Avons-nous besoin de la philosophie ?
Avant de commencer, on pourrait être tenté de demander : « A quoi bon ? » Vaut-il vraiment la peine de s’embarrasser des questions compliquées de la science et de la philosophie ? Deux réponses sont possibles. S’il s’agit de savoir si on a besoin de connaître ces choses pour vivre au quotidien, la réponse est bien évidemment : non. Mais s’il s’agit d’acquérir une compréhension rationnelle du monde dans lequel on vit, ainsi que des processus à l’œuvre dans la nature, la société et notre propre mode de pensée – alors la question apparaît sous une toute autre lumière.
Cela peut paraître étrange, mais tout le monde a une « philosophie ». Une philosophie est une façon de concevoir le monde. Nous pensons tous savoir comment distinguer le vrai du faux, le bien du mal. Ce sont pourtant des questions très complexes sur lesquelles se sont penchés les plus grands esprits de l’histoire. Lorsqu’ils sont confrontés à l’existence d’événements aussi terribles que la guerre fratricide en ex-Yougoslavie, la réémergence du chômage de masse ou la guerre civile au Rwanda, nombreux sont ceux qui admettent ne rien y comprendre. Souvent, ils font vaguement allusion à la « nature humaine ». Mais qu’est-ce que cette mystérieuse nature humaine, dont on fait la source de tous nos problèmes et qui est supposée être de toute éternité égale à elle-même ? Voilà une question profondément philosophique, à laquelle peu de gens se risqueraient à répondre, sauf ceux qui, dotés d’un esprit religieux, diront que Dieu, dans sa grande sagesse, nous a crées tels que nous sommes. Quant à savoir pourquoi il faut adorer un Etre qui joue tant de mauvais tours à sa créature, c’est un autre problème.
Ceux qui maintiennent obstinément qu’ils n’ont pas de philosophie se trompent. La nature a horreur du vide. En l’absence d’une conception philosophique élaborée de façon cohérente, la pensée des gens reflète les idées et les préjugés de la société et du milieu dans lesquels ils vivent. Dans le contexte actuel, cela signifie que leur cerveau sera plein d’idées provenant des journaux, de la télévision, de l’Eglise, de l’école – autrement dit d’idées qui reflètent les intérêts et la morale de la société actuelle.
En général, la plupart des gens traversent la vie en se débrouillant comme ils le peuvent, jusqu’à ce que de grands événements les obligent à reconsidérer les idées et les valeurs avec lesquelles ils ont grandi. La crise de la société les force à remettre en cause bien des choses qu’ils considéraient comme évidentes. En de tels moments, des idées qui leur semblaient invraisemblables leur apparaissent soudain d’une saisissante pertinence. Pour comprendre la vie autrement que comme une série d’accidents dénuée de sens, ou comme une routine aveugle, il faut s’intéresser à la philosophie, c’est-à-dire à un niveau de réflexion qui va au-delà des problèmes immédiats de la vie quotidienne. C’est le seul moyen de nous élever à un niveau qui nous permettra de commencer à réaliser notre potentiel d’êtres humains conscients, qui ont la volonté et la capacité de contrôler leur propre destinée.
Il est généralement admis que tout ce qui vaut la peine, dans la vie, nécessite un certain effort. L’étude de la philosophie implique nécessairement des difficultés, puisqu’elle aborde des sujets très éloignés du domaine de l’expérience quotidienne. Même la terminologie constitue une difficulté, dans la mesure où les mots y sont employés dans un sens qui ne correspond pas forcément à leur usage courant. Ceci est vrai pour toutes les spécialisations scientifiques, de la psychanalyse à l’ingénierie.
Le deuxième obstacle est plus sérieux. Lorsque Marx et Engels, au siècle dernier, ont publié leurs ouvrages sur le matérialisme dialectique, ils pouvaient supposer qu’un bon nombre de leurs lecteurs possédaient au moins une bonne connaissance de la philosophie classique, y compris de la pensée de Hegel. Aujourd’hui, il est impossible de faire pareille supposition. La philosophie n’occupe plus la même place qu’avant. Les sciences occupent depuis longtemps la place qui revenait autrefois aux spéculations sur la vie et la nature de l’univers. Les puissants télescopes et les navettes spatiales ont rendu inutiles les hypothèses philosophiques sur la nature et l’étendue de notre système solaire. Même les mystères de l’âme humaine sont graduellement levés par les progrès de la neurobiologie et de la psychologie.
La situation est beaucoup moins satisfaisante dans le domaine des sciences sociales. La principale raison en est que le désir d’une connaissance exacte décroît souvent au fur et à mesure que la science s’approche des puissants intérêts matériels qui gouvernent la vie des hommes. Le présent ouvrage n’a pas pour sujet les énormes progrès réalisés par Marx et Engels dans les domaines de l’économie et des sciences sociales et historiques. Il suffit de dire que malgré les attaques permanentes et souvent malveillantes dont elles ont été l’objet depuis leur naissance, les théories marxistes relatives à la sphère sociale ont été le facteur décisif dans le développement des sciences sociales modernes. Quant à leur vitalité, elle s’exprime bien dans le fait que les attaques non seulement continuent, mais ont même tendance, avec le temps, à s’intensifier.
Dans un lointain passé, le développement de la science – qui a toujours été étroitement lié au développement des forces productives – n’avait pas atteint un niveau suffisant pour permettre aux hommes et aux femmes de comprendre le monde dans lequel ils vivaient. En l’absence d’un savoir scientifique, ou encore des moyens matériels de l’acquérir, ils étaient obligés d’utiliser le seul instrument à leur disposition pour comprendre le monde, et par suite le dominer – à savoir l’esprit humain. Cette lutte pour comprendre le monde allait de pair avec la lutte des hommes pour s’arracher aux conditions d’existence propres aux animaux, pour maîtriser les forces aveugles de la nature et pour devenir des êtres libres au sens réel – et non simplement juridique – du terme. Cette lutte est un fil rouge qui traverse toute l’histoire de l’espèce humaine.
Le rôle de la religion
« L’homme est insensé. Il ne saurait forger une punaise, et forge des dieux à la douzaine. » (Montaigne)
« Toute mythologie maîtrise, domine les forces de la nature et leur donne forme dans le domaine de l’imagination et par l’imagination ; elle disparaît donc quand ces forces sont dominées réellement. » (Marx)
Les animaux n’ont pas de religion, et on a souvent dit, dans le passé, que c’est ce qui constituait la principale différence entre l’homme et la « bête ». Mais ce n’était qu’une façon comme une autre de dire que seuls les hommes possèdent une conscience au plein sens du terme. Ces dernières années, il y a eu une réaction contre l’idée que l’Homme était le produit d’un acte spécifique de création divine. Il est indubitable que les hommes se sont développés à partir du stade animal, et d’ailleurs, dans bien des domaines, demeurent des animaux. Non seulement nous partageons avec eux un grand nombre de fonctions corporelles, mais nous partageons aussi plus de 98 % du patrimoine génétique des chimpanzés. C’est là une réponse définitive aux absurdités que professent les créationnistes.
De récentes recherches sur les chimpanzés dits « bonobos » ont prouvé avec certitude que les primates les plus proches de l’homme sont capables d’avoir une activité mentale semblable, sous certains rapports, à celle d’un enfant humain. C’est une preuve frappante de la parenté qui relie les hommes aux primates les plus évolués. Mais l’analogie s’arrête là. Malgré tous les efforts des scientifiques, les bonobos en captivité ne sont jamais parvenus à parler ou à fabriquer un outil de pierre ressemblant, même de loin, aux outils les plus élémentaires confectionnés par les premiers hominidés. Les 2 % de différence génétique entre les hommes et les chimpanzés marquent le saut qualitatif entre l’homme et l’animal. Et cela s’est accompli, non par l’action du Créateur, mais grâce au développement du cerveau par le biais du travail manuel.
La fabrication des plus simples outils de pierre nécessite un très haut niveau d’abstraction et d’habileté mentales. La sélection du type de pierre adéquat, le choix du bon angle pour la frapper, le dosage exact de la force de frappe – ce sont autant d’actions intellectuelles hautement complexes. Elles impliquent un niveau de prévision et de préparation que l’on ne retrouve chez aucun des primates les plus évolués. Cependant, l’ancêtre éloigné de l’homme n’a pas accédé à la fabrication et à l’usage d’outils de pierre par l’effet d’une intention consciente, mais sous la pression de la nécessité. Ce n’est pas la conscience qui a crée l’humanité, mais les conditions matérielles de l’existence humaine qui ont mené au développement du cerveau, au langage et à la culture – y compris la religion.
Le besoin de comprendre le monde était étroitement lié à la nécessité de survivre. Ceux, parmi les premiers hominidés, qui ont découvert l’utilité de racloirs en pierre pour découper les animaux morts à peau épaisse, étaient considérablement avantagés par rapport à ceux qui n’avaient pas accès à cette riche réserve de graisse et de protéine. Ceux qui perfectionnaient leurs outils de pierre et savaient où trouver les meilleurs matériaux avaient plus de chances de survivre que les autres. Le développement de la technique s’accompagna d’un accroissement des capacités mentales et du besoin d’expliquer les phénomènes naturels qui gouvernaient les hommes. Pendant des millions d’années jalonnées d’essais et d’erreurs, nos ancêtres ont commencé à établir certaines relations entre les choses. Ils commençaient à élaborer des abstractions, c’est-à-dire à penser en termes généraux à partir de l’expérience et de la pratique.
Pendant des siècles, le rapport entre l’être et la pensée était la question centrale de la philosophie. La plupart des gens vivent passablement bien sans se soucier de ce problème. Ils n’éprouvent pas pour autant la moindre difficulté à penser, agir, parler et travailler. En outre, il ne leur viendrait pas à l’esprit de considérer comme incompatibles les deux aspects les plus fondamentaux de l’existence humaine que sont l’être et la pensée. Ils sont, en effet, inséparablement liés. Si l’on exclue les simples réactions biologiquement déterminées, même l’action physique la plus élémentaire exige quelque pensée. C’est aussi vrai, dans une certaine mesure, des animaux, comme par exemple du chat qui guette une souris. Cependant, le niveau de la pensée et de la prévision consciente chez l’homme est qualitativement bien supérieur à celui de l’activité mentale du plus évolué des singes.
Ce fait est indissociable de l’aptitude à la pensée abstraite, laquelle permet à l’esprit humain de projeter son raisonnement beaucoup plus loin que ce qui lui est immédiatement donné par ses sens. Nous pouvons concevoir non seulement les situations passées (les animaux ont aussi une mémoire, comme l’atteste l’attitude d’un chien à la vue d’un bâton), mais aussi les situations futures. On peut anticiper des situations complexes, planifier des choses et, par conséquent, en déterminer l’issue, et même, dans une certaine mesure, déterminer notre propre avenir. On n’y réfléchit pas, en général, mais ce sont là des accomplissements colossaux, grâce auxquels l’humanité se distingue du reste de la nature. « Ce qui caractérise le raisonnement humain », écrit le professeur Gordon Childe, « c’est le fait qu’il puisse, bien plus que celui de tout autre forme de vie animale, s’éloigner de son environnement concret et immédiat » [1] De cette faculté découlent toutes les oeuvres de la civilisation, la culture, l’art, la musique, la littérature, la science, la philosophie et la religion. Nous devons comprendre que tout cela n’est pas tombé du ciel, mais constitue le produit de millions d’années de développement.
Le philosophe grec Anaxagore (500-428 av. J-C) formulait la brillante déduction suivante : le développement de l’esprit humain a dépendu de la libération de ses mains. Dans son important article,Le rôle du travail dans la transformation du singe en homme, Engels montre avec précision comment cette transition s’est effectuée. Il y démontre comment la station verticale – en libérant les mains pour le travail – et la forme des mains – l’opposition du pouce aux autres doigts, qui permet de saisir des objets – constituaient les conditions physiologiques de la fabrication d’outils, laquelle, en retour, fut le principal facteur du développement du cerveau. De même, la production sociale est-elle à l’origine du langage (qui est indissociable de la pensée) : il découlait du besoin de coopération dans l’accomplissement de tâches complexes. Les découvertes les plus récentes de la paléontologie ont apporté une confirmation frappante aux théories d’Engels. Elles montrent en effet que les singes hominidés sont apparus, en Afrique, beaucoup plus tôt qu’on ne le croyait, et que leur cerveau n’était pas plus gros que celui d’un chimpanzé moderne. Autrement dit, le développement du cerveau est postérieur à la production d’outils et en est le résultat. Ainsi, on ne doit pas dire : « Au commencement était le Verbe », mais plutôt, suivant les mots du poète allemand Goethe : « Au commencement était l’Action ».
L’aptitude à penser par abstractions est indissociable du langage. D’après le célèbre préhistorien Gordon Childe : « Le raisonnement et ce que nous appelons plus généralement la pensée, y compris celle du chimpanzé, implique des opérations mentales utilisant de ce que les psychologues appellent des images. L’image mentale d’une banane, par exemple, se rapprochera toujours de l’image d’une banane particulière dans un cadre particulier. A l’inverse, un mot est plus général et abstrait, puisqu’il élimine toutes les caractéristiques accidentelles qui donnent sa singularité à telle banane existante. Les images mentales des mots (l’image du son du mot ou des mouvements musculaires impliqués dans sa prononciation) constituent autant de supports bien commodes pour la pensée. A l’aide de ces images mentales, la pensée acquiert précisément cette généralité et cette abstraction qui semble faire défaut aux animaux. Les hommes peuvent penser et parler au sujet de cette classe d’objets appelés « bananes » ; le chimpanzé ne va jamais plus loin que : « cette banane dans ce réceptacle ». En ce sens, l’instrument social que nous appelons le langage a contribué à « l’émancipation de l’homme vis-à-vis du concret. » »[ Ibid.]
Au terme d’une longue période, les premiers hommes ont formé des idées générales – disons, par exemple, celles d’animal et de plante. Ces idées sont apparues sur la base de l’observation concrète d’un nombre considérable de plantes et d’animaux. Mais lorsqu’on en arrive au concept général de « plante », nous ne pensons plus à telle fleur ou tel buisson, mais à ce qui leur est commun. On saisit alors l’essence de la plante, sa réalité intime. Comparées à cette essence, les caractéristiques particulières d’une plante donnée apparaissent comme secondaires et instables. Seul le concept général de plante en retient ce qui est permanent et universel. Certes, à la différence des plantes et des buissons particuliers, on ne peut voir le concept de plante. C’est une abstraction mentale. Mais c’est aussi une expression plus profonde et plus juste de ce qui constitue l’essence d’une plante, lorsqu’elle est dépouillée de toutes ses caractéristiques secondaires.
Ceci dit, les abstractions des premiers hommes étaient loin d’avoir un caractère scientifique. Il s’agissait d’explorations naïves, semblables aux impressions d’un enfant – des suppositions et des hypothèses, parfois incorrectes, mais toujours audacieuses et imaginatives. Pour nos ancêtres éloignés, le soleil était un Grand Etre qui parfois les chauffait et parfois les brûlait. La terre était un géant endormi. Le feu était un animal féroce qui les mordait quand ils le touchaient. La foudre et le tonnerre devaient les effrayer, comme ils continuent d’effrayer les animaux et les hommes. Mais à la différence des animaux, ils cherchaient une explication générale à ce phénomène. Etant donnée l’absence de tout savoir scientifique, l’explication trouvée était invariablement surnaturelle : il s’agissait peut-être de quelque dieu frappant une enclume de son marteau. De telles explications nous semblent aujourd’hui simplement amusantes, comme les explications naïves des enfants. Et pourtant, il s’agissait à l’époque d’hypothèses extrêmement importantes – de tentatives de trouver une cause rationnelle à ce phénomène. Les hommes cherchaient alors au-delà de l’expérience immédiate du phénomène, et trouvaient sa cause complètement en dehors de celle-ci.
La forme la plus caractéristique des premières religions est l’animisme – c’est-à-dire l’idée qu’un esprit habite toute chose, animée ou inanimée. Nous voyons le même type de croyance chez l’enfant qui frappe la table contre laquelle il vient de se cogner. De la même manière, les premiers hommes demandaient pardon à l’esprit d’un arbre avant de le couper, et certaines tribus le font encore aujourd’hui. L’animisme correspond à une époque où l’espèce humaine ne s’était pas encore complètement séparée du monde animal et de la nature en général. La proximité entre ces hommes et le monde animal est encore attestée par la fraîcheur et la beauté des peintures sur les parois de certaines grottes : des chevaux, des bisons et des biches y sont représentés avec un naturel qui ne pourrait plus être reproduit par un artiste moderne. C’était l’enfance de la race humaine, que l’on ne retrouvera jamais. Nous ne pouvons qu’imaginer la psychologie de ces ancêtres éloignés. Mais en combinant les découvertes de la paléontologie et de l’anthropologie, il nous est possible de reconstituer, du moins dans ses grandes lignes, le monde dont nous sommes issus.
Dans sa célèbre étude anthropologique sur l’origine de la magie et de la religion, Sir James Frazer écrit : « Le sauvage conçoit à peine la distinction que font les peuples plus évolués entre ce qui est naturel et ce qui est surnaturel. Pour lui, le monde est dans une large mesure habité par des agents surnaturels, c’est-à-dire des personnalités agissant selon des impulsions et des motifs semblables aux siens, et qui sont comme lui susceptibles d’être influencés si on en appelle à leur pitié, à leurs espoirs ou à leurs craintes. Dans un monde ainsi conçu, le sauvage ne voit pas de limites à son pouvoir de modifier à son avantage le cours de la nature. Les prières, les promesses ou les menaces inciteront peut-être les dieux à lui apporter le beau temps ou une bonne récolte. Et si, comme il le croit parfois, il advient qu’un dieu s’incarne dans sa propre personne, le sauvage n’a plus à en appeler à un être supérieur ; il possède alors en lui-même tous les pouvoirs nécessaires pour assurer son bien être et celui de ses semblables. » [2]
L’idée que l’âme existe séparément et indépendamment du corps remonte aux temps les plus reculés de la sauvagerie. L’origine de cette idée est assez claire. Lorsque nous dormons, il semble que notre âme quitte notre corps et vagabonde sous la forme du rêve. Par analogie, la similitude entre la mort et le sommeil (cette « deuxième forme de la mort », disait Shakespeare) a suggéré l’idée que l’âme continue d’exister après la mort. Nos vieux ancêtres en ont déduit que quelque chose de distinct du corps existait en eux : l’âme, qui commande le corps et peut faire toutes sortes de choses incroyables, y compris lorsque le corps est endormi. De même, ils ont observé que des paroles sages sortaient de la bouche des personnes âgées, et en ont déduit que si le corps est périssable, l’âme vit pour toujours. Chez des peuples habitués à la notion de migration, la mort apparaissait comme une migration de l’âme, laquelle avait besoin, pour son voyage, d’être nourrie et équipée.
Dans un premier temps, ces esprits n’eurent pas de demeure fixe. Ils ne faisaient qu’errer sans but, provoquant en général des troubles, ce qui obligeait les hommes à recourir à des moyens extraordinaires pour les apaiser. Telle est l’origine des cérémonies religieuses. Finalement, l’idée a émergé que l’aide de ces esprits pouvait être obtenue au moyen de la prière. A ce stade, la religion (la magie), l’art et la science n’étaient pas encore différenciés. Dans la mesure où les premiers hommes ne disposaient pas de moyens pour maîtriser leur environnement, ils tentaient de soumettre la nature à leur volonté en établissant avec elle des rapports magiques. L’attitude des premiers hommes à l’égard de leurs dieux-esprits et fétiches était éminemment pragmatique. Ils attendaient de leurs prières des résultats concrets. Un homme dessinait de ses propres mains une image et se prosternait devant elle ; mais si le résultat attendu ne venait pas rapidement, il se mettait à maudire et frapper l’image, de façon à obtenir par la violence ce qu’il ne parvenait pas à obtenir par la supplication. Dans ce monde étrange, peuplé de rêves et de fantômes, ce monde de religion, l’homme primitif voyait l’œuvre d’un esprit dans tout ce qui arrivait. Chaque buisson et chaque ruisseau était une créature vivante – bienveillante ou hostile. Un esprit était la cause de chaque incident, de chaque rêve, chaque souffrance et chaque sensation. Les explications religieuses comblaient le vide laissé par l’absence d’une connaissance des lois de la nature. Même la mort était considérée, non comme un événement naturel, mais comme la conséquence de quelque offense à l’égard des dieux.
Au cours d’une période constituant la plus grande partie de l’histoire humaine, ce genre de croyances a rempli l’esprit des hommes et de femmes. Et ce non seulement chez ce que les gens aiment considérer comme des sociétés primitives. Le même genre de croyances superstitieuses continue d’exister, aujourd’hui, sous des formes à peine différentes. Sous un mince verni de civilisation se cachent des tendances irrationnelles et des idées qui prennent racine dans un lointain passé à moitié oublié, mais dont l’humanité ne s’est pas encore émancipée. Nous ne pourrons d’ailleurs les extirper de la conscience humaine qu’à partir du moment où les hommes et les femmes auront définitivement acquis la maîtrise de leurs conditions d’existence.
La division du travail
Frazer explique que, dans les sociétés primitives, la division entre travail manuel et travail intellectuel est invariablement liée à la formation d’une caste de prêtres, de chamanes ou de magiciens :
« On le sait, le progrès social consiste essentiellement en une succession de différenciations des fonctions, ou, pour parler plus simplement, dans une division du travail. Le travail qui, dans les sociétés primitives, est plus ou moins également réalisé par tous, et par tous aussi mal, est par la suite graduellement réparti entre différentes classes de travailleurs et, partant, de mieux en mieux exécuté. Dans la mesure où les produits de ce travail spécialisé, qu’ils soient matériels ou immatériels, sont partagés entre tous, l’ensemble de la communauté profite de l’accroissement de la spécialisation. Les magiciens et les médecins apparaissent ainsi comme les plus anciennes classes artificielles, ou professionnelles, de l’évolution sociale. De fait, toutes les tribus sauvages qui nous sont connues ont leurs sorciers, et parmi les sauvages les plus arriérés, comme les Aborigènes australiens, ils constituent l’unique classe professionnelle existante. » [3]
A un certain stade de l’évolution sociale, la division du travail a donné une puissante impulsion au dualisme qui séparait l’âme du corps, l’esprit de la matière et la pensée de l’action. Historiquement, la séparation entre travail manuel et travail intellectuel coïncide avec la division de la société en classes sociales. Cela marquait un progrès considérable pour le développement humain. Pour la première fois, une minorité d’individus était libérée de la nécessité de travailler pour subvenir à ses besoins vitaux. L’acquisition de cette denrée particulièrement précieuse – le loisir – signifiait qu’ils pouvaient consacrer leur vie à l’étude des étoiles. Comme l’expliquait le philosophe matérialiste allemand Ludwig Feuerbach, la cosmologie fut la première véritable science théorique :
« L’animal n’est sensible qu’à la lumière ayant des conséquences vitales immédiates ; l’homme, au contraire, l’est aussi par le rayonnement de l’étoile la plus éloignée, qui lui est physiquement indifférent. L’homme seul a des joies et des passions purement intellectuelles et désintéressées. L’œil de l’homme, seul, célèbre des fêtes théoriques. L’œil qui regarde le ciel étoilé, qui fixe cette lumière à la fois inutile et inoffensive, sans communauté avec la terre et ses besoins – cet œil voit dans cette lumière sa propre essence, sa propre origine. L’œil est de nature céleste. C’est pourquoi l’homme ne s’élève au-dessus de la terre que par l’œil ; c’est pourquoi la théorie commence avec la contemplation des cieux. Les premiers philosophes étaient astronomes. » [4]
Bien qu’à ce stade primitif, la science était mélangée avec la religion, et intégrait les besoins et les intérêts de la caste de prêtres, elle marquait néanmoins la naissance de la civilisation humaine. Aristote, déjà, l’avait compris, et écrivait :
« Ces arts théoriques ont été élaborés là où des hommes avaient du temps libre en abondance : les mathématiques, par exemple, sont apparues en Egypte, où une caste de prêtres jouissaient de tout le loisir nécessaire. » [5]
Le savoir est une source de pouvoir. Dans toutes les sociétés où l’art, la science et le gouvernement sont le monopole de quelques uns, cette minorité en use et abuse suivant son propre intérêt. Les débordements annuels du Nil étaient un phénomène qui touchait aux intérêts vitaux du peuple égyptien : ses récoltes en dépendaient. La capacité des prêtres à prévoir, sur la base d’observations astronomiques, à quel moment le Nil sortirait de son lit, a dû accroître considérablement leur prestige et leur pouvoir. L’art de l’écriture, cette invention conférant un pouvoir considérable, était le secret bien gardé de la caste des prêtres. Comme l’écrivent Ilya Prigogine et Isabelle Stengers :
« L’écriture fut découverte à Sumer. Les prêtres sumériens se figuraient que l’avenir pouvait être écrit, sous quelque forme cryptée, dans les événements du présent. Ils ont même systématisé cette croyance, en y mélangeant des éléments rationnels et des éléments de nature magique. » [6]
Le développement ultérieur de la division du travail a creusé un gouffre infranchissable entre l’élite intellectuelle et la majorité de l’espèce humaine condamnée au travail manuel. L’intellectuel – le prêtre babylonien comme le physicien théorique contemporain – ne connaît qu’un type de travail : le travail intellectuel. Au cours des millénaires, l’idée d’une supériorité de ce dernier sur le « vulgaire » travail manuel s’est profondément enracinée, au point d’acquérir la force d’un préjugé. Le langage, les mots et les pensées ont été investis de pouvoirs mystiques. La culture est devenue le monopole d’une élite privilégiée, qui garde jalousement ses secrets, usant et abusant de sa position pour son propre compte.
A l’époque antique, l’aristocratie intellectuelle ne cherchait pas à dissimuler son mépris pour le travail physique. La citation suivante est tirée d’un texte égyptien connu sous le nom de Satire des Métiers, qui fut écrit vers 2000 av. JC et qui est supposé être l’exhortation d’un père à son fils, qu’il envoie étudier à l’école d’écriture pour y devenir scribe :
« J’ai vu comment le laboureur laboure – tu devrais prendre à cœur la poursuite de l’écriture. J’ai vu aussi comment on peut se libérer de ses devoirs. Vois, il n’y a rien qui surpasse l’écriture …
« J’ai vu le ferronnier au travail devant la gueule de son fourneau. Ses doigts ressemblaient quelque peu à des crocodiles ; il puait plus que les oeufs de poisson …
« Le journalier du bâtiment transporte de la boue… A force de marcher dans sa boue, il est plus sale que des vignes ou des cochons. La glaise a rigidifié ses habits…
« Le fabricant de flèches est misérable lorsqu’il se rend dans le désert [pour chercher des pointes de silex]. Ce qu’il donne à son âne vaut plus que le travail que celui-ci fournira par la suite …
« Le blanchisseur lave sur la rive ; il côtoie les crocodiles …
« Vois, il n’y a pas de profession sans patron – hormis celle de scribe : c’est lui le patron…
« Vois, aucun scribe ne manque de nourriture en provenance des terres de la maison du Roi – la vie, la prospérité, la santé ! – ; son père et sa mère remercient Dieu car il a trouvé le chemin des vivants. Pense à mes paroles, que je te confie ainsi qu’aux enfants de tes enfants. » [7]
La même attitude prévalait parmi les Grecs : « Les arts qu’on appelle mécaniques », écrit Xénophon, « sont dans nos villes justement stigmatisés et déshonorés. En effet, ces arts abîment le corps de ceux qui les pratiquent et de leurs contremaîtres. Ils sont forcés de mener une vie sédentaire, sans pouvoir sortir, et doivent parfois passer toute la journée auprès du feu. Cette dégénérescence physique entraîne aussi la détérioration de l’âme. En outre, ceux qui pratiquent ces métiers n’ont même pas le temps d’accomplir les devoirs de l’amitié et de la citoyenneté. Par conséquent, ils sont considérés comme de mauvais amis et de mauvais patriotes. Dans certaines villes, en particulier les villes réputées guerrières, l’exercice d’un métier mécanique de la part d’un citoyen est interdit par la loi. » [8]
La séparation nette entre travail manuel et travail intellectuel renforce l’idée de l’existence indépendante des mots et de la pensée. Cette erreur est au cœur de la religion et de l’idéalisme philosophique.
Ce n’est pas Dieu qui a crée l’homme à son image, mais, à l’inverse, les hommes et les femmes qui ont crée Dieu à leur image et ressemblance. Ludwig Feuerbach disait que si les oiseaux avaient une religion, leur Dieu aurait des ailes. « La religion est un rêve dans lequel nos propres conceptions et émotions nous apparaissent sous la forme de réalités distinctes et indépendantes de nous-mêmes. L’esprit religieux ne distingue pas entre ce qui est subjectif et ce qui est objectif – il ne doute de rien ; il est capable, non de concevoir des choses autres que lui-même, mais de voir ses propres conceptions en dehors de lui-même en tant que phénomènes distincts. » [9] C’est ce qu’avait déjà compris Xénophane de Colophon (565-470 av J.C.), qui écrivait : « Homère et Hésiode ont attribué à leurs dieux tout les comportements qui, chez l’homme, sont honteux et déshonorants : le vol, l’adultère, la tromperie… Les dieux des Ethiopiens sont noirs et ont un nez camus ; ceux des Thraciens ont les yeux gris et les cheveux roux… Si les animaux pouvaient, comme l’homme, peindre et fabriquer des choses, les chevaux et les bœufs façonneraient eux aussi des dieux à leur image. » [10]
Les mythes de la Création que l’on trouve dans presque toutes les religions puisent invariablement leurs images dans la vie réelle, comme par exemple celle du potier qui façonne de la glaise informe. D’après Gordon Childe, l’histoire de la Création, telle qu’elle est relatée dans le premier livre de la Genèse, trouve son origine dans le fait qu’en Mésopotamie la terre fut effectivement, « au Commencement », séparée des eaux – mais non par une intervention divine :
« La terre sur laquelle les grandes cités de Babylonie ont été construites devait être littéralement créée ; le site sur de la future ville biblique d’Erech était construit sur une sorte de plate-forme de roseaux entrelacés sur la boue alluviale. Le livre de la Genèse nous a familiarisés avec les traditions bien plus anciennes concernant la condition primitive de Sumer – un ’’chaos’’ dans lequel la démarcation entre les eaux et la terre sèche était encore mouvante. La séparation de ces éléments est un moment essentiel de la Création. Pourtant, ce n’est pas un dieu, mais les proto-sumeriéns eux-mêmes, qui ont créé la terre. Ils ont creusé des canaux pour irriguer la terre sèche et drainer les marais ; ils ont construit des digues et des plates-formes surélevées pour protéger des eaux les hommes et leur bétail ; ils ont été les premiers à défricher les banquises de roseaux et à explorer les canaux qui les séparaient. La ténacité du souvenir de cette lutte s’est pérennisée dans la tradition et donne la mesure des efforts imposés aux anciens Sumériens. Leur récompense fut une provision assurée de dates nourrissantes, des récoltes abondantes dans les champs qu’ils avaient drainés et des pâturages permanents pour leurs troupeaux. » [11]
Les premières tentatives de l’homme pour expliquer le monde et la place qu’il y occupait étaient pétries de mythologie. Les Babyloniens croyaient que le dieu Marduk avait crée l’Ordre à partir du Chaos, en séparant la terre des eaux et le ciel de la terre. Le mythe biblique de la Création a été pris aux Babyloniens par les Juifs, puis transmis à la culture chrétienne. La véritable histoire de la pensée scientifique débute lorsque les hommes et les femmes commencent à se dispenser de mythologie et s’efforcent d’acquérir une compréhension rationnelle de la nature, sans recourir aux interventions divines. C’est à partir de ce moment que s’engage réellement la lutte de l’humanité pour se libérer de ses entraves matérielles et spirituelles.
L’avènement de la philosophie a constitué une authentique révolution de la pensée humaine. Comme tant d’autres aspects de la civilisation moderne, nous le devons au Grecs antiques. Bien que d’importants progrès aient aussi été réalisés par les Indiens, les Chinois et, plus tard, par les Arabes, ce sont les Grecs qui ont porté la philosophie et la science à leur plus haut niveau avant la Renaissance. L’histoire de la pensée grecque au cours des quatre siècles qui séparent le VIIe et le IIIe av. JC constitue l’un des chapitres les plus imposants des annales de l’histoire humaine.
Matérialisme et Idéalisme
Toute l’histoire de la philosophie, de la Grèce antique à nos jours, consiste en une lutte entre deux écoles de pensée diamétralement opposées – le matérialisme et l’idéalisme. On a là un parfait exemple de la façon dont le sens des termes utilisés en philosophie diffère radicalement de celui de leur usage courant. Lorsqu’on parle d’un « idéaliste », on fait normalement référence à une personne animée par de grands idéaux et aux mœurs impeccables. Inversement, un « matérialiste » désigne un individu vulgaire et sans principes, un grippe-sou et un égoïste, qui ne pense qu’à se gaver de nourriture et aux autres choses de ce genre – en un mot, quelqu’un de parfaitement indésirable.
Or, tout cela n’a rien à voir avec le matérialisme et l’idéalisme philosophiques. En philosophie, l’idéalisme part du principe que le monde réel n’est qu’un reflet des idées, de l’esprit, ou plus exactement de l’Idée, laquelle préexiste au monde physique. D’après cette école philosophique, les choses matérielles que nous percevons par le biais de nos sens ne sont qu’une copie imparfaite de l’Idée qui, elle, est parfaite. Dans l’Antiquité, Platon était le représentant le plus conséquent de cette philosophie. Cependant, ce n’est pas Platon qui a inventé l’idéalisme, lequel existait avant lui.
Les Pythagoriciens pensaient que le Nombre constituait l’essence de toute chose (une idée que semblent partager certains mathématiciens modernes). Les Pythagoriciens tenaient en mépris le monde matériel en général et le corps humain en particulier, qu’ils considéraient comme la prison de l’âme. Il est frappant de constater qu’on retrouve ce point de vue chez les moines médiévaux. En effet, il est probable que l’Eglise ait emprunté la plupart de ses idées aux Pythagoriciens, Platoniciens et Néo-platoniciens. Ceci n’a rien de surprenant. Toutes les religions partent nécessairement d’une conception idéaliste du monde. La différence réside dans le fait que la religion en appelle aux émotions, et prétend offrir une compréhension intuitive et mystique du monde – la « Révélation » -, alors que la plupart des philosophes idéalistes s’efforcent de formuler leurs théories au moyen d’arguments logiques.
Ceci dit, au fond, toutes les formes d’idéalisme ont des racines religieuses et mystiques. Le mépris pour le « vulgaire monde matériel » et la valorisation de l’« Idéal » découlent directement des phénomènes dont nous venons de parler au sujet de la religion. Ce n’est pas par hasard que l’idéalisme platonicien s’est développé, à Athènes, à l’époque de l’apogée du système esclavagiste. Le travail manuel était alors considéré comme la marque de l’esclavage, au sens strict du terme. Le seul travail qui méritait le respect était le travail intellectuel. Dans son essence, l’idéalisme philosophique est le produit de l’extrême division entre travail manuel et travail intellectuel, laquelle a existé depuis l’aube de l’histoire écrite jusqu’à nos jours.
L’histoire de la philosophie occidentale, cependant, ne commence pas avec l’idéalisme, mais avec le matérialisme. Ce dernier affirme exactement le contraire de l’idéalisme : le monde matériel, que nous connaissons et explorons au moyen de la science, est réel ; le seul monde réel est le monde matériel ; les pensées, les idées et les sensations sont le produit d’une certaine organisation de la matière (le système nerveux et le cerveau) ; les catégories de la pensée ne dérivent pas de la pensée elle-même, mais seulement du monde objectif que nous percevons par le biais de nos sens.
On appelait les premiers philosophes grecs des « hylozoïstes » (en Grec : « ceux qui croient que la matière est vivante »). Il s’agissait d’une longue lignée d’héroïques pionniers du développement de la pensée. Bien avant Christophe Colomb, les Grecs ont découvert que la terre était ronde. Ils ont expliqué, bien avant Darwin, que l’évolution rattache l’homme au poisson. Ils ont réalisé des découvertes extraordinaires en mathématiques, et en particulier en géométrie : des domaines dans lesquels, pendant les quinze siècles suivants, aucune avancée significative n’a pu être réalisée. Ils ont inventé la mécanique, et ont même fabriqué une machine à vapeur. Ce qui était d’une saisissante nouveauté, dans leur façon de concevoir le monde, c’est qu’elle n’avait rien de religieux. A l’inverse des Egyptiens et des Babyloniens, dont ils avaient beaucoup appris, les penseurs grecs ne recourraient pas aux dieux ou aux déesses pour expliquer les phénomènes naturels. Pour la première fois, les hommes et les femmes cherchaient à expliquer les lois de la nature à partir de la réalité naturelle elle-même. Ce fut l’un des plus grands tournants de toute l’histoire de la pensée humaine. C’est le véritable commencement de la connaissance scientifique.
Aristote, le plus grand de tous les philosophes antiques, peut être considéré comme un matérialiste, bien que son matérialisme n’était pas aussi conséquent que celui des premiers hylozoïstes. Il a fait toute une série d’importantes découvertes scientifiques qui ont jeté les bases des grands accomplissements de la période alexandrine de la science grecque.
Après l’effondrement du monde antique, le Moyen Age fut un désert où, des siècles durant, la pensée scientifique se languissait sous la domination de l’Eglise. L’Idéalisme, sous la forme d’une caricature du platonisme ou, pire, sous celle d’une distorsion caricaturale de la pensée d’Aristote, était la seule philosophie autorisée.
La science a réémergé triomphalement à l’époque de la Renaissance. Elle a du mener une lutte féroce contre l’influence de la religion (non seulement catholique, mais aussi protestante). De nombreux martyrs ont payé leur liberté scientifique de leur vie. Giordano Bruno est mort sur le bûcher. L’Inquisition a organisé deux procès contre Galilée qui, sous la menace de la torture, fut obligé d’abjurer ses opinions.
A la Renaissance, le matérialisme était la tendance philosophique prédominante. En Angleterre, il prit la forme de l’empirisme, d’après lequel toute connaissance dérive des sens. Les pionniers de cette école de pensée furent Francis Bacon (1561-1626), Thomas Hobbes (1588-1679) et John Locke (1632-1704). L’école matérialiste est ensuite passée d’Angleterre en France, où elle a acquis un contenu révolutionnaire. Entre les mains de Diderot, Rousseau, Holbach et Helvétius, la philosophie est devenue un instrument critique dirigé contre tout l’ordre social existant. Ces grands penseurs ont ouvert la voie au renversement révolutionnaire de la monarchie féodale, en 1789-93.
En encourageant l’expérimentation et l’observation, les nouvelles conceptions philosophiques stimulaient le développement de la science. Le XVIIIe a connu de grandes avancées scientifiques, en particulier dans le domaine de la mécanique. Mais ce phénomène avait sa face positive et sa face négative. Le vieux matérialisme du XVIIIe était rigide et étriqué, ce qui reflétait les limites du développement de la science elle-même. Newton a bien exprimé les limites de l’empirisme dans sa célèbre formule : « Je ne fais aucune hypothèse ». Ce point de vue mécaniste et unilatéral a finalement été fatal au vieux matérialisme. Paradoxalement, après 1700, les plus grands progrès de la philosophie sont l’œuvre de penseurs idéalistes.
Sous l’impact de la révolution française, l’idéaliste allemand Emmanuel Kant (1724-1804) a soumis toute la philosophie passée à une critique minutieuse. Kant a fait d’importantes découvertes, non seulement dans les domaines de la philosophie et de la logique, mais aussi dans celui de la science. Sur l’origine du système solaire, son hypothèse dite de la « nébuleuse primitive » (à laquelle Laplace a par la suite donné un fondement mathématique) est aujourd’hui généralement reconnue comme exacte. Dans le domaine de la philosophie, le chef-d’oeuvre de Kant, La Critique de la Raison Pure, fut le premier ouvrage qui analysait les lois de la logique, lesquelles étaient restées pratiquement inchangées depuis qu’Aristote les avait élaborées pour la première fois. Kant a montré les contradictions que recelaient bon nombre des propositions les plus fondamentales de la philosophie. Cependant, il n’est pas parvenu à résoudre ces contradictions ou « antinomies », et a fini par conclure qu’une connaissance véritable du monde est impossible. Alors qu’on peut connaître les apparences, expliquait-il, on ne peut jamais connaître la nature des « choses en soi ».
Ce n’était pas une idée neuve. C’est même un thème récurrent de la philosophie, que l’on identifie généralement à ce qu’on appelle l’idéalisme subjectif. Avant Kant, cette conception était exposée par le philosophe et évêque irlandais George Berkeley, ainsi que par David Hume, le dernier des empiristes anglais classiques. Au fond, l’argument peut en être résumé ainsi : « J’interprète le monde au moyen de mes sens. Par conséquent, les impressions de mes sens sont les seules choses dont je suis sûr de l’existence. Puis-je affirmer, par exemple, que cette pomme existe ? Non. Tout ce que je peux dire, c’est que je vois la pomme, que je la touche, que j’en sens l’odeur et le goût. Par conséquent, je ne peux pas vraiment affirmer que le monde matériel existe. » D’après la logique de l’idéalisme subjectif, si je ferme les yeux, le monde cesse d’exister. Cela mène finalement au solipsisme (du latin solo ipsus : « moi seul »), c’est-à-dire à l’idée que moi seul existe.
Ces idées peuvent nous sembler invraisemblables, mais elles se sont montrées étonnamment tenaces. D’une manière ou d’une autre, les préjugés de l’idéalisme subjectif ont pénétré non seulement la philosophie mais aussi la science, et ce jusqu’à nos jours. Nous reparlerons plus en détail de cette tendance dans une autre partie du présent ouvrage.
C’est à George Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831), au début du XIXe, que nous devons la plus grande percée dans le domaine philosophique. Hegel était un idéaliste allemand, un homme d’une très grande intelligence, dont les écrits résument pratiquement toute l’histoire de la philosophie.
Hegel a montré que la seule façon de surmonter le problème des « antinomies » de Kant était d’accepter que des contradictions existent, non seulement dans la pensée, mais aussi dans le monde réel. En tant qu’idéaliste objectif, Hegel écartait d’emblée l’argument des idéalistes subjectifs selon lequel l’esprit humain ne peut jamais connaître le monde réel. Pour lui, les formes de la pensée doivent refléter le monde objectif le plus étroitement possible. Le processus de la connaissance consiste dans le fait de pénétrer toujours plus profondément dans la réalité, en procédant de l’abstrait vers le concret, du connu vers l’inconnu, du particulier vers l’universel.
La méthode de pensée dialectique a joué un rôle très important dans l’Antiquité, en particulier avec les aphorismes naïfs mais brillants d’Héraclite (environ 500 av. JC), mais aussi avec Aristote et d’autres encore. Elle a été abandonnée au Moyen Age, lorsque l’Eglise a transformé la logique formelle d’Aristote en un dogme rigide et sans vie, pour ne réapparaître qu’avec Kant, qui l’a remise à l’honneur. Ceci dit, Kant n’a pas correctement développé la dialectique. Il revint à Hegel de porter la science de la pensée dialectique à son plus haut niveau de développement.
Ce qui fait la grandeur de Hegel, c’est que lui seul était capable de défier la philosophie mécaniste dominante. La philosophie dialectique de Hegel porte sur des processus, non sur des faits isolés. Elle appréhende les choses non dans leur mort, mais dans leur vie, non dans leur isolement, l’une après l’autre, mais dans leur interrelation. Cette façon d’interpréter le monde est d’une modernité et d’une scientificité frappantes. Et en effet, sous bien des aspects, Hegel était très en avance sur son temps. Cependant, malgré ses nombreuses intuitions brillantes, la philosophie de Hegel n’était finalement pas satisfaisante. Son principal défaut était justement son caractère idéaliste, qui ne permettait pas à Hegel d’appliquer au monde réel la méthode dialectique d’une façon systématiquement scientifique. Au lieu d’un monde matériel, nous avons le monde de l’Idée Absolue, dans lequel les processus et les hommes sont remplacés par des ombres sans substance. Comme le disait Friedrich Engels, la dialectique hégélienne fut la fausse-couche la plus retentissante de l’histoire de la philosophie. Des idées correctes s’y tiennent sur la tête. Pour remettre la dialectique sur des bases solides, il était nécessaire de remettre la pensée hégélienne sur ses pieds, c’est-à-dire de transformer l’idéalisme dialectique en matérialisme dialectique. Ce fut le grand accomplissement de Karl Marx et Friedrich Engels. Notre étude commencera par un bref exposé des lois fondamentales de la dialectique matérialiste qu’ils ont élaborée.
[11] G. Childe, Man Makes Himself
Europe — de Emanuel Tomaselli, ICR Autriche — 16. 11. 2024
Amérique du nord — de la rédaction — 13. 11. 2024
Europe — de Jack Halinski-Fitzpatrick, marxist.com — 11. 11. 2024