risques » avec lesquels la Suisse aborde la nouvelle situation mondiale. Après l’effondrement du CS et son rachat par l’UBS, la Suisse se retrouve avec une seule grande banque internationale – qui gère dans son bilan comptable des fonds équivalant au double du PIB suisse. Tout le monde sait que cette banque est « too big to fail ». Une faillite menacerait le système financier international et l’ensemble de l’économie suisse. Elle devrait être sauvée par l’État. Mais elle est aussi « too big to save ». Un sauvetage dépasserait la capacité de paiement de la Suisse. La dette extérieure de la Suisse exploserait et ruinerait l’économie. Comme après la faillite de l’UBS en 2008, le gouvernement, les politiques, les médias et les « experts » discutent maintenant de réglementations pour « minimiser ce risque ». Mais on ne peut pas rendre les banques sûres sous le capitalisme. Les profits sont inversement proportionnels à la stabilité, c’est dans la nature des affaires du marché financier : plus le risque est élevé, plus les profits sont importants. C’est d’autant plus vrai à l’époque du déclin impérialiste, où les capitalistes peuvent faire plus de bénéfices en spéculant qu’en investissant dans la production. Ce n’est qu’une question de temps avant le prochain krach sur des marchés financiers chroniquement instables. Compte tenu de l’étroite interconnexion des marchés financiers mondiaux, chaque choc risque d’entraîner l’UBS dans l’abîme.
Pour se débarrasser de l’énorme risque qui pèse sur le capitalisme suisse, l’UBS devrait être démantelée ou vendue à l’étranger. Ce serait le coup de grâce définitif pour la fière place financière suisse. Du point de vue de la classe dirigeante, ce serait certes la solution la plus rationnelle à long terme pour la stabilité sociale et politique. Mais cela irait à l’encontre des intérêts immédiats du puissant capital financier et équivaudrait à une relégation volontaire et consciente du capitalisme suisse en deuxième division. Le Conseil fédéral est l’exécutif du capital financier, les parlementaires et les partis bourgeois reçoivent leurs fonds et leurs instructions directement des banques. Ils ne font rien qui aille à l’encontre des intérêts du capital financier. Si l’on parle de réglementations légèrement plus sévères, c’est uniquement pour rassurer la classe ouvrière. Et c’est ainsi que la bourgeoisie suisse tente de retarder son déclin – uniquement pour préparer des bouleversements nettement plus durs à une date ultérieure. Les capitalistes sont prisonniers des contradictions de leur propre système.
Les investissements et la productivité
La sape des fondations du capitalisme suisse est, – comme dans toutes les économies capitalistes en crise organique, – le résultat du recul de la croissance des investissements dans la production depuis des décennies. Les investissements productifs sont le moteur du capitalisme. Ils sont ce qui a donné à ce mode de production son caractère historiquement progressiste et sa raison d’être : pour pouvoir survivre dans la concurrence, les capitalistes réinvestissent une partie de la plus-value dans la production et développent la technologie. Mais en période de crise organique, les capitalistes n’investissent presque plus, car les marchés sont saturés. Le déclin du capitalisme suisse est particulièrement évident (voir figure 4).
Lors des crises périodiques (c’est-à-dire « conjoncturelles ») du capitalisme, les entreprises non rentables, généralement les plus petites, sont éliminées. Une partie du marché est épurée. Le capital se centralise et se concentre dans les plus grandes entreprises. Mais dans le capitalisme dans sa phase de déclin sénile, les investissements stagnent, dans chaque nouveau cycle conjoncturel, à un niveau inférieur à celui du cycle précédent. Depuis la crise de 2008, les investissements destinés à l’extension effective de la production sont à leur plus bas niveau historique. Le développement des forces productives s’est pratiquement totalement essoufflé. Cela montre clairement que ce système historique s’est épuisé. Pourquoi investir dans la production si les marchés sont saturés ? Les capitalistes préfèrent spéculer sur les marchés financiers et se verser des dividendes de plus en plus élevés d’année en année.
La baisse des investissements productifs entraîne nécessairement une baisse de la croissance de la productivité. Celle-ci est le critère de mesure du progrès d’un système historique et de la compétitivité au sein du capitalisme. Dans la période d’après-guerre, la Suisse était en tête du classement mondial de la productivité, avec les États-Unis et à une certaine distance des autres pays européens. La Suisse est certes toujours en tête, mais elle perd depuis des décennies son avance sur ses concurrents. Le fait que la productivité de la Suisse se soit à nouveau légèrement améliorée (ou plutôt : moins empiré) après la crise de 2008 masque ici aussi la situation : la croissance de la productivité n’a pas d’ancrage large dans l’économie. Elle provient presque exclusivement de l’industrie pharmaceutique et chimique et de quelques grandes entreprises.
Crise dans l’industrie
L’industrie suisse était déjà en crise – avant même que Trump n’ait pris ses fonctions, imposé des droits de douane et que les conséquences de sa guerre économique contre l’Europe ne se fassent pleinement sentir. Pour la deuxième année consécutive, la Suisse enregistre un ralentissement dans la croissance du PIB par habitant (-0,2% à chaque fois). Dans l’industrie d’exportation, la production diminue depuis 2023. Avec la crise en Europe (notamment en Allemagne) et en Chine, d’importants débouchés sont saturés. La Suisse risque de connaître une vague de désindustrialisation dans les prochaines années.
La crise de l’industrie sidérurgique suisse en est le meilleur exemple. Les licenciements massifs dans les deux dernières entreprises sidérurgiques restantes de Suisse (Stahl Gerlafingen et Swiss Steel) montrent la force des grandes tendances de la crise du capitalisme. Dans la lutte mondiale pour les marchés et les profits, l’UE est écrasée entre les États-Unis et la Chine, et, avec elle, la petite Suisse, qui dépend des exportations. Il existe des surcapacités massives dans la production d’acier au niveau mondial. La Chine pourrait à elle seule couvrir 63 % de la demande mondiale. Dès 2018, les États-Unis, la Chine et l’UE ont pris des mesures protectionnistes pour protéger leur propre industrie sidérurgique contre la concurrence. À cela s’est ajoutée l’explosion des prix de l’énergie avec la guerre en Ukraine. L’UE a réagi en subventionnant ses propres entreprises sidérurgiques. Avec la surproduction, les subventions auprès de la concurrence étrangère, les prix élevés de l’électricité et l’effondrement des débouchés en Allemagne, les deux aciéries suisses ne sont tout simplement pas compétitives au niveau international.
L’industrie MEM (industrie des machines, des équipements électriques et des métaux) traverse une crise structurelle. C’est le plus grand secteur d’exportation, qui emploie près de la moitié des travailleurs de l’industrie, soit 330 000 personnes. Les commandes sont déjà en baisse depuis mi-2022, les exportations se sont encore effondrées de -3,1 % en 2024. Il ne s’agit pas d’une situation temporaire : La crise de surproduction réduit les débouchés pour les capitalistes MEM suisses qui produisent des biens d’investissement pour d’autres capitalistes. 70 % de ses exportations sont destinées à l’UE, 23 % à l’Allemagne. Seuls 28 % des patrons de la MEM pensent encore que la situation pourrait s’améliorer. Les sous-traitants de l’industrie automobile allemande en déclin, qui emploient 32’000 ouvriers, sont particulièrement touchés.
Et ils font payer la classe ouvrière pour leur crise. L’année dernière, nous avons assisté à toute une série de fermetures et de licenciements massifs dans l’ensemble de l’industrie. Les entreprises sidérurgiques de Gerlafingen et Emmenbrücke, le fabricant de verre Vetropack, les imprimeries de Tamedia, les entreprises de machines Rieter, l’industrie alimentaire (Micarna) et bien d’autres ont détruit des milliers d’emplois. Un tiers des PME ont supprimé des postes en 2024. « Le nombre d’entreprises ayant recours au chômage partiel atteint son plus haut niveau depuis la suppression du cours plancher avec l’euro », titre la NZZ. Le chômage partiel (les ouvriers, temporairement, ne travaillent plus ou travaillent moins et ne reçoivent que 80 % de leur salaire) n’est qu’un licenciement différé, surtout là où les problèmes sont structurels.
La Suisse est encore à la pointe à bien des égards. De nombreuses entreprises hautement spécialisées occupent des niches spécifiques. Nous ne parlons pas d’un coup de grâce pour l’industrie suisse. Mais une reprise et un retour aux temps florissants du passé sont exclus. La Suisse se trouve au cœur d’une Europe en crise. Dans l’industrie MEM, on touche à la véritable substance de l’industrie suisse, où la vie de dizaines de milliers de familles d’ouvriers et de régions entières est concernée. Un certain nombre d’entreprises vont fermer, des emplois industriels vont être détruits ou délocalisés – non pas parce que les ouvriers bien formés ne pourraient rien produire d’utile pour l’humanité avec leur force de travail et les machines à la pointe de la technologie qu’ils utilisent, mais parce que les marchés, et donc les profits, disparaissent pour les propriétaires capitalistes. C’est l’absurdité du capitalisme en crise.
Conclusion : affaiblie, vulnérable, minée par la nouvelle situation
Au sein du déclin général du capitalisme, la Suisse est encore moins mal lotie que la plupart de ses concurrents. Elle n’a plus la même avance, mais se situe encore dans les premiers rangs en termes de création de valeur par rapport à la taille de la population (PIB par habitant). Mais les chiffres moyens de croissance du PIB d’environ 5 % dans les années 50 et 60 appartiennent à des temps révolus. La Suisse a pu échapper partiellement aux conséquences de la crise au cours de la dernière période – mais elle a dû pour cela s’attaquer de plus en plus aux piliers de son succès.
Ce que Marx expliquait pour l’ensemble du capitalisme vaut pour la bourgeoisie suisse : elle ne peut pas résoudre les contradictions de son propre système. Ils peuvent les masquer, les déplacer, les retarder, uniquement pour créer ainsi de nouveaux problèmes, risques et vulnérabilités qui leur reviendront d’autant plus durement en pleine figure dans un moment futur. La crise du capitalisme a miné l’économie suisse. Et la manière dont le capitalisme suisse a retardé son propre déclin depuis les années 1990 – en devenant encore plus dépendant du marché mondial, en s’alignant encore plus sur tous les blocs – l’a rendue doublement et triplement vulnérable face aux évolutions qui dominent précisément la nouvelle situation mondiale : l’inversion de la mondialisation, le protectionnisme, les droits de douane de Trump, la crise de l’Europe, la fin du bloc occidental et le monde multipolaire instable.
Cela aura de profondes conséquences pour le « modèle de réussite suisse », qui est en difficulté et vulnérable. Cela ne signifie pas forcément l’effondrement de l’économie suisse d’un seul coup. Mais les marxistes comprennent qu’à un moment donné, la situation, avec toutes les contradictions mises en évidence ici, peut rapidement se retourner en son contraire.
3. Conséquences pour la Suisse et réaction de la bourgeoisie
L’ordre mondial libéral de l’après-guerre a constitué le cadre qui a permis au capitalisme suisse de ralentir son propre déclin et de préserver plus longtemps sa stabilité. La Suisse a profité de la mondialisation, de la paix relative entre les blocs et de la reprise temporaire de l’Europe. Ces conditions sont en train de s’effondrer.
Quels impacts auront les taxes douanières de Trump sur la Suisse ?
Comme la Suisse dépend de manière disproportionnée de l’ouverture des marchés, elle est exposée de manière disproportionnée aux guerres commerciales. La banque Goldman Sachs a calculé que seuls les pays voisins des Etats-Unis, le Canada et le Mexique, ainsi que la Corée du Sud, seraient encore plus durement touchés que la Suisse par les droits de douane de Trump. La Suisse figure sur la liste des « Dirty 15 » de Trump, pays contre lesquels il veut imposer des droits de douane en raison de leur excédent commercial. Début avril, le grand coup dur est tombé : dans le cadre de son offensive douanière contre pratiquement tous les pays du monde, Trump a annoncé des droits de douane de 31 % contre la Suisse – plus que contre l’UE ! Même si Trump a reporté l’introduction de ces droits de douane de 90 jours peu après, il est devenu évident que la Suisse, orientée vers l’exportation, est vulnérable à tous les niveaux.
Trump a également annoncé qu’il envisageait des taxes douanières sur les produits pharmaceutiques. Novartis réalise 41 % de son chiffre d’affaires sur le marché américain et Roche 40 %. Goldman Sachs estime que si cette menace était mise à exécution, le PIB suisse en serait réduit de 0,9 %. Avec la menace de droits de douane américains contre la concurrence, le principal pilier de l’industrie d’exportation suisse se transforme d’un coup en risque majeur ! Les grands groupes Roche, Novartis et Lonza déclarent fièrement qu’ils peuvent partiellement contourner les droits de douane grâce à leurs sites de production aux Etats-Unis. Pour les ouvriers des usines du nord-ouest de la Suisse ou du Valais et leurs petits sous-traitants, c’est une bien maigre consolation alors que leurs emplois en Suisse sont menacés.
Mais ce qui est plus important, c’est la guerre commerciale qui s’annonce de la part de Trump contre l’industrie européenne. L’industrie MEM, déjà fortement touchée, est en panique. Si les droits de douane de Trump aggravent la crise dans l’UE, cela touchera également l’industrie suisse, dont le marché de vente continue de se rétrécir. Ces « droits de douane augmentent la pression sur les sous-traitants pour qu’ils produisent encore moins cher – ou qu’ils mettent la clé sous la porte », déplore le directeur de Swissmem. Dans le pire des cas, la Suisse se retrouvera directement entre deux feux, les droits de douane de la guerre commerciale entre les États-Unis et l’UE s’étendant à la Suisse.
Il est impossible de prévoir comment et sous quelle forme les guerres commerciales se développeront. Dans tous les cas, la tendance générale est claire : protectionnisme et formation de blocs. Et dans tous les cas, il est clair que la Suisse sera touchée de manière disproportionnée par cette évolution et qu’en tant que petit pays, elle n’aura pas grand-chose à y opposer. Les dangers vont bien au-delà de quelques droits de douane. Avec une économie qui dépend du commerce avec tous les blocs, le plus grand danger pour le capitalisme suisse dans le nouveau monde multipolaire est que les liens entre grands blocs se disloquent complètement – et que la Suisse soit contrainte de choisir entre l’UE, les Etats-Unis et la Chine. Même si cela ne se produira pas dans l’immédiat, chaque petit coup porté dans cette direction continue de miner le capitalisme suisse.
Alors que la tendance au protectionnisme s’accentue avec Trump, la bourgeoisie suisse tente tant que possible de nager à contre-courant et de développer son réseau d’accords bilatéraux de libre-échange. Elle a ainsi réussi à conclure un nouvel accord de libre-échange avec l’Inde en 2024. Contrairement à la tendance occidentale, elle négocie également avec la Chine le renouvellement de l’accord existant. Elle espère ainsi obtenir des avantages concurrentiels par rapport à ses concurrents occidentaux. Cela peut donner temporairement une certaine marge. Mais des débouchés comme l’Inde ou l’Amérique latine ne peuvent pas compenser les grands blocs économiquement puissants. Dans le cas de la Chine, il y a le risque permanent que les Etats-Unis ou l’UE obligent tôt ou tard la Suisse à rompre ses relations avec la Chine. La bourgeoisie suisse tente de s’acheter du temps. Mais l’évolution générale de la situation mondiale joue contre le capitalisme suisse.
Les pressions du monde multipolaire sur la « Suisse neutre »
La bourgeoisie suisse s’est traditionnellement cachée derrière la « neutralité » pour se faufiler à travers tous les conflits politiques mondiaux et rester en position de faire de bonnes affaires avec toutes les parties au conflit. Sa capacité à le faire dépendait toujours de la marge de manœuvre que les grandes puissances laissaient à la Suisse. Cette marge de manœuvre se réduit. Le nouvel ordre géopolitique – le monde multipolaire, la crise de l’UE et de l’alliance transatlantique – constitue le plus grand défi pour la bourgeoisie suisse depuis la Seconde Guerre mondiale. Il lui impose la question désagréable de savoir comment la Suisse s’oriente stratégiquement. Alors que les questions politiques et militaires occupent le devant de la scène dans les discussions, le cœur du débat porte en fin de compte sur les profits des capitalistes suisses.
Nous l’avons toujours souligné ces dernières années : les capitalistes suisses tenteront tant que possible de s’accrocher à la Chine, qui, en tant que puissance montante, a encore les perspectives d’avenir les moins sombres. Mais en cas de coup dur, la Suisse ne pourra pas faire autrement que de s’insérer dans le bloc occidental, avec lequel elle est historiquement liée et avec lequel elle entretient des relations nettement plus complètes et plus étroites. Mais que se passe-t-il maintenant ? Cet « Occident » se désagrège et la Suisse se trouve exactement sur la faille tectonique qui s’ouvre : entre deux fronts entre lesquels elle ne veut pas choisir.
Même si la guerre commerciale de Trump menace cette relation, il est tout à fait clair pour la bourgeoisie qu’elle a besoin de bonnes relations avec les Etats-Unis. Les États-Unis sont le principal pays exportateur, ils sont plus dynamiques que l’Europe et restent la première puissance mondiale. L’Europe, en revanche, est en crise profonde et constitue le maillon le plus faible dans les conflits impérialistes. De nombreux capitalistes suisses préféreraient miser sur les Etats-Unis – s’il n’y avait pas ce fichu détail que la Suisse se trouve au milieu de l’Europe et qu’elle dépend complètement de l’UE sur le plan économique et militaire.
Avec cette position objective de la Suisse dans le monde, il n’y a pas de bonne solution pour la classe dirigeante locale, seulement plusieurs mauvaises. Si elle se rapproche d’un partenaire commercial, elle risque de prendre des coups de la part de l’autre – et inversement. Elle tentera de faire ce qu’elle a toujours fait : naviguer entre les deux blocs, faire du surplace et temporiser. Mais le fait de tergiverser constamment provoque des frictions internes et externes à chaque conflit majeur, qui sont de plus en plus nombreux aujourd’hui. Cela sape la stabilité économique et politique.
Conflits sur la neutralité et implosion du DDPS
La pression exercée sur la Suisse par la situation mondiale et les déplacements tectoniques des plaques dans les relations internationales a éclaté ces derniers mois au cœur du gouvernement fédéral. Le Département de la Défense (DDPS) a littéralement implosé. La ministre de la défense Amherd, le chef de l’armée Süssli, le chef des services secrets Dussey et d’autres hauts gradés ont démissionné. Les tensions au sein du Conseil fédéral, avec sa culture du consensus ô combien harmonieuse, ont été ouvertement portées à la connaissance des médias.
Depuis 2022, avec la guerre en Ukraine, l’impérialisme de l’OTAN a mis pression sur la Suisse pour qu’elle adopte des sanctions contre la Russie. A l’époque, le Conseil fédéral avait brièvement tenté de s’y opposer avant de rapidement céder. Il s’est rallié au parti occidental de la guerre et a gelé les fonds russes dans les banques suisses. Par la suite, sous les conseillers fédéraux Amherd et Cassis, la Suisse s’est également rapprochée militairement de l’OTAN et de l’UE – sous le slogan d’une « neutralité plus flexible ». La conférence du Bürgenstock sur l’Ukraine, organisée par la Suisse, était une mascarade de l’impérialisme occidental à laquelle l’autre partie belligérante, la Russie, n’a même pas participé. Le camp dans lequel la Suisse s’est rangée était clair. Sous la ministre de la défense Amherd, le Conseil fédéral a décidé en 2024 de participer à deux projets militaires de l’UE (Pesco), d’adhérer au projet européen de défense aérienne Sky Shield et de renforcer sa coopération et les exercices communs avec l’OTAN.
Mais choisir son camp a des conséquences. En raison des sanctions et du rapprochement avec l’OTAN, la Russie ne considère plus aujourd’hui la Suisse comme neutre et comme un partenaire commercial potentiel, mais comme faisant partie du camp ennemi. La Suisse a ainsi montré aux riches du monde entier que leur argent n’est plus à l’abri d’interventions politiques dans la place financière suisse. Une grande partie des fonds russes déposés dans les banques suisses ont entre-temps été retirés.
A l’inverse, le rapprochement et la subordination à l’UE et aux États-Unis n’allaient pas encore assez loin. L’Allemagne a exclu les entreprises suisses des achats pour son armée fédérale, car la Suisse n’était plus un partenaire fiable. Les Etats-Unis sous Biden ont placé la Suisse sur une liste de pays qui ne peuvent plus avoir un accès illimité aux puces d’intelligence artificielle parce qu’ils ne sont pas fiables. La Suisse est prisonnière de contradictions objectives : quoi qu’elle fasse, c’est une erreur. Pourtant, le choix entre l’Occident et la Russie était encore relativement simple par rapport à la ligne de fracture qui s’ouvre aujourd’hui entre les États-Unis et l’UE. D’où des débats de plus en plus vifs sur « l’interprétation de la neutralité » et l’orientation stratégique de la Suisse.
L’UDC défend une voie isolationniste de « neutralité armée » stricte (qu’elle veut inscrire dans la Constitution par une initiative populaire). Depuis 2022, elle tire à boulets rouges sur tout rapprochement avec l’OTAN ou l’UE. La logique est simple : se tenir politiquement à l’écart d’eux pour pouvoir continuer à faire librement des affaires avec la Chine ou la Russie. Avec la fin de l’alliance transatlantique, cette position isolationniste va prendre de l’ampleur, car elle tente systématiquement de ne pas prendre parti. Seulement, la Suisse n’a pas grand-chose à opposer lorsqu’une grande puissance fait sérieusement pression sur elle.
Le PS défend la position opposée à l’UDC dans cette lutte d’orientation, dont il faut dire qu’elle est une question dont le caractère est à 100% bourgeois. Le PS a été, en Suisse, le plus grand et le premier défenseur d’un rapprochement unilatéral vers la force la plus réactionnaire de la planète dans la guerre impérialiste en Ukraine : l’OTAN, sous la direction de l’impérialisme américain. Fabian Molina, l’homme le plus en vue du PS en matière de politique étrangère, est également l’adversaire le plus véhément de l’accord de libre-échange avec la Chine – et maintenant, depuis Trump, avec les Etats-Unis. Le fondement de cette position du PS est purement moral : « nous, en Occident », sommes les bons ; la Russie, la Chine, l’Iran et maintenant Trump sont les méchants ; « nous » sommes pour les « droits de l’homme » et la « démocratie » contre ces « autocrates ». Le véritable contenu derrière l’enveloppe de telles abstractions vides est l’insertion de la Suisse dans le camp de l’impérialisme transatlantique contre la Russie. Et maintenant que Trump a brisé l’alliance transatlantique, Molina, Wermuth et consorts rejoignent le camp des bellicistes des classes dominantes européennes qui continuent à sacrifier le sang des soldats ukrainiens pour une guerre perdue depuis longtemps. Le fait qu’ils n’en soient pas conscients ne fait que rendre la situation plus pathétique. Ce faisant, les intérêts de la classe ouvrière sont ceux que le PS défend le moins.
Le Centre, parti de la désormais ex-conseillère fédérale Amherd défend la même ligne que le PS, mais de manière un peu moins hystérique. L’effondrement d’Amherd et de son état-major est l’expression du fait qu’une partie de la bourgeoisie est arrivée à la conclusion que le rapprochement avec l’OTAN et l’UE allait trop loin. L’UDC avait depuis longtemps commencé à faire pression sur la conseillère fédérale et le chef de l’armée Süssli. Au début de la guerre en Ukraine, le PLR avait contribué à la subordination à l’impérialisme transatlantique. Mais, plus il devenait évident que le bloc de l’OTAN était isolé sur le plan international et en proie à des dissensions internes, plus une partie du PLR, menée par la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter, a tenté de revenir en arrière et de repositionner la Suisse de manière plus indépendante. C’est la raison – avec la question de savoir comment financer le réarmement – pour laquelle les tensions au sein du Conseil fédéral autour du ministère de la Défense se sont exacerbées jusqu’à l’éclatement. Mais l’élection de Pfister (également du Centre) comme nouveau conseiller fédéral ne résout aucun problème : nouveau visage, même situation qu’avant. Avec la rupture entre les États-Unis et l’Europe, les parlementaires et conseillers fédéraux du PS et du centre – y compris Pfister – poussent encore plus dans le sens d’une intégration de la Suisse dans « l’architecture de sécurité européenne » – tandis que l’UDC, de l’autre côté, pousse à l’isolationnisme.
Le PLR incarne de la manière la plus claire la nécessité pour la bourgeoisie suisse d’arbitrer, d’équilibrer, d’hésiter. Il se rapproche de l’UDC, tout en essayant de ne pas se fermer les portes de la coopération militaire avec l’UE. Après que Trump et son vice-président Vance aient ouvertement présenté la rupture de l’alliance transatlantique, Keller-Sutter a rapidement réagi en tentant de positionner la Suisse de manière indépendante entre les deux blocs. Cela montrait la volonté de montrer aux Etats-Unis de Trump que la Suisse ne faisait pas partie de l’UE. Mais s’aligner sur l’impérialisme américain, c’est faire un pied de nez à l’Europe, avec laquelle la Suisse a besoin de bonnes relations et est en pleines négociations. Quelle que soit la manière dont on tourne les choses, il n’y a pas de bonne solution pour la bourgeoisie suisse.
Militarisme
Après des décennies durant lesquelles les impérialistes occidentaux ont tenté de dissimuler leur véritable nature derrière le voile de la paix et de la coopération, nous sommes entrés dans une nouvelle période de militarisme et de bellicisme ouvert. Chaque État-nation capitaliste s’arme. La Suisse suit le mouvement.
L’Europe profitait de l’OTAN sous la direction de l’impérialisme américain et pouvait se permettre de réduire les dépenses militaires. La Suisse a pu profiter de cette situation en tant que profiteuse de la profiteuse. Depuis la chute de l’Union soviétique, les dépenses militaires sont passées de 1,4 % du PIB (16 % des dépenses fédérales) en 1990 à 0,7 % (7 % du budget fédéral) en 2023. La longue situation d’exception avec l’hégémonie totale des Etats-Unis au niveau mondial est terminée. C’est maintenant que la tendance s’inverse : en automne, le Parlement a décidé d’augmenter les dépenses militaires à 1 % (4 milliards de francs supplémentaires par an).
En s’armant, la bourgeoisie suisse réagit d’une part – par obéissance anticipée – à la pression des alliés pour ne pas passer pour des parasites. D’autre part, elle veut pouvoir assurer militairement ses intérêts impérialistes de manière autonome. Le fait qu’il soit exclu qu’elle puisse un jour le faire sérieusement seule ne signifie pas qu’elle ne doive pas essayer. Ainsi, elle se joint également à l’hystérie européenne sur la menace que représente la Russie pour la patrie, afin d’alimenter l’unité nationale, de s’armer et de détourner l’attention de l’opposition de classe à l’intérieur du pays. En fin de compte, tout réarmement visera en premier lieu à réprimer la lutte des classes dans le pays.
Tous les partis sans exception – y compris, de manière scandaleuse, le PS et les Verts – se joignent à eux dans leur insistance pour une « armée puissante ». Il n’y a pas d’opposition de principe au réarmement. Ils ne se disputent que sur deux questions de mise en œuvre. Premièrement, le positionnement dans le nouveau monde multipolaire : avec quel bloc et dans quelle mesure l’armée suisse doit-elle coopérer au niveau international ? Deuxièmement, les premières lignes de fracture s’ouvrent au sein de la bourgeoisie sur la manière de financer le réarmement. C’est (en plus de la question du rapprochement UE/OTAN expliquée plus haut) la deuxième raison de l’escalade des tensions au sein du Conseil fédéral. Amherd voulait contourner le frein à l’endettement pour financer le réarmement. La majorité UDC-PLR du Conseil fédéral n’était en revanche pas (encore) prête à sacrifier le faible endettement de l’Etat, qui constitue un avantage important du capitalisme suisse. L’exemple de la CDU en Allemagne montre que cela peut rapidement changer à un certain moment. Le faible taux d’endettement peut temporairement accorder une certaine marge de manœuvre à la bourgeoisie suisse dans la période à venir.
Dans tous les cas, il est clair que c’est la classe ouvrière qui doit payer pour le bellicisme. La question est de savoir si c’est aujourd’hui ou demain. Les mesures d’économie de 5 milliards de francs que la Confédération a décidées l’automne dernier sont en grande partie le produit de ses plans de réarmement. Pour produire de la ferraille afin de créer une illusoire « capacité de défense », il faut économiser dans l’AVS, la santé, les crèches, l’aide aux réfugiés, l’éducation et les transports publics ! Cela aura un impact important sur la conscience de la classe ouvrière.
La Suisse et l’Union Européenne
Les relations de la Suisse avec l’UE restent pour la bourgeoisie la question de politique étrangère la plus importante et la plus difficile. A la fin des années 1990, la bourgeoisie suisse avait réussi, grâce à un extraordinaire concours de circonstances, à négocier des « accords bilatéraux » extrêmement avantageux avec la toute nouvelle UE : la Suisse a obtenu un accès complet au marché intérieur européen (y compris au marché du travail grâce à l’introduction de la libre circulation des personnes), sans toutefois devoir payer le prix de l’intégration politique et juridique. Le fait que l’UE ait été prête à faire une telle concession reflète son optimisme de l’époque : l’Union soviétique était tombée, la mondialisation progressait et l’UE semblait en pleine ascension. Cette époque est révolue depuis longtemps.
N’étant plus disposée à accepter un accord « à la carte » pour la Suisse, l’UE place depuis 2008 la bourgeoisie suisse devant un choix : soit vous vous intégrez dans le cadre juridique supérieur, soit les Bilatérales expirent. Les négociations en cours sur les « Bilatérales III » ne sont que la dernière tentative en date de négociations quasi permanentes qui ont échoué à plusieurs reprises au cours des 15 dernières années. La bourgeoisie suisse est confrontée à un dilemme : elle ne peut pas se passer de l’UE, son principal partenaire commercial, mais elle ne peut pas garder son lien avec l’UE sans céder un peu de son contrôle étatique sur ses conditions d’exploitation capitaliste. En conséquence de cette contradiction objective, la bourgeoisie est aujourd’hui plus divisée sur cette question que sur toute autre. La nouvelle situation mondiale ne fait qu’aggraver son dilemme. Le Conseil fédéral est coincé de deux côtés : par l’UDC et par les syndicats.
Les syndicats avaient approuvé les accords bilatéraux en 2002. L’introduction de la libre circulation des personnes signifiait l’abolition du statut réactionnaire de saisonnier, qui régulait l’immigration par contingents. Dans le cadre d’un accord boiteux (ils ont également accepté les dispositions réactionnaires en matière d’asile et d’immigration pour les pays non européens), les syndicats ont obtenu une concession importante pour la classe ouvrière suisse : les mesures d’accompagnement pour la protection des salaires. Cela leur a permis d’étendre massivement le réseau de conventions collectives de travail et donc les salaires minimaux par branche en Suisse. Comme l’UE veut affaiblir cette protection salariale, l’Union syndicale suisse est, à juste titre, prête à utiliser son pouvoir de veto de fait contre les accords tant que la protection salariale existante n’est pas compensée ou même étendue.
Au sein de la bourgeoisie, le Conseil fédéral (même s’il est de plus en plus réticent), les grandes associations d’entreprises comme Economiesuisse ou Swissmem, la NZZ et d’autres font pression pour le renouvellement des accords avec l’UE. Ils ne veulent tout simplement pas prendre le risque de perdre l’accès à leur principal débouché et de se mettre à dos dans la situation actuelle leur principal partenaire économique. Les grands groupes, en particulier ceux du secteur pharmaceutique hautement spécialisé, sont tributaires de la libre circulation des personnes. Le marché du travail suisse est trop petit pour de tels monopoles. Ils ont besoin d’un accès facile au réservoir européen de main-d’œuvre qualifiée. Il ne fait aucun doute que la rupture des accords bilatéraux constituerait un coup de frein important pour l’économie suisse en difficulté.
Si l’UDC s’oppose avec le plus de véhémence et de consistance aux accords bilatéraux, ce n’est certainement pas parce qu’elle s’oppose à l’accès au marché intérieur européen, si essentiel pour la bourgeoisie. Premièrement, elle n’est pas prête à se soumettre politiquement à cet accès. Elle est contre l’adoption dynamique du droit européen et contre le fait que la Cour de justice européenne tranche les litiges (contre les « juges étrangers »). Déguisée derrière des mots abstraits de « défense de la démocratie suisse », cette attitude révèle la vraie nature de l’État bourgeois et de son système juridique : l’UDC s’oppose à toute perte partielle de contrôle de son propre État au profit d’autres bourgeoisies concurrentes – un bel aveu que les tribunaux et le cadre juridique ne sont pas neutres, mais l’outil de la classe dominante nationale !
Par ailleurs, l’UDC est contre la libre circulation des personnes. Elle utilise sa prochaine initiative populaire « contre une Suisse à 10 millions d’habitants » comme un levier supplémentaire pour pousser dans cette direction. Avec sa démagogie populiste de droite typique, elle attise la haine envers les étrangers afin de détourner l’attention de la question de classe et de gagner une base électorale avec une politique de bouc émissaire. Mais derrière cela se cachent aussi des intérêts importants de la bourgeoisie : d’une part, elle veut faire reculer les syndicats et leur arsenal de CCT, de salaires minimums et de contrôles des salaires. D’autre part, elle veut revenir au statut de saisonnier. L’UDC n’est pas contre les travailleurs étrangers, mais elle est pour les priver le plus possible de leurs droits afin de pouvoir les exploiter encore davantage. Les travailleurs étrangers de l’UE (75 % des migrants) doivent redevenir des « travailleurs invités » (« Gastarbeiter ») que l’on peut tout simplement expulser du pays pour amortir le chômage si un effondrement économique l’exige.
Il y a quelques années encore, l’UDC était presque totalement isolée au sein de la bourgeoisie avec cette position. Aujourd’hui, le clivage se situe au cœur de la classe dominante. Le PLR est également divisé. Différents cercles d’entrepreneurs milliardaires issus de l’industrie et de la finance se sont réunis au sein des organisations « Kompass » et « Autonomiesuisse » afin de faire également du lobbying contre les accords bilatéraux.
Toute la bourgeoisie a besoin d’un accès au marché et de bonnes relations avec l’UE. Mais aujourd’hui, cela n’existe qu’à un prix. Combien de concessions est-elle prête à faire pour cela aux syndicats d’une part et à l’UE d’autre part ? C’est le cœur de la querelle entre les différents camps de la classe capitaliste. Sur ce point, comme sur les autres questions relatives au positionnement de la Suisse dans le monde, le conflit d’orientation s’intensifie dans un contexte de guerre commerciale, de formation de blocs, de rupture du camp occidental et de crise de l’UE. Les deux camps se voient confortés dans leur position : « Maintenant plus que jamais », crient les partisans désespérés d’un accord avec l’UE, qui craignent que la Suisse, en tant qu’État tiers, ne devienne à l’avenir la cible de mesures protectionnistes de la part de l’UE elle-même. « Surtout pas maintenant ! », crient les opposants, qui veulent relâcher tout lien avec le navire en perdition qu’est l’UE et éviter de donner aux États-Unis l’impression que la Suisse a quelque chose à voir avec cette UE. Les deux parties ont raison et tort. Les deux cherchent en vain une issue à l’impasse désespérée du capitalisme suisse.
La position prolétarienne
Avec la fin de l’ordre mondial libéral, le sol se dérobe sous les pieds de la bourgeoisie suisse. Le capitalisme suisse a besoin de l’Europe et du monde, mais dans ce monde multipolaire, il n’y a de moins en moins de place pour un capitalisme suisse « indépendant » qui veut profiter des niches de tous les blocs. Sur toutes ces questions de positionnement de la Suisse dans le monde, les tensions s’accroissent au sein de la bourgeoisie et de ses partis. Pourquoi ? Parce qu’ils sont coincés dans des contradictions objectives pour lesquelles il n’y a pas d’issue du point de vue du capital suisse.
Pour la classe ouvrière et les révolutionnaires, ce n’est pas une mauvaise évolution. Lénine a expliqué que les révolutions commencent « en haut » : par des fissures dans la classe dirigeante et son appareil d’État. La rupture au sein du Conseil fédéral autour du DDPS nous donne un premier petit avant-goût de ce qui nous attend. Plus la bourgeoisie s’enfonce dans l’impasse, plus ces conflits et ces querelles d’orientation au sein de la bourgeoisie s’exprimeront de manière aiguë, venimeuse et de plus en plus désespérée.
Nous devons à tout prix éviter de nous rallier à l’une ou l’autre aile de leur navire capitaliste en perdition. Ce sont des luttes au sein de la classe capitaliste, dans lesquelles la classe ouvrière ne peut que perdre. La politique étrangère n’est que la continuation de la politique intérieure par d’autres moyens. La politique intérieure est une lutte de classe. La classe ouvrière et la bourgeoisie ont des intérêts de classe opposés. Tragiquement, un point de vue de classe prolétarien est aujourd’hui complètement absent de toutes ces questions relatives à la position de la Suisse dans le monde. Le PS défend un point de vue 100 % bourgeois sur ces questions – et de surcroît, le plus ridiculement éloigné de la réalité de tous. La classe ouvrière et ses organisations ont besoin d’une position propre, indépendante des intérêts bourgeois.
Ordre mondial libéral ou protectionnisme ? Il n’est pas possible de revenir à l’ordre mondial libéral. C’est lui qui a préparé la nouvelle situation de protectionnisme, de guerres commerciales et de réarmement impérialiste. Dans les guerres commerciales entre capitalistes, comme dans toutes leurs guerres, la classe ouvrière n’a rien à gagner. Ce ne sont pas nos guerres. Ce sont leurs guerres pour assurer leurs profits au détriment de la concurrence. Les appels de plus en plus pressants à subventionner les entreprises nationales « pour sauver les emplois » sont des appels à donner l’argent de la classe ouvrière pour sauver les capitalistes. Pourquoi les travailleurs devraient-ils payer pour que les capitalistes puissent continuer à faire des profits ? La seule façon de protéger les emplois contre les fermetures et les licenciements massifs est d’occuper les entreprises et de les nationaliser sous contrôle ouvrier.
Neutralité souple ou dure ? Leur neutralité est le régime qui permet aux impérialistes suisses d’exploiter au mieux les travailleurs du monde entier. « L’aménagement plus souple » ou l’abandon de la neutralité est la subordination à d’autres impérialistes bellicistes. Les seuls alliés de la classe ouvrière suisse sont les travailleurs du monde entier dans leur lutte contre l’impérialisme suisse et tous les impérialismes.
Militarisation ou pas ? Chaque centime investi dans le réarmement est un centime qui manque pour la véritable « sécurité » de la classe ouvrière : pour un bon système de santé, pour de bons salaires, pour le logement, l’éducation ou la garde des enfants. Nous n’avons pas besoin de sécurité contre « les méchants Russes ». Nous avons besoin de sécurité contre notre propre bourgeoisie qui, comme tous les capitalistes, s’accroche à un système moribond et est prête pour cela à jouer avec les risques de guerre nucléaire. Notre seule défense et sécurité contre les guerres est le renversement de la bourgeoisie en Suisse, dans le cadre du mouvement révolutionnaire de la classe ouvrière mondiale.
Avec ou sans l’UE ? Nous reconnaissons et soutenons le fait que les syndicats ont une position de classe pour défendre la protection des salaires. Mais la question est nettement plus vaste que cet accord : sommes-nous pour ou contre l’UE ? Cette UE n’a jamais été un « projet de paix ». Elle a toujours été un projet impérialiste : une tentative réactionnaire d’États-nations devenus trop petits pour jouer malgré tout un rôle dans le monde impérialiste. Cette Europe est celle des profits et des bellicistes. La seule voie vers une véritable unité des peuples d’Europe, vers la paix et la prospérité sur tout le continent, passe par le dépassement du capitalisme et la création d’une fédération socialiste européenne.
Toute la spirale de crise actuelle est le produit du fait que le capitalisme se heurte aux entraves de ses propres rapports de production : La propriété privée et l’État-nation. Le capitalisme a représenté un progrès gigantesque dans l’histoire de l’humanité. Les révolutions bourgeoises ont créé un État-nation moderne ; la propriété privée capitaliste a créé l’industrie moderne et a unifié le globe entier en un seul marché mondial. Mais en même temps, les capitalistes et les différents États-nations continuent à se faire concurrence, une concurrence qui, dans la phase de déclin actuelle, s’intensifie jusqu’à devenir une opposition belliqueuse. Au lieu de faire progresser l’humanité, le capitalisme menace de nous faire sombrer dans la barbarie de la guerre et de la destruction. Tout comme la révolution bourgeoise nationale a fait sauter les barrières locales du féodalisme, la révolution prolétarienne internationale doit aujourd’hui faire sauter les barrières de l’État-nation et abolir la propriété privée. C’est la seule chose qui ouvrira une nouvelle ère de progrès pour l’humanité.
PARTIE 2 : LA CLASSE OUVRIÈRE ET LA CRISE DE SA DIRECTION
Le marxisme enseigne que les développements économiques constituent la base sur laquelle s’élève la superstructure politique et idéologique. Le tournant fondamental dans la situation mondiale – actuellement en particulier sur le plan économique et géopolitique – entraînera nécessairement un tournant fondamental dans la situation sociale et politique en Suisse.
La Suisse est sans aucun doute un pays qui, au cours des dernières décennies et jusqu’à aujourd’hui, a connu un haut degré de stabilité sociale et peu de luttes de classe ouvertes. La base matérielle de cette situation résidait dans les conditions de l’essor économique de l’après-guerre, que nous avons analysées dans la première partie. La lutte pour le partage du gâteau entre les capitalistes et les travailleurs a pu être atténuée parce que le gâteau est devenu plus grand dans l’ensemble. C’est l’essence même de l’ordre social d’après-guerre en Suisse. Il a permis à la classe dirigeante de se couvrir, ainsi que son État bourgeois, d’un joli manteau social.
Mais de la même manière que la longue crise organique du capitalisme a miné la fondation du capitalisme suisse depuis des décennies, elle a aussi sapé la prospérité des travailleurs suisses – donc la base de la paix sociale – pendant des décennies. La nouvelle situation mondiale se heurte à une classe ouvrière suisse dont les réserves s’amenuisent depuis longtemps.
La période dans laquelle nous sommes entrés signifie la rupture définitive avec les conditions préalables du « modèle de réussite » suisse. Si les profits diminuent, quelqu’un devra en payer le prix – et sous le capitalisme, c’est la classe ouvrière. La bourgeoisie suisse est à la merci des évolutions internationales. Elle est trop faible pour imposer sa volonté aux autres pays et tenter d’exporter la crise par le protectionnisme. Il ne lui restera de plus en plus que deux possibilités pour protéger ses conditions de profit : premièrement, en attaquant la classe ouvrière en Suisse. Deuxièmement, par l’endettement de l’État – ce qui ne fera que créer des problèmes économiques supplémentaires qui, à moyen terme, l’obligeront à attaquer la classe ouvrière avec d’autant plus d’acharnement.
Les capitalistes attaqueront la classe ouvrière sur deux fronts : Au niveau des entreprises, par des licenciements et des fermetures, ainsi que par la pression sur les salaires, notamment par l’inflation. Au niveau politique, par de nouvelles mesures d’austérité, des attaques contre les œuvres sociales et contre l’âge de la retraite. Mais ce faisant, la bourgeoisie se fait un ennemi puissant et prépare le terrain pour la lutte des classes par le bas. Dans les années à venir, la classe ouvrière n’aura pas d’autre voie que la lutte collective.
1. La classe ouvrière et la conscience de classe
La force objective de la classe ouvrière
La bourgeoisie et ses idéologues petits-bourgeois dans les universités ont propagé pendant des décennies que la classe ouvrière était un phénomène du XIXe et du début du XXe siècle, qui aurait sa place uniquement dans les livres d’histoire. Pourtant, la classe ouvrière n’a jamais été aussi importante et potentiellement aussi forte en Suisse et dans le monde.
Il y a aujourd’hui en Suisse plus de 4 millions de travailleurs actifs. Cela représente 55 % de la population totale de plus de 15 ans. Contrairement au mythe, la classe ouvrière ne comprend pas seulement les ouvriers de l’industrie, mais tous ceux qui doivent vendre leur force de travail pour un salaire. Ce sont ces travailleurs qui créent toute la richesse du capitalisme et qui font tourner les rouages de la société au quotidien. Eux seuls sont en mesure de bloquer la production capitaliste. Lorsque les travailleurs font grève, tout s’arrête, y compris la production de bénéfices des capitalistes. Cette classe seule est ainsi en mesure de renverser les capitalistes dans une révolution, de les exproprier et de planifier démocratiquement la production en fonction des besoins humains.
Contrairement au mythe du pays des PME, ces ouvriers sont concentrés dans quelques grandes entreprises. Environ 37 % de tous les ouvriers (1,5 million) travaillent dans 1800 grandes entreprises de plus de 250 ouvriers. Et près de 900 000 ouvriers (environ 22 %) travaillent dans quelque 330 entreprises (0.05 %) de plus de 1000 ouvriers ! Cela va de pair avec un énorme pouvoir collectif potentiel.
A ces 4 millions d’ouvriers actifs s’ajoutent 2,3 millions d’ouvriers inactifs : chômeurs, futurs ouvriers en formation, anciens ouvriers à la retraite, femmes et hommes au foyer, malades et autres. La classe ouvrière, dans ce sens large, est composée en Suisse de 6,3 millions de personnes. Cela représente 84 % de la population totale ! Cette classe est diverse, elle a des salaires mensuels de quelques centaines à 12 mille francs, elle travaille davantage de la tête ou de la main, elle a des âges, des nationalités, des genres ou des orientations sexuelles différents – mais tous sont de plus en plus attaqués par la classe dirigeante et tous ont le même intérêt objectif fondamental : une bonne vie avec un toit sur la tête, une alimentation sûre, un bon salaire ou une bonne retraite, une bonne éducation, une bonnne santé, suffisamment de temps libre et des relations interpersonnelles saines.
En face, une infime minorité d’environ 1 % de capitalistes et de propriétaires fonciers vivent du travail et au dépend des autres. Alors que les ouvriers ont du mal à arriver à la fin du mois, eux possèdent environ la moitié de la fortune totale de la Suisse ! Voilà l’infime minorité qui domine aujourd’hui la société et qui est prête à entraîner toute l’humanité avec elle dans l’abîme pour sauver ses profits et son pouvoir.
Jamais dans l’histoire le rapport de force objectif des classes n’a été plus manifestement en faveur de la classe ouvrière. Cette classe n’a pas le moindre intérêt à maintenir le capitalisme et n’a aucun intérêt à construire une nouvelle société libre et sans classes. A l’époque de Marx et de Lénine, les capitalistes pouvaient encore tenter d’instrumentaliser la petite bourgeoisie – alors encore l’écrasante majorité de la population – contre la classe ouvrière. Mais aujourd’hui, la petite bourgeoisie ne représente plus qu’environ 10 % en Suisse ! Les réserves sociales de la réaction n’ont jamais été aussi faibles. Sans cette compréhension fondamentale de la classe, nous sommes aujourd’hui complètement perdus : les grandes évolutions sociales sous nos yeux restent incompréhensibles et la sortie de la crise reste invisible.
La position objective de la classe ouvrière dans la société ne signifie pas que les travailleurs sont directement et subjectivement conscients de leur appartenance de classe et de leur mission historique. Marx a expliqué que « à toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ». Mais Marx a également expliqué que « l’être social » détermine la conscience. Les conditions de vie des gens façonnent leur pensée. Les attaques contre la classe ouvrière mènent, dans un long processus contradictoire, au détachement de la classe ouvrière des idées bourgeoises.
Les beaux jours pour la classe ouvrière sont révolus
La classe ouvrière suisse s’est habituée à un niveau de vie élevé. Dans la période d’après-guerre en particulier, les choses n’ont fait que s’améliorer. Les salaires des ouvriers ont été régulièrement augmentés dans le cadre de négociations de partenariat social. L’État social a été financé par des compromis au Parlement. Ceux qui avaient un passeport suisse et un emploi pouvaient sérieusement espérer une bonne vie, au moins meilleure que celle de leurs propres parents. Le niveau de la lutte des classes est resté bas pendant des décennies, tandis que la stabilité politique est restée élevée. Les salaires réels ont augmenté de manière significative et continue d’année en année. Chaque génération a eu plus pour vivre que la précédente.
Depuis le retour de la crise organique du capitalisme à partir des années 1970, la progression de la prospérité s’est drastiquement ralentie pour la classe ouvrière suisse. Toutefois, la Suisse a pu profiter d’une couche de gras plus épaisse. Depuis la seconde moitié des années 2010, après la crise économique mondiale, le progrès s’est arrêté. Cette couche est de plus en plus érodée. Alors que le revenu disponible des ménages avait encore augmenté de 20 % entre 2000 et 2014, il a stagné depuis 2015 et jusqu’à la pandémie de 2020. Les primes d’assurance maladie , qui ont explosé par rapport aux salaires (voir figure 8 ci-dessous), sont particulièrement douloureuses. Pour environ 40 % des ménages, même avant le covid, il ne restait plus rien à la fin du mois. Pour le cinquième le plus pauvre, les dépenses dépassaient le revenu.
La classe ouvrière suisse est entrée dans une nouvelle étape de la crise organique dans un état de vulnérabilité. Puis vint en 2020 la rupture historique : non seulement elle n’avance plus, mais elle recule. Le retour de l’inflation touche l’ensemble de la classe ouvrière. Entre 2021 et 2023, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, les salaires réels ont baissé pendant trois années consécutives (voir illustration 7 ci-dessus). Depuis 2024, les capitalistes se réjouissent d’avoir maîtrisé l’inflation. Mais même les hausses de prix actuelles de 1,1 % sont encore des hausses qui s’ajoutent à trois années de hausse des prix. Les légères augmentations de salaire en 2024 ne compensent pas ces 3 années de perte de salaire réel, ce pouvoir d’achat est perdu. Les capitalistes ne le rétabliront pas parce qu’on leur demande gentiment, d’autant plus dans leur situation de crise. Ils doivent y être contraints par des mesures de lutte de la classe ouvrière.
Au travail, le stress augmente depuis des années et fait grimper les taux de burnout. Parallèlement, les familles ouvrières sont confrontées au quotidien à une crise du coût de la vie. Le nombre de personnes qui ont du mal à payer leurs factures d’assurance maladie en hausse constante a atteint le chiffre record de 36 %. Pour les bas revenus, 44,8 % du budget du ménage sont désormais consacrés aux loyers et aux charges qui ne cessent d’augmenter ! Au cours des trois dernières années, les épiceries Caritas ont enregistré chaque année un nouveau record. Le Surveillant des prix suisse constate un changement dans le contenu des lettres de plainte : on passe des « détails » aux « questions existentielles ». De l’autre côté de l’antagonisme de classes, la fortune des 0,9 % les plus riches a augmenté de 146 % en termes réels entre 2005 et 2021 ! Cette fortune supplémentaire représenterait à elle seule 520 francs de salaire, de pension, de bourses d’études en plus par mois pour chaque personne de l’ensemble de la classe ouvrière ! Comme l’expliquait Marx : sous le capitalisme, l’accumulation de richesses à un pôle conditionne en même temps l’accumulation de misère et de souffrance au travail au pôle opposé.
Les conditions de vie et de travail ne s’amélioreront pas pour la classe ouvrière. Au contraire, le protectionnisme, la formation de blocs et le réarmement vont relancer l’inflation. La crise économique entraînera des licenciements. Le manque de possibilités d’investissement dans la production fera encore grimper la spéculation immobilière et donc nos loyers. Parallèlement, ils devront continuer à réduire nos dépenses sociales pour leur réarmement et leur « compétitivité ». Les « bons vieux jours » sont définitivement révolus. Les choses se durcissent et vont vers le bas. Cela a déjà une forte influence sur la conscience.
La polarisation de classe fait son chemin dans la conscience.
Le « fossé entre riches et pauvres » est désormais. pour près de 60 % de la population, la division la plus importante de la société. Le baromètre des préoccupations de l’UBS 2024 constate que « les 20 principales préoccupations des électeurs suisses sont fortement matérialistes » : « La crainte de l’incertitude financière et de l’augmentation du coût de la vie, due à la progression des dépenses, se reflète dans près d’un tiers des préoccupations. Celles-ci incluent notamment les caisses-maladie, la prévoyance vieillesse, les coûts du logement, l’inflation, la nouvelle pauvreté, la pérennité des institutions sociales et la charge fiscale. ». La classe ouvrière regarde l’avenir sans espoir.
Pourtant, ce ne sont pas les simples moyens de subsistance qui déterminent la conscience. C’est la combinaison de la lutte quotidienne, des coups de marteau de la politique mondiale et de la peur de la guerre et de la crise climatique d’une part, et de la richesse croissante et de l’éloignement de la classe dirigeante d’autre part. La vie dans la spirale de crise accélérée du capitalisme creuse de plus en plus dans l’esprit des masses le fossé entre leurs propres intérêts en tant que travailleurs et la politique déconnectée pour la petite élite.
C’est exactement ce qui s’est passé dans les urnes en 2024. Déjà fin 2021, la classe ouvrière a accepté pour la première fois dans l’histoire une initiative syndicale. 61 % ont voté en faveur de l’initiative sur les soins pour plus de personnel et de meilleures conditions de travail dans les soins. Puis, en 2024, elle a accepté pour la première fois une initiative syndicale visant à développer l’État social : la 13e rente AVS.
Pendant des décennies, la bourgeoisie avait toujours réussi à convaincre la classe ouvrière en lui mentant et en prétendant que l’amélioration de ses propres conditions de vie et de travail saperait la prospérité de la Suisse et ruinerait le « modèle de réussite suisse ». Le fait que leur machine à mensonges n’ait plus fonctionné malgré des campagnes de plusieurs millions exprime le tournant historique. Interloquée, la NZZ a dû poser la question de savoir « ce qui est arrivé aux Suisses ces dernières années ». Ce qui s’est passé, nous venons de le voir : depuis des années de crise du capitalisme, les conditions de vie de la classe ouvrière stagnent. Depuis 2020, la crise du coût de la vie la touche directement de manière sensible, alors que sous les yeux de l’ensemble de la classe ouvrière, les fortunes des plus riches continuent d’exploser, les groupes pharmaceutiques empochent des milliards grâce à la souffrance des gens et les capitalistes de casino du CS sont sauvés par l’État à hauteur de 259 milliards. De tels événements modifient la façon de penser.
Des couches plus larges des masses commencent à perdre confiance dans l’idéologie bourgeoise et ses institutions. En 2024, pour la première fois depuis des années, la méfiance envers les autorités était plus grande que la confiance. Moins d’un tiers (31 %) a encore l’illusion que le Conseil fédéral place les intérêts de la société au-dessus de ceux des grandes entreprises comme les banques. Les auteurs du « Baromètre de l’espoir » de l’université de Saint-Gall concluent : « Beaucoup de gens ne font guère confiance à la politique et à l’économie pour prendre un tournant fondamentalement positif ». Le Tagesanzeiger déplore : « Notre système de partis menace de glisser dans une crise de représentation. Près des trois quarts ne se sentent plus liés à aucun parti, un nouveau record ». La confiance dans les partis politiques (38 %) et les médias (40 %) est dangereusement basse pour les élites bourgeoises. Des décennies d’attaques et de dégradation des conditions de vie, l’absence de perspectives d’avenir, la menace de guerres et la crise climatique, conjuguées à l’enrichissement éhonté des élites, entraînent un mécontentement croissant et un rejet de l’ensemble du statu quo.
A tout cela s’est ajoutée, depuis fin 2023, l’expérience du génocide en Palestine : Alors que les institutions et les médias de la classe dirigeante se sont rangés de manière clairement visible du côté de l’oppresseur Israël, des couches plus larges (notamment les migrants) de la classe ouvrière se sont identifiées et solidarisées avec la souffrance des Palestiniens opprimés. Les mensonges évidents ont continué à miner la crédibilité, en particulier celle des médias bourgeois.
Avec les attaques à venir, la classe dirigeante se rend encore plus impopulaire. La classe ouvrière ne veut pas d’économies sur les dépenses sociales pour réarmer l’armée – les sondages le montrent de manière éclatante. Un gouvernement déjà affaibli attaquera davantage une classe ouvrière déjà vulnérable pour un projet que cette dernière ne veut pas. Cette situation est socialement explosive.
Avec l’intensification de la guerre commerciale de Trump, la bourgeoisie suisse devra également intensifier le bombardement idéologique nationaliste sur la classe ouvrière : « Nous sommes les Suisses, nous sommes le camp de la raison et de l’ouverture contre l’autoritarisme ». Cela renforcera l’unité nationale, mais seulement en surface. Car en même temps, la bourgeoisie fera payer la classe ouvrière par l’inflation, les délocalisations et les licenciements.
Les conditions de la glorieuse période d’après-guerre sont définitivement révolues et ne reviendront plus jamais. Mais elles ont laissé des traces jusqu’à aujourd’hui. Depuis des décennies, la plus grande partie de la classe ouvrière suisse ne s’est guère battue, depuis des décennies, la politique est laissée aux experts du dimanche des votations. Il n’existe aucun pays au monde où le mythe de la participation démocratique ne masque plus qu’en Suisse le véritable caractère de classe de l’État.
La classe ouvrière devra apprendre par sa propre expérience qu’il ne suffira pas de glisser un bulletin de vote dans l’enveloppe pour obtenir des améliorations. La classe ouvrière devra elle-même entrer dans la lutte de classe collective. La classe ouvrière suisse a un long chemin à parcourir en matière de développement de la conscience, jusqu’à ce que les masses prennent pleinement conscience non seulement de leurs propres intérêts, mais aussi de leur pouvoir collectif. Il faudra du temps et de nombreuses expériences pour réapprendre les traditions de la lutte des classes – organisation syndicale et politique, manifestations de masse, grèves, occupations d’usines jusqu’à la grève générale – après des décennies de paix sociale.
Ce processus d’apprentissage pourrait être considérablement réduit avec une bonne direction. Mais la classe ouvrière est complètement livrée à elle-même : elle n’a pas de parti qui l’aide à comprendre la nature de classe de l’État et les intérêts opposés de la classe ouvrière et de la bourgeoisie. Pas de parti qui propose une alternative à la crise capitaliste et qui montre la voie pour que la classe ouvrière puisse elle-même s’engager activement dans la lutte des classes.
Avec ou sans direction, les attaques contre la classe ouvrière lui apprendront que le temps de la paix de classe est révolu. C’est le temps de la lutte des classes. La classe ouvrière ne peut compter que sur sa propre force. Elle ne pourra se défendre que par l’action collective dans la lutte des classes, dans l’entreprise et dans la rue. Qu’elle le veuille ou non, les attaques la pousseront sur cette voie – parce qu’il n’y a tout simplement pas d’autre issue.
2. Crise du réformisme
PS : Aucune alternative au statu quo détesté
La contradiction est immense : alors que le capitalisme est dans une impasse profonde et que la classe ouvrière aspire à des réponses et à une alternative, il n’existe, à grande échelle, aucune organisation ni parti capable de proposer une telle alternative et une issue à la crise.
Le PS est le parti traditionnel de la classe ouvrière suisse. Les travailleurs l’ont fondé au XIXe siècle pour organiser la lutte des classes contre les capitalistes et pour le socialisme. Pourtant, sa direction n’a jamais été révolutionnaire. Elle accepte le capitalisme – la propriété privée des entreprises et l’État-nation bourgeois – comme une loi naturelle intangible et espère pouvoir réaliser, dans ce cadre, des réformes visant à rendre la vie de la classe ouvrière un peu plus supportable sous le capitalisme. Plutôt que d’organiser les travailleurs autour d’un programme socialiste et de leur faire comprendre leur rôle actif dans la lutte des classes contre les capitalistes, elle leur dit : « Votez simplement pour nous au parlement, nous ferons le reste » – et tente ensuite, sur le terrain de l’État bourgeois, du parlement et en tant que membre du gouvernement, de négocier des compromis avec les bourgeois.
Lors du boom économique d’après-guerre, les capitalistes étaient disposés à concéder une part un peu plus grande de la valeur créée aux travailleurs afin d’éviter grèves et mobilisations. Mais avec le retour de la crise du capitalisme, cette marge de manœuvre a disparu. Pour rester compétitifs dans cette crise internationale, ils doivent attaquer la classe ouvrière. Le PS n’avait alors que deux options : soit organiser la classe ouvrière dans la lutte contre la politique de crise capitaliste, soit administrer le déclin du système et porter les attaques contre les travailleurs – au risque de perdre leur soutien. Le PS a choisi la deuxième voie. C’est la raison du déclin prolongé du PS depuis les années 1970. Il ne s’oppose pas à la classe dirigeante, mais cherche à se positionner comme son « gestionnaire le plus raisonnable ». Ainsi, le mécontentement d’une large partie des masses à l’égard de tous les partis établis touche également le PS. Il s’inscrit donc dans le même processus international fondamental, où le système politique perd en soutien et où la social-démocratie est, comme l’ensemble de l’establishment, de plus en plus détestée.
Nous devons comprendre le caractère contradictoire du PS. D’un côté, il est dirigé par une direction petite bourgeoise totalement intégrée à l’État capitaliste. Sur pratiquement toutes les questions, elle défend des positions libérales-bourgeoises. Cela est particulièrement évident dans les grandes questions de politique étrangère : loin de s’opposer à la guerre, au militarisme et à l’impérialisme, elle soutient ce régime barbare et lui donne une façade sociale et humanitaire. Cela suscite la colère des couches les plus radicales, en particulier des jeunes (comme on le voit par exemple sur la question de la Palestine). Néanmoins, le PS reste la seule « alternative » de grande ampleur face aux partis bourgeois. C’est pourquoi une partie de la classe ouvrière continue de le considérer comme un parti de défense de l’État social. Une série de petits partis régionaux de la « gauche radicale » se positionnent à gauche du PS. Ils disposent d’un certain ancrage, en particulier en Suisse romande. Mais leur réformisme, leur pratique purement parlementaire et leur approche identitaire font qu’ils ne se distinguent pas qualitativement du PS et ne sont donc pas considérés par les masses laborieuses et la jeunesse comme une alternative crédible au PS dans les conditions actuelles.
Les communistes doivent comprendre qu’il peut falloir du temps avant que ces couches de la population réalisent que les méthodes de collaboration de classe du PS ne permettent pas de se défendre contre les attaques des capitalistes. Cependant, cela ne doit pas nous empêcher de voir le processus global : l’absence totale de réponse à la crise du capitalisme crée un immense vide au sein de la classe ouvrière. Le mécontentement et la colère de classe s’accumulent sans trouver d’expression politique. Pourtant, le réformisme n’est qu’un frein relatif dans ce processus objectif. La classe ouvrière n’a pas d’autre choix que d’entrer, tôt ou tard, dans la lutte contre la crise du capitalisme.
Les luttes industrielles et les syndicats
La classe ouvrière a oublié d’importantes traditions comme la grève et ne dispose aujourd’hui que de syndicats coincés dans le partenariat social de l’après-guerre. Cela a un effet freinant et démobilisateur sur les travailleurs.
Mais à un certain point, trop de tensions s’accumulent. De nombreux travailleurs choisissent d’abord une solution individuelle et cherchent un nouvel emploi. Mais cela ne fonctionnera pas éternellement si la pression augmente dans tous les secteurs et toutes les entreprises. Même si cela ne se produit pas immédiatement à grande échelle, les travailleurs seront contraints, dans différents secteurs et entreprises, de se défendre collectivement contre les attaques des capitalistes. Cela concerne en premier lieu le secteur public. En particulier, les soins et l’éducation sont une poudrière après des années de mesures d’austérité. De nouvelles coupes budgétaires viendront aggraver une situation déjà de plus en plus intenable. Les grèves de l’année dernière (les fonctionnaires au Tessin, la grève des enseignants à Genève, l’hôpital cantonal de Fribourg) indiquent la direction à suivre. Les conditions sont les mêmes partout, y compris en Suisse alémanique. Cela concerne en deuxième lieu la défense des emplois contre les licenciements de masse et les fermetures. Là encore, nous avons vu quelques exemples isolés l’année dernière. La crise économique rendra inévitables d’autres luttes défensives.
Selon les régions et les secteurs, les syndicats sont aussi partiellement prêts à engager les luttes. Mais l’orientation réformiste de partenariat social et les méthodes d’organisation des directions syndicales qui en découlent (politique de représentation au lieu d’une organisation active des conseils de travailleurs dans les entreprises) sont une impasse complète dans la période actuelle. Lors des licenciements collectifs dans la sidérurgie, UNIA a réussi à mobiliser les ouvriers des entreprises. Mais au lieu de diriger la lutte contre les propriétaires, ils ont exigé des subventions de l’État bourgeois pour les capitalistes. Les travailleurs devront apprendre à leurs dépens : sans lutte contre les capitalistes, aucun emploi ne peut être garanti ! Nous avons également vu la grève inspirante de 7 jours des ouvriers de Vetropack (VD) contre la fermeture du site de production de verre. Mais l’UNIA s’est limitée à la revendication « pas de licenciements sans plan social ». La lutte a été perdue et l’usine fermée. Les communistes doivent dans de tels cas se défendre sur les piquets de grève : contre les fermetures, la classe ouvrière n’a d’autre choix que d’occuper l’usine et de lutter pour la nationalisation de l’entreprise sous contrôle ouvrier.
Dans la situation actuelle, il faut une campagne syndicale massive de mobilisation et d’organisation contre toutes les mesures d’austérité et contre la désindustrialisation. Une telle campagne ne peut se baser que sur les méthodes d’une lutte de classe avec un programme socialiste de nationalisation des leviers principaux de l’économie. Le point de départ doit être : Nous ne paierons pas votre crise ! Les travailleurs et les capitalistes ont des intérêts incompatibles. Les capitalistes ne peuvent pas se passer des travailleurs. Mais les travailleurs peuvent sans problème se passer des capitalistes !
Les travailleurs n’ont pas d’autres organisations que les syndicats existants. Avec la pression de la crise et l’expérience croissante des travailleurs, la pression des travailleurs sur les dirigeants syndicaux pour rompre avec le partenariat social augmentera inévitablement. Nous, communistes, luttons pour la reconquête des syndicats par les travailleurs, pour la rupture avec le partenariat social, pour des méthodes de lutte de classe et un programme socialiste ; pour la démocratisation des syndicats et le contrôle de l’appareil par les travailleurs. Nous soutenons les luttes du travail naissantes dans la mesure de nos possibilités avec ce programme.
3. Montée de la droite ?
Le rôle de l’UDC
Cet immense vide à gauche ouvre la voie aux populistes de droite et à leurs fausses solutions. C’est la raison pour laquelle nous assistons, dans la phase actuelle de la crise du capitalisme, à la montée de démagogues de droite comme Trump, l’AfD, Le Pen et d’autres. En Suisse, l’UDC joue le même rôle, même si son ascension remonte à plus longtemps.
Sous la direction de Blocher, l’UDC est passée du statut de parti de second rang à celui de force politique la plus puissante, car elle se présentait comme une opposition fondamentale à l’ensemble de l’establishment et à tous les partis établis. Blocher et l’UDC ont tiré à boulets rouges contre la « clique » politique et économique de la « ville fédérale » à Berne, qui ne se préoccupait pas du bien-être des « simples travailleurs » et de la population ordinaire. La recette de leur succès a consisté, et consiste encore aujourd’hui, à prendre en compte le mécontentement réel des travailleurs et des petits bourgeois et à faire des étrangers et d’autres minorités les boucs émissaires des problèmes du capitalisme en déclin : de la concurrence sur le marché du travail, du coût élevé de la vie, de la crise des logements, des trains et des classes d’école bondés et de la stagnation de la prospérité en général. Si cette rhétorique anti-establishment et cette politique du bouc émissaire de la droite peuvent fonctionner auprès d’une partie de la classe ouvrière, c’est uniquement parce qu’il n’existe pas de parti ouvrier en opposition à l’ensemble de ses institutions capitalistes. La force de la droite est la faillite de la gauche.
Avec cette démagogie raciste et sexiste, l’UDC a réussi à gagner temporairement et superficiellement une base sociale pour une politique ferme dans l’intérêt de la petite minorité de capitalistes. L’UDC s’appuie simultanément sur trois classes : 1) les grands capitalistes : les milliardaires de la côte d’or zurichoise, qui déterminent la ligne du parti, 2) les petits bourgeois et les paysans : la base historique du parti, et 3) les travailleurs qui sont désillusionnés par la politique de l’establishment et qui cherchent une alternative. Parmi les travailleurs aux revenus les plus bas, 31% votent pour l’UDC, soit presque deux fois plus que pour le PS.
Dans la situation actuelle, plusieurs éléments peuvent donner un nouvel élan à l’UDC à court terme. D’une part, le grand capital a besoin d’un parti plus agressif, tant pour ses attaques contre la classe ouvrière à l’intérieur que pour la défense de ses niches dans la compétition impérialiste. La classe capitaliste est une infime minorité et ses partis et institutions perdent la confiance de la classe ouvrière. La division de la classe ouvrière en fonction de la nationalité, du genre ou de la sexualité est son seul moyen de détourner l’attention de la lutte des classes : tant que les travailleurs se reprochent mutuellement leurs problèmes, ils ne se retournent pas contre la petite minorité au sommet qui est réellement responsable. D’un autre côté, la classe ouvrière exige de plus en plus de réponses. L’UDC est le seul parti qui ne s’est pas joint à l’hystérie des libéraux sur la guerre en Ukraine. Elle se présente comme le dernier défenseur du modèle de succès de la Suisse indépendante. En l’absence de véritables réponses de la gauche, certaines couches de la classe ouvrière continueront à se tourner vers l’UDC.
Mais cet élan superficiel cache l’essentiel. Nous avons toujours expliqué que la contradiction de classe devait tôt ou tard éclater au sein de l’UDC. Alors que l’UDC fait appel aux travailleurs, elle est en même temps le bélier le plus agressif du grand capital contre cette classe ouvrière. Elle fait avancer les attaques contre l’Etat social, les mesures d’austérité et les privatisations. En 2024, des divergences ont éclaté au sein de l’UDC lors des quatre votations : lorsque la question de classe est mise sur la table, la base ouvrière vote contre sa direction de parti grand-capitaliste hostile aux travailleurs. C’est le cas pour la 13e AVS ou pour la contre-réforme de la LPP. Dans le cas de la LPP, c’est même toute la section cantonale soleuroise qui a pris position contre la ligne du parti. Les intérêts de classe s’imposent également dans la question du réarmement militaire. La base des travailleurs de l’UDC préfère économiser sur l’armée que sur les retraites. Cette contradiction va s’accentuer à l’avenir.
Cela montre que leur base ouvrière pourrait être écartée de l’UDC avec une position de classe correcte. Ces ouvriers ne sont pas « stupides » ou racistes par nature. Au lieu de regarder les travailleurs de haut avec une supériorité morale, comme le fait la gauche réformiste, un parti ouvrier doit opposer aux fausses réponses de vraies explications et solutions. Les responsables de la concurrence sur le marché du travail, de la pression sur les salaires, des classes d’école surchargées, des loyers élevés et de l’inflation ne sont pas les étrangers, ce sont les capitalistes. Les travailleurs créent toute la richesse de la société, mais ce sont les banques et les grands groupes d’entreprises qui décident – chaque travailleur de l’UDC le comprend. La nationalisation de ces banques et de ces grands groupes d’entreprises permettrait à la classe ouvrière de décider démocratiquement de ce qui est produit. Cela permettrait de fournir suffisamment de logements, de transports, de retraites sûres et de bons salaires pour tous – indépendamment de l’origine ou du genre. Sur la base de leurs intérêts de classe communs, les couches les plus diverses de la classe ouvrière peuvent être rassemblées contre les capitalistes. Dans la lutte commune, les travailleurs masculins blancs apprennent aussi qu’ils partagent le même intérêt, côte à côte, avec les travailleurs étrangers, les femmes et les personnes queers. Ce n’est que sur cette base que l’on peut lutter contre la division semée par ces démagogues.
La politique du bouc émissaire qui divise peut temporairement donner une expression déformée au mécontentement d’une partie de la classe ouvrière. Mais la réalité objective de la vie de la classe ouvrière est plus forte que toute propagande. La haine raciste ne remplit pas les assiettes, ne défend pas les emplois, n’augmente pas le pouvoir d’achat, ne crée pas de logements. Tout comme les électeurs de Trump se détourneront de lui, déçus, parce qu’il ne pourra pas tenir ses promesses d’amélioration de la vie, les espoirs des travailleurs de l’UDC seront également déçus par ce parti. L’UDC fait partie depuis des années du Conseil fédéral et des gouvernements à tous les niveaux. Le fait qu’elle parvienne malgré tout à se présenter encore comme une alternative s’explique par deux raisons. Premièrement, les particularités de la démocratie directe et de la concordance au sein du Conseil fédéral permettent à l’UDC d’échapper à ses responsabilités et de continuer à se profiler comme la seule opposition – bien qu’elle fasse tout autant partie de la « clique » de la classe dirigeante qu’elle critique ! Mais si ce jeu absurde peut fonctionner, c’est uniquement parce que le PS ne dévoile pas l’UDC. Toutefois, la politique « d’opposition » de l’UDC ne peut pas fonctionner éternellement.
Plutôt qu’une « montée » de la droite, nous assistons aujourd’hui à la recherche par la classe ouvrière de réponses et d’une sortie de crise. En absence d’une direction prolétarienne, ce processus prend des formes contradictoires et déformées. Ce que nous voyons n’est pas le début d’une période de sombre réaction et de fascisme par la stabilisation de la domination capitaliste basée sur l’armée. Nous voyons la faiblesse d’une classe dirigeante qui n’est qu’une infime minorité et qui a perdu la confiance de ses subordonnés salariés à cause de sa politique de crise capitaliste. C’est une période d’instabilité et de crise de la domination bourgeoise.
Leur ordre est bâti sur le sable !
Sans une compréhension plus profonde de ces développements, il peut sembler qu’une révolution en Suisse soit impossible, que la classe ouvrière en Suisse ne puisse jamais bouger, que le régime politique de la Suisse soit immuable et éternel. Mais la philosophie dialectique nous enseigne que toute stabilité n’est que le résultat d’un équilibre temporaire des forces qui agissent en dessous. La méthode matérialiste dialectique et la conception des classes du marxisme nous permettent de comprendre les processus plus profonds qui se déroulent sous la surface. Nous voyons comment la crise du capitalisme crée inévitablement les conditions de la révolution – y compris en Suisse, comme partie intégrante du développement global.
Lénine a expliqué qu’une situation révolutionnaire apparaît lorsque les dirigeants d’en haut ne peuvent plus continuer à diriger comme avant et que les masses d’en bas ne peuvent plus continuer à vivre comme avant. En Suisse, nous en sommes encore bien loin, sans aucun doute. Mais le processus profond qui prépare cette situation a commencé aux deux pôles de l’antagonisme de classe et se renforce mutuellement.
En bas, le mécontentement augmente. La colère fermente dans les profondeurs de la classe ouvrière. Un bouleversement fondamental de la conscience est en cours. Le sentiment que « quelque chose ne va pas » dans le monde et en Suisse est largement répandu. Une haine brûlante s’accumule contre « tous ceux d’en haut » – les patrons, les politiciens lèche-bottes, les conseillers fédéraux détachés, les médias menteurs. En l’absence d’un parti révolutionnaire de masse et avec le rôle de frein du réformisme, le mécontentement pourra s’accumuler plus longtemps sous la surface sans trouver d’expression claire. Mais sous la pression du capitalisme déclinant, ce sentiment, déformé et contradictoire, mais néanmoins inévitable, va vers le rejet de l’ensemble du capitalisme et de ses institutions. La nouvelle situation dans laquelle le capitalisme suisse entre ne laissera tout simplement pas d’autre choix à la classe ouvrière que d’entrer tôt ou tard en lutte.
En haut, la nouvelle situation mondiale et l’impasse générale du capitalisme suisse préparent le terrain pour une crise de la domination bourgeoise. Le Conseil fédéral – le gouvernement de collaboration de classe avec tous les principaux partis bourgeois et le PS – et toute la démocratie suisse reposent sur des bases apparemment solides comme fer. Mais les conditions de leur « concordance » et de leurs « compromis » se font éroder. Sous la pression du monde multipolaire sur la Suisse de l’extérieur et la perte de confiance de la classe ouvrière d’en bas, les tensions, les luttes et les blocages mutuels au sein de la bourgeoisie vont s’intensifier. La « crise Amherd » au Conseil fédéral en est un signe précurseur évident. La crise de régime va inévitablement s’aggraver en Suisse aussi. Elle éclatera ouvertement en certains points et provoquera des tournants tranchants et imprévisibles, bien avant que les masses ne se soulèvent dans une révolution. Regarder les pays voisins, c’est regarder l’avenir de la Suisse.
Ce ne sont que des germes, mais ils vont se développer et grandir – pour la simple raison que le capitalisme suisse ne peut pas revenir aux conditions dans lesquelles il a pu construire sa stabilité économique, sociale et politique. Peut-être que les contradictions vont continuer à s’accumuler encore un moment, avant qu’il n’y ait une rupture soudaine et des bouleversements majeurs, et que la situation ne s’inverse. Mais il existe aussi de nombreux facteurs qui peuvent d’un seul coup accélérer dramatiquement la crise en Suisse : Une crise économique mondiale, une crise de la dette publique, une crise financière, des mouvements révolutionnaires de masse dans les pays voisins, d’autres guerres, l’effondrement de l’UE ou le caprice de Donald Trump.
La tâche des marxistes n’est pas de fixer une date ou de prédire la forme de ces tournants. Nous devons comprendre leur nécessité et suivre ensuite la manière dont les processus se déroulent concrètement. Si nous levons le regard du quotidien vers le grand processus historique, nous disons avec Rosa Luxemburg : Votre « ordre » est bâti sur le sable ! Au cours des dix, vingt ou trente prochaines années, il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit renversée. Nous sommes dans la période de préparation de la révolution en Suisse en tant que partie de la révolution mondiale.
PARTIE 3 : STRATÉGIE ET TÂCHES DU PCR
« Une classe, prise en elle-même, n’est qu’un matériau pour l’exploitation. Le prolétariat commence à jouer un rôle indépendant à partir du moment où d’une classe sociale en soi il devient une classe politique pour soi. Cela ne peut se produire que par l’intermédiaire du parti (…) La progression de la classe vers la prise de conscience, c’est-à-dire le résultat du travail du parti révolutionnaire qui entraîne à sa suite le prolétariat, est un processus complexe et contradictoire. La classe n’est pas homogène. Ses différentes parties accéderont à la prise de conscience par des chemins différents et à des rythmes différents. » – Trotsky
Ce n’est pas la propagande des communistes qui provoque les révolutions. Ce sont les contradictions objectives et l’impasse du capitalisme qui contraindront les masses à lutter et finalement à se soulever. Cependant, l’histoire entière de la lutte des classes sous le capitalisme montre que cela ne suffit pas pour une prise de pouvoir prolétarienne victorieuse. La classe ouvrière a besoin d’un parti révolutionnaire capable de faire converger le mouvement spontané des masses avec le programme, la prévision, la stratégie et la tactique du marxisme.
Malgré l’urgence dramatique de la situation mondiale, la voie vers la prise de pouvoir par le prolétariat reste aujourd’hui bloquée par la dégénérescence complète des partis traditionnels de la classe ouvrière. Nous, les communistes, nous nous sommes donné pour tâche de construire le parti révolutionnaire qui fait défaut. La tâche stratégique de notre génération est d’organiser des dizaines de milliers d’ouvriers et de jeunes dans un parti communiste qui puisse gagner les masses et les mener au renversement du capitalisme en tant que partie du mouvement révolutionnaire international.
Toutefois, quelle que soit notre volonté et notre énergie, les communistes ne peuvent pas compenser l’absence d’une direction révolutionnaire du jour au lendemain. La crise mortelle du capitalisme se prolongera donc pendant les prochaines années, voire les prochaines décennies. Ce retard dans la solution révolutionnaire à la crise de l’humanité ne signifie pas une stabilité pacifique. Il annonce une spirale de crise qui s’accélère considérablement et qui semble aspirer chaque domaine de la société. Aussi tragiques que soient les conséquences pour les gens, c’est en même temps ce qui radicalise toujours de nouvelles couches et ouvre pour la première fois depuis des décennies la possibilité pour le communisme authentique, selon les idées de Marx, Engels, Lénine et Trotsky, de devenir une force de masse.
Le grand apprentissage a commencé
Les larges masses de la classe ouvrière n’apprennent pas dans les livres. Elles apprennent à travers leurs expériences de la vie, et en particulier dans la lutte pour de meilleures conditions de vie. Ce grand processus d’apprentissage a commencé. La classe ouvrière mondiale cherche depuis des années une issue à la crise.
Dans la première phase qui a suivi la crise économique mondiale de 2008, nous avons observé la révolution arabe de 2011, le mouvement mondial Occupy Wall Street contre les banques, le mouvement 15M en Espagne et la situation prérévolutionnaire en Grèce. Nous avons vu l’ascension spectaculaire et la chute tout aussi spectaculaire des nouveaux partis et figures réformistes de gauche « anti-establishment » : Podemos, Syriza, Corbyn, Sanders. Puis une nouvelle vague de mouvements de masse parfois insurrectionnels dans le monde entier : la situation prérévolutionnaire en Catalogne, le mouvement des gilets jaunes en France, les révolutions avortées de 2019 au Chili, en Équateur, au Soudan et au Liban. Après la pandémie de Covid, le mouvement de masse BLM aux États-Unis, la vague de grèves contre l’inflation en 2022, les révolutions avortées au Sri Lanka et au Bangladesh – et maintenant, la classe ouvrière grecque se soulève à nouveau à un niveau supérieur.
En Suisse, le processus est exactement le même, même s’il n’a pas la même acuité ni la même profondeur. Dans la première phase qui a suivi la crise de 2008, la JS est devenue l’espoir d’une couche de la jeunesse en voie de re-radicalisation avec l’initiative 1:12 et sa politique réformiste de gauche contestataire « anti-establishment ». À partir de 2014, une série de manifestations, de mouvements d’élèves et de grèves contre les mesures d’austérité ont eu lieu. Elles se sont toutefois limitées au niveau cantonal. En 2019, le processus a atteint une nouvelle étape avec l’émergence de deux mouvements de masse nationaux : le 14 juin, un demi-million de personnes sont descendues dans la rue pour lutter contre l’oppression des femmes et, pendant des mois, des dizaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue contre la crise climatique. De larges couches de femmes et de jeunes ont fait leurs premières expériences pratiques en tant que participants actifs à un mouvement de masse.
Cependant, malgré la force d’inspiration et la détermination des masses en lutte, tous ces mouvements ont échoué parce que les directions réformistes n’avaient pas de plan et, en fin de compte, pas le courage de rompre avec le capitalisme.
Les masses et l’avant-garde
La classe ouvrière n’est pas homogène. Elle est composée de couches très diverses qui évoluent à des rythmes différents et qui ne tirent pas toutes en même temps des conclusions de leurs expériences. Sous l’effet des grands événements et des conditions de vie de plus en plus difficiles, une fermentation gagne les couches les plus larges de la classe ouvrière. Le mécontentement et la haine envers l’élite dirigeante n’ont jamais été aussi répandus et profonds depuis des décennies.
Pourtant, au sein de ce processus général, un saut qualitatif a eu lieu dans les années qui ont suivi 2020. Une couche particulière est apparue, qui tire des conclusions plus radicales et se dirige ouvertement vers le communisme. Les jeunes – jeunes travailleurs, lycéens, étudiants et surtout jeunes femmes – sont aux avant-postes de ce processus. Un sondage réalisé au Royaume-Uni montre que 47 % des GenZ estiment que « toute la manière dont la société est organisée doit être radicalement changée par une révolution ». 29 % d’entre eux affirment que « le communisme est le système économique idéal » ! Nous constatons ce même phénomène dans tous les pays. En Suisse aussi. Cette nouvelle couche a tiré, pour une partie consciemment, pour la majorité semi-consciemment ou même inconsciemment, des conclusions de l’état dramatique du monde et de l’échec de la gauche « molle » réformiste à résoudre les grandes questions de notre époque : ils recherchent une gauche « dure » avec la lutte des classes et la révolution.
La « permacrise » du capitalisme, composée de la menace d’un effondrement climatique, de l’armement et des guerres, du racisme et du sexisme, de Trump et des populistes de droite – tout cela a un impact violent sur la psyché des jeunes. Beaucoup se sentent abandonnés par tous les partis et toutes les organisations. L’année dernière, l’expérience décisive de la Palestine est venue s’y ajouter : un génocide a lieu et tous les gouvernements, politiques et médias occidentaux le légitiment ! Ceux qui s’y opposent sont réduits au silence et taxés de partisans du terrorisme et d’antisémites. Une partie de la jeunesse s’est mobilisée contre cela. Le point culminant a été atteint avec les occupations des universités, qui ont pris une grande ampleur, notamment à Genève et à Lausanne. Les étudiants ont manifesté pacifiquement pour une cause évidemment légitime – et ont été confrontés à la répression féroce des rectorats, des médias et de l’Etat ! De telles expériences, qui ne feront que s’ajouter les unes aux autres dans les temps à venir, ont provoqué une grande frustration chez une partie de la jeunesse, mais aussi une nette poussée de radicalisation. En Suisse, des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes, se rapprochent intuitivement des réponses des communistes.
Cette couche représente l’avant-garde. Elle est le fer de lance du processus général d’apprentissage de la classe ouvrière. Pour la plupart d’entre eux, la question n’est déjà plus de savoir s’il faut une révolution pour renverser le capitalisme. La question est de savoir comment y parvenir. Pour cela, elle a besoin du marxisme.
L’avant-garde et le PCR
Notre Internationale (à l’époque Tendance Marxiste Internationale) a reconnu la signification historique de cette évolution objective et a agi de manière rigoureuse : Il y a un an, nous avons fondé l’Internationale Communiste Révolutionnaire et, en tant que section suisse, le Parti communiste révolutionnaire.
Nous avons pris cette décision pour signaler sans équivoque à cette couche atomisée qu’elle n’est pas seule, qu’il existe déjà des communistes organisés qui se distinguent nettement sur le plan politique et organisationnel de la gauche en faillite et qui ont effectivement un plan. Mais nous devons le leur prouver par des réponses convaincantes. La tâche immédiate du PCR est de devenir visible pour cette couche, de convaincre le plus grand nombre possible d’entre eux d’adhérer activement et de les souder dans un parti révolutionnaire discipliné, dans lequel nous les formerons soigneusement au programme, aux perspectives et aux méthodes du marxisme.
Un élément clé est de leur enseigner la méthode dialectique ainsi que la compréhension du développement contradictoire de la conscience. D’une part, l’avant-garde doit comprendre qu’elle n’est que le fer de lance d’un processus plus large de radicalisation. D’autre part, elle doit comprendre le rôle qu’elle doit jouer dans ce processus. Une fois qu’on a tiré la conclusion qu’une rupture radicale avec l’ensemble du système et tous les partis existants est nécessaire, on peut rapidement être enclin à l’impatience. C’est compréhensible, et il y a là un élément positif. Cependant, sans formation à la méthode marxiste, cette impatience conduira à de sérieuses erreurs gauchistes ou opportunistes. De telles erreurs rendraient impossible la construction pérenne du parti et la conquête des masses dans un processus plus long.
Nous devons comprendre que ce qui est clair pour les communistes ne l’est pas nécessairement pour les masses plus larges. Certaines couches de la classe ouvrière ont encore des illusions sur la possibilité de réformer le PS et le capitalisme. D’autres se tournent vers l’UDC dans leur rejet du statu quo. D’autres encore se disent « apolitiques ». Ceux qui se détournent de ces couches par simple sectarisme ne seront jamais capables de gagner les masses à la révolution. Les ouvriers perdront leurs illusions au fil de leurs expériences. Nous ne pouvons pas encore aujourd’hui gagner la plupart d’entre eux au parti révolutionnaire. Avec une méthode de transition correcte, nous pourrons les gagner demain ou après-demain.
Nous nous démarquons clairement du réformisme du PS et de la gauche petite-bourgeoise. Cependant, nous ne devons pas rejeter en bloc les débats au sein de la gauche réformiste. Là où la gauche réformiste s’engage pour de véritables améliorations, nous partons du noyau positif et démontrons patiemment, de manière solidaire mais ferme, dans quelle mesure les réformes ne peuvent pas être obtenues sans les méthodes de la lutte des classes et, en fin de compte, sans la rupture avec le capitalisme. Nous avons déjà développé plus haut les méthodes qui nous permettent d’éloigner les ouvriers de l’UDC de ce parti.
La méthode correcte pour toucher la conscience des masses n’est pas seulement une question de recrutement des masses à l’avenir. C’est une question de formation des communistes aujourd’hui : nous ne pourrons ni garder les communistes nouvellement recrutés, ni même les gagner, avec un radicalisme superficiel. Ils ont besoin d’une voie convaincante vers le communisme, d’une méthode dialectique et de la stratégie bolchevique.
De la même impatience peut naître l’erreur inverse : la recherche d’une voie plus rapide vers les masses. Mais si nous essayons d’atteindre plus rapidement les masses en diluant de manière opportuniste notre programme et nos idées, nous abandonnons précisément ce qui manque pour résoudre la crise de l’humanité actuelle. Nous devons garder le sens des proportions. Le PCR est aujourd’hui encore une petite force. La plupart des travailleurs ne s’intéressent pas à une petite organisation. Il n’y a pas de raccourci. Le chemin vers les masses passe par l’organisation de l’avant-garde et sa formation patiente en tant que cadres marxistes.
Nous érigeons ainsi aujourd’hui l’ossature d’un futur parti communiste de masse. Derrière l’avant-garde se cachent les couches suivantes, bien plus importantes, du prolétariat. Sous l’expérience de la crise du capitalisme, elles aussi seront réceptives aux idées communistes. La question de savoir si nous serons alors en position de les atteindre dépend uniquement de notre capacité à organiser et à former aujourd’hui la couche d’avant-garde. Avec chaque communiste supplémentaire que nous organisons aujourd’hui et que nous formons au marxisme, nous pourrons gagner 10, puis 100 nouveaux travailleurs lors des prochaines étapes de la lutte des classes. C’est la seule façon d’avancer vers un véritable parti révolutionnaire de masse.
La politique identitaire et la lutte pour la direction de la jeunesse
Pour organiser cette couche, le PCR doit être présent là où les jeunes passent leur vie quotidienne et font les premiers pas politiques. Dans la jeunesse, le vide de véritables réponses à la crise de l’humanité est énorme. Mais comme partout où la lutte des classes a été à un niveau bas pendant une longue période, les idées petites-bourgeoises remplissent partiellement le vide. En particulier, au cours des dernières années, le milieu militant et de jeunes de gauche a été complètement dominée par les approches postmodernes et idéalistes de la politique identitaire. Partout où la lutte des classes a été faible pendant une longue période, les idées petites-bourgeoises remplissent en partie le vide. En revanche, nous avons défendu de manière cohérente une approche communiste de la question de la libération de toutes les formes d’oppression, basée sur l’unité et l’intérêt objectif commun de toute la classe ouvrière contre les capitalistes. Pour cela, nous avons été et sommes encore durement attaqués par ces cercles de gauche.
Cependant, tôt ou tard, les idées sont mises à l’épreuve dans la pratique. Celles qui ne correspondent pas à la réalité objective ou qui n’apportent aucune réponse aux problèmes des opprimés perdent en attractivité. Avec les États-Unis en tête, nous assistons à un processus international de détachement des idées « woke » de la politique identitaire. Bien sûr, des démagogues comme Trump n’offrent pas d’alternative. Cependant, l’expérience de ces dernières années a ouvert les yeux de beaucoup sur le fait que ces idées « progressistes » ne sont en réalité que des idées bourgeoises libérales de la classe dirigeante, destinées à masquer sa domination et à diviser la classe ouvrière. En Suisse, cette évolution est encore à la traîne. Mais il ne fait aucun doute que ce processus y a également commencé.
En conséquence, une partie de la gauche s’enfoncera donc encore davantage dans ses idées fausses, s’isolera encore plus de la conscience de la classe ouvrière et tirera ainsi sur tous ceux qui ne partagent pas ses opinions avec d’autant plus de désespoir et de venin. Mais une partie croissante de la jeunesse, même ceux qui étaient auparavant influencés par les idées postmodernes et qui étaient ouvertement hostiles aux communistes, perd ses illusions. Dans un contexte où le monde évolue de manière dramatique, la politique symbolique et l’idée confuse selon laquelle être de gauche est un style de vie sont de moins en moins satisfaisants.
Nous ne devons pas faire un millimètre de concession aux idées petites-bourgeoises. Nous nous démarquons nettement de leur « milieu » et de leurs méthodes. En même temps, nous devons être ouverts, coopératifs et non sectaires. Nous sommes pour la mobilisation la plus large possible et l’unité dans la lutte. Nous refusons tout isolement en petits cercles et toute division des mouvements. Lorsque nous sommes attaqués, nous restons patients et expliquons notre position. L’évolution objective travaille dans notre direction. Ceux qui sont fermés ou même hostiles aujourd’hui ne le seront plus demain ou après-demain, poussés par leurs propres expériences.
La prééminence des idées petites-bourgeoises a conduit tous les mouvements de ces dernières années dans l’impasse. Il en résulte une certaine démoralisation. Cependant, il existe une forte soif de véritables explications de la situation mondiale et de véritables réponses. Les limites des approches à thème unique petites-bourgeoises, qui ne s’appuient pas sur la classe ouvrière, sont de plus en plus évidentes. Ce qu’une large couche cherche, c’est une forme de lutte plus élevée et plus complète, et un véritable plan pour lutter contre tous les grands problèmes de l’humanité. Ce qu’ils recherchent, c’est un parti révolutionnaire avec une compréhension marxiste.
Le PCR est encore petit aujourd’hui. Mais la situation objective travaille en notre faveur et nous sommes dans la meilleure position pour devenir une référence pour la jeunesse. À chaque nouveau coup de marteau, à chaque tournant décisif, à chaque expérience, de nouvelles couches de la jeunesse sont poussées à rejeter radicalement le capitalisme et à s’ouvrir au communisme. C’est un élément de la situation objective qui ne disparaîtra pas à l’avenir. C’est à nous de tout faire pour leur donner le parti dont ils ont besoin et qu’ils recherchent.
En avant pour la construction du PCR !
Nous sommes confrontés à une grande tâche. Les crises et les chocs dramatiques d’aujourd’hui sont à la fois les agonies d’un système capitaliste en déclin définitif et les douleurs de l’accouchement d’une nouvelle forme de société supérieure. Il n’y a plus de voie intermédiaire. Soit la classe ouvrière donne le coup de grâce à la domination de classe des capitalistes – soit elle nous entraînera avec elle dans son abîme.
La seule issue à la crise de l’humanité est la prise du pouvoir par la classe ouvrière. Ce n’est qu’en renversant la classe capitaliste lors d’une révolution qui exproprie les banques et les trusts et les transfère à la propriété collective de toute la société que l’humanité pourra mettre fin à l’irrationalité absurde qui plonge aujourd’hui le monde dans la misère et la guerre, alors que la richesse sociale n’a jamais été aussi grande et que les connaissances et les capacités de ses habitants n’ont jamais été aussi étendues. Le potentiel pour cela est gigantesque.
Ces prochaines années et décennies, la classe ouvrière de tous les pays, y compris la Suisse, fera face à des situations où elle pourra prendre le pouvoir sur la base d’une mobilisation de masse. La lutte des classes a ses propres lois objectives que nous ne pouvons pas influencer. Ce que nous pouvons influencer, par contre, c’est l’état dans lequel se trouvera le parti révolutionnaire lorsque les grands évènements pousseront les masses à la lutte.
Aurons-nous la taille critique pour porter le programme communiste dans les luttes ? Aurons-nous suffisamment de cadres marxistes formés pour résister à l’immense pression de l’agitation bourgeoise et pour pouvoir indiquer les prochaines étapes de la lutte ? Cela dépend de nous ! Que nous soyons alors 200 ou que nous soyons 1000, 2000, 5000 communistes formés, cela fera une énorme différence ! Et les conditions pour le faire n’ont pas été plus favorables depuis des décennies.