Cet article a été publié la première fois en anglais le 5 novembre 2011 sur le site de nos camarades américains, Socialist Appeal.
Il y a quelque temps, le mal nommé mouvement « Tea Party » s’est revendiqué de l’héritage de la révolution américaine. Avec leurs tricornes et leurs appels abstraits au patriotisme et à la liberté, ils ont fait les gros titres, aidés en cela par une couverture généreuse offerte par les grands médias. Ceci a engendré une énorme confusion quant aux réelles racines de classe de cet évènement qui a secoué la planète. Malheureusement, pour beaucoup d’Américains, la Révolution n’évoque rien de plus qu’un barbecue d’été, le 4 juillet, une débauche de drapeaux, des feux d’artifices et des images de George Washington traversant héroïquement la rivière Delaware.
À l’école, on nous apprend le massacre de Boston, les « Tea Party », le « Stamp Act », les batailles de Lexington et Concord, la bataille de Bunker Hill, la Déclaration d’indépendance, le rude hiver de Valley Forge, la reddition de Cornwallis à Yorktown, la Constitution, la Déclaration des droits ainsi que les inventions de Benjamin Franklin et ses aventures romantiques à Paris et Londres. Tout cela est très bien, mais c’est une façon superficielle d’aborder ces évènements, une façon qui en masque les aspects les plus importants.
Malheureusement, la plupart des historiens, et même quelques soi-disant marxistes, présentent une version caricaturale de la Révolution américaine. Certains lui nient jusqu’à son statut de « vraie » révolution. Elle est souvent présentée comme n’étant à peine plus qu’une lutte de pouvoir entre deux groupes de propriétaires blancs, finalement remporté par celui des coloniaux arrivistes, qui n’auraient alors fait que reprendre les rênes de la politique et du pouvoir économique, agrémenté de telle ou telle retouche cosmétique, s’établissant ainsi comme la nouvelle classe dirigeante. Il y a un élément de vérités là-dedans – mais cela reste très superficiel. Notre tâche en tant que matérialistes historiques est de fouiller sous la surface, afin de démêler et comprendre les contradictions internes, les forces fondamentales, les processus et les luttes de classe qui ont motivé et conduit la révolution.
En fait, la Révolution américaine était un mouvement social et une transformation bien plus complexe dialectiquement, plus aboutie et fondamentale qu’il n’est généralement admis. Ce n’était pas une simple rébellion coloniale. C’était une révolution politique et sociale profonde, qui a balayé la plupart des vestiges des règles monarchiques et féodales héritées de la révolution bourgeoise anglaise, partiellement achevée. Les Américains ont porté la révolution démocratique bourgeoise à un niveau jamais vue dans l’Histoire.
En tant que marxistes, nous ne sommes pas des déterministes économiques ; mais nous comprenons qu’en dernière analyse le mode de production est la fondation, l’infrastructure, sur laquelle repose la superstructure de la société : idéologie, religion, philosophie, vie intellectuelle, partis et courants politiques, droit, normes sociales et culturelles, esthétiques, etc. Toutes ces notions interagissent et se conditionnent les unes les autres et, aux moments charnières de l’Histoire, la quantité est transformée en qualité, et vice versa.
Comme Marx l’a souligné dans sa Contribution à la critique de l’économie politique :
« À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. […] Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. »
Ceci doit être notre point de départ dans l’analyse de la dynamique de la Révolution américaine – ou de n’importe quelle autre révolution, en incluant celles que nous vivons et que nous préparons aujourd’hui.
Féodalisme contre capitalisme
La Révolution américaine fut un prélude à la Révolution française, anticipant ce qui allait se produire bientôt à travers toute l’Europe. Au cœur de cette révolution se trouvait l’antagonisme entre les réminiscences du féodalisme, implanté artificiellement sur les terres des Amériques, et la société bourgeoise naissante. Dans un certain sens, on pourrait dire que le féodalisme a cassé à son maillon le plus faible, à un endroit où les relations capitalistes s’étaient développées au point qu’elles purent concurrencer les restes affaiblis de la vieille société, pour finalement les remplacer. Car, bien que le féodalisme ne se soit pas développé de manière organique dans les Amériques, et bien qu’il n’y ait pas eu à abattre des siècles de règnes de seigneurs et de rois ou encore l’enracinement colossal du pouvoir de l’Église, il y avait plusieurs aspects de ce système encore bel et bien vivant dans les colonies britanniques américaines.Par exemple, il y avait le système d’entail [NDT, équivalent du système français de la substitution héréditaire] et de primogéniture, conçu pour préserver la propriété au sein d’une seule lignée familiale. Il existait également d’énormes propriétés foncières, la plupart à une échelle dépassant les plus grands domaines féodaux d’Europe, certaines atteignant 6 millions d’acres [NDT, environ 24 000 km²], soit à peu près 1/5ème de l’actuel État de Virginie. Dans des régions telles que la vallée de l’Hudson, État de New York, des propriétés seigneuriales énormes existaient, où ceux qui travaillaient la terre étaient de simples agriculteurs-locataires, et non des propriétaires individuels. Dans l’Ouest, d’énormes lopins de terre étaient exclusivement réservés à la couronne, les arbres les plus grands et les plus forts étant réservés au roi et sa Navy [NDT, marine militaire]. Et, dans quelques cas, des rentes et autres taxes féodales étaient imposées et collectées auprès de ceux qui travaillaient la terre. En plus de cela, l’Église était bien établie et était financée par l’État dans neuf des treize colonies. Les grands propriétaires terriens et les marchands importants de la côte aspiraient à vivre comme une sorte de pseudo-noblesse, avec les allures et manières des aristocrates des cours royales d’Europe. C’était une société fortement basée sur les obligations sociales ainsi qu’une stratification et une hiérarchie sociale clairement définie. Sans parler du développement inégal et combiné ! Il y avait là des châtiments corporels et du servage à une échelle massive, une combinaison de relations préféodales, semi-féodales et semi-capitalistes, le tout cohabitant à la lisière d’un continent vaste et inexploité, empli de ressources naturelles, habités par des millions de communistes primitifs parlant des centaines de langages différents.
Le développement d’une nouvelle société
Vers la fin du 17e siècle, les Anglais avaient établi une solide emprise sur l’Amérique du Nord, ayant repoussé les Hollandais, les Suédois, les Finlandais, les Allemands et d’autres qui avaient tenté de poser un pied sur cette partie du Nouveau Monde. Jusqu’à la Révolution, les Américains se considéraient eux-mêmes comme de loyaux sujets de la Couronne britannique. Ils avaient pu avoir tel ou tel désagrément avec la mère patrie, au cours des années, mais ils se considéraient avant tout comme des Anglais, en particulier dans leurs relations avec les Français, qui occupaient toujours une portion significative du continent. Néanmoins, bien que principalement anglaise, la partie du continent qui allait devenir les États-Unis était, depuis le début, un melting pot culturel et ethnique, sans parler des classes sociales : s’y côtoyaient Hollandais, Français, Anglais, Écossais, Allemands, Espagnols, Américains natifs, Africains et plus encore. Des gens de toutes classes et avec toutes sortes d’histoires personnelles venaient pour commencer une nouvelle vie : soldats, artisans, fermiers, meuniers, boulangers, mécaniciens, criminels, avocats, artisans qualifiés ou non, commerçants, trappeurs, marchands, banquiers, prédicateurs, pécheurs, contrebandiers, riches, pauvres, parias religieux et tant d’autres encore. 35 % d’entre eux avaient un statut de serfs ou d’esclaves. Le tout s’était greffé sur un environnement très différent, pas encore domestiqué, sauvage et souvent hostile, offrant une grande variété de climat, de flore, de faune et de géographie, sans parler des millions d’Américains natifs. Dès l’origine, tout cela devait forcément mener à la création d’institutions sociales, culturelles, politiques et légales spécifiques qui, au cours du temps, divergèrent peu à peu de celles de la mère patrie. En plus d’être Anglais, les futurs Américains s’identifiaient de plus en plus à des habitants du Massachusetts ou de Virginie. Le temps passant, les institutions particulières développées pour s’adapter à ce nouveau monde ont marqué de leur empreinte le caractère du pays et de ses habitants. « L’individualisme acharné » et « l’esprit de clocher », typiques de beaucoup d’Américains, plongent leurs racines dans cette période. Comme il y avait beaucoup de terre disponible, il devenait de plus en plus difficile de garder à son service des ouvriers libres, alors que ceux-ci pouvaient simplement aller plus loin vers l’ouest et s’établir à leur propre compte, malgré les difficultés que cela engendrait. Ceci mena à une dépendance croissante envers l’esclavage et le servage sous contrat, ainsi qu’à une tension toujours plus forte entre les classes. Des incidents, comme la révolte de Nathaniel Bacon, en 1676, lors de laquelle des serfs sous contrats, blancs et noirs, s’unirent pour combattre leurs exploiteurs communs et mirent même à feu et à sang Jamestown, la capitale de l’État de Virginie, ont également eu un effet sur le cours du développement du pays. Apeurés par cette unité de classe ignorant les lignes raciales, et puisque les noirs seraient plus facilement identifiables que les blancs, leurs maitres appliquèrent différents traitements lorsqu’il s’agissait de punir les rebelles, et la préférence envers l’importation d’esclaves africains s’accrut. Mais au travers de tout cela, c’est à un accroissement d’une identité nationale, d’une histoire commune, d’un langage divergeant et finalement, inexorablement, au besoin d’une plus grande indépendance économique et politique que nous assistions. Sur une période de plusieurs siècles et décennies, imperceptiblement pour ceux qui la vivaient, une nouvelle société était « en gestation » au sein de l’ancienne. Et une fois que les conditions matérielles, objectives, eurent suffisamment mûri, le facteur subjectif – la conscience révolutionnaire et le radicalisme de la bourgeoisie américaine naissante, et par-dessus tout la volonté de la masse des travailleurs d’en découdre pour changer la société – s’amplifia dramatiquement.
Dans une citation tirée d’un ouvrage d’Aphteker, l’historien Charles Andrews explique succinctement :
« D’un côté était le système immuable, stéréotypé, de la mère patrie, basé sur le passé et la tradition et conçu pour confortablement garder les choses comme elles étaient ; de l’autre, un organisme dynamique et plein de vitalité, contenant le germe d’une grande nation, dont les forces nouvelles restaient à éprouver. Il est inconcevable qu’une telle connexion – entre ces deux partenaires, l’un statique, l’autre dynamique, séparés par un océan et reliés seulement par les liens d’une relation légale – eût pu persister bien longtemps. »
Nous étions donc en présence d’une bourgeoisie juvénile assise sur un énorme potentiel économique, attendant juste d’être libéré. Mais pour pouvoir libérer ce potentiel – au bénéfice et pour l’enrichissement des seuls capitalistes américains, et non des Britanniques – il lui fallait délimiter de manière stable et efficace son propre État nation. De leur côté, les Britanniques – toujours dirigés par un monarque, malgré que leur propre révolution bourgeoise avait déjà eu lieu – voulaient maintenir les traditions, la stabilité et la profitabilité de leur empire robuste et grandissant. Ils s’en assuraient en exerçant un contrôle strict sur leurs colonies satellites lorsqu’il était question d’accès aux marchés, de crédits, industries, fabrication de bateaux, commerce, etc. Cependant, là n’était pas la seule source d’antagonisme. En plus des tensions montantes entre les colonies et leur maître, la lutte entre les classes exploitées et exploiteuses existait depuis les premiers jours de l’histoire américaine. Beaucoup des premiers colons étaient des exilés politiques et religieux, ayant de fortes traditions révolutionnaires démocratiques. Ils établirent des institutions telles que les Town Hall community meetings [NDT, assemblées municipales populaires et publiques, permettant de discuter des questions concernant la communauté sans forcément avoir de pouvoir décisionnel], les milices populaires armées et un relatif degré de tolérance religieuse. Mais une classe dirigeante trônant au-dessus de tous existait également depuis le début et des conflits éclataient périodiquement. Rébellions d’esclaves et autres soulèvement d’oppressés, telle la révolte de Nathaniel Bacon, faisaient irruption à intervalles réguliers. Dans la lutte entre les classes au sein des colonies elles-mêmes, les Britanniques étaient toujours du côté de la réaction, défendant les intérêts de la propriété et le statu quo.
Révolution contre réaction
Pour faire court, l’Empire britannique était une force historiquement réactionnaire, tandis que les colonies américaines émergentes étaient une force historiquement progressiste, luttant pour l’autodétermination nationale, pour une meilleure démocratie politique ainsi qu’un périmètre plus large pour ses activités économiques. De plus en plus, elles se considéraient comme une nation nouvelle et distincte, un sentiment qui traversait les frontières entre les classes et les États coloniaux. La classe capitaliste américaine montante creusait les fondations d’une potentielle et inédite explosion des forces productives, qui finirait par advenir. Du point de vue marxiste, c’était un développement historique progressiste, car il posait les bases économiques sur lesquelles nous pouvons désormais construire le socialisme. Bien sûr, l’Angleterre continuerait de dominer la planète pendant encore cent ans ou plus. Mais les graines de sa chute du statut de puissance mondiale dominante furent plantées lors de la séparation de ses colonies américaines. Celles-ci devinrent un nouveau pouvoir concurrent, qui allait finalement surpasser son ancien maître. Passé le milieu du 18e siècle, l’Amérique n’était plus vraiment un second couteau. En 1776, un Anglais sur quatre vivait dans les colonies américaines, qui comptaient alors 2,5 millions d’habitants. C’était une composante économique importante du vaste Empire britannique, en particulier dans le commerce et le transport maritime. Les Américains ont longtemps profité des privilèges et de la protection allouée aux membres de l’Empire. Mais à un certain stade, ils sont devenus trop grands pour leurs habits de nourrissons et ont voulu se tenir sur leurs propres jambes. Leur potentiel colossal, celui de devenir une grande puissance commerciale et maritime – comme les Britanniques -, était étroitement bridé du fait des restrictions imposées par la mère patrie. Les colonies étaient forcées d’acheter et de vendre exclusivement aux marchands britanniques, au lieu de pouvoir commercer librement avec ceux qui leur offraient les meilleures opportunités. Ils étaient contraints d’importer les couteux produits britanniques, au lieu de les produire sur leur propre sol, là où les ressources abondaient et la capacité de faire des produits de bonne qualité allait grandissante. Ils étaient obligés d’emprunter aux banques britanniques et beaucoup étaient fortement endettés, sans aucune possibilité de pouvoir jamais allez voir ailleurs. Les nombreux tarifs, droits de douane et taxes alimentaient une croissance explosive des protestations et beaucoup de nouvelles fortunes se faisaient en contournant les lois. Mais même tout cela n’était pas encore assez. Les taxes imposées à 3000 miles [NDT, environ 4800km] de là, dans un parlement où les colons n’avaient aucune voix, devinrent intolérables. Comme cela a déjà été mentionné, ces colonies relativement faibles et sans défense ont dépendu, durant la majeure partie de leur existence, de la protection de la Couronne britannique, aussi bien en haute mer que sur les terres, en particulier contre les Français et les Américains natifs. Mais en 1763, après la fin de la guerre de la Conquête (guerre contre les Français et les Amérindiens, théâtre américain du conflit mondial connu sous le nom de « guerre de Sept Ans »), cette menace avait plus ou moins disparu. Précisément à ce même moment, l’économie des colonies américaines commença à fonctionner de manière autosuffisante. Mais simultanément, le parlement britannique décida que les Américains devraient payer plus pour la protection qui leur était fournie, notamment pour renflouer les caisses vidées par la guerre contre les Français. Il est intéressant de noter le rôle bien calculé joué par la France durant la Révolution américaine. Cela n’avait rien à voir avec la « liberté » ou la « démocratie » et tout à voir avec le renforcement de la monarchie et l’affaiblissement de sa Némésis britannique. Les Français virent dans les révoltes coloniales une opportunité de frapper fortement leur rival, d’une manière indirecte. Ils souhaitaient également renforcer leur implantation aux Amériques et n’écartaient absolument pas l’idée de se subordonner les Américains. Cependant, dans l’un de ces formidables rebondissements dialectiques que l’Histoire affectionne, les dépenses engagées pour soutenir les Américains ont accéléré la banqueroute et la chute finale de la monarchie française lors de sa propre révolution, quelques années plus tard.
Divers intérêts convergents
Dans les années 1760, de larges couches de la société coloniale s’unirent graduellement contre les Britanniques – mais pour des raisons bien différentes, liées à leurs classes. Bien que les Américains payaient seulement 1/25ème des taxes payées par les sujets de la Couronne vivant en Angleterre, les riches marchands et les propriétaires endettés de plantation se hérissaient devant toute limitation de leur capacité à faire du profit sans restriction. Pourquoi prendraient-ils tous les risques et devraient-ils faire face à la ruine économique juste pour enrichir les élites londoniennes, confortablement installées et vivant bien à l’abri ? Bien sûr, la plupart des riches conservateurs restaient loyaux envers la Couronne, notamment en Nouvelle-Angleterre et dans les États Mid-Atlantic. Effectivement, tout allait très bien pour eux, les représentants de l’Empire, richement rémunérés de terres et du pouvoir de gouverner les colonies pour leur propre compte. Mais la majorité des habitants des 13 colonies américaines était clairement en faveur du changement. Cependant, la vraie question était : quelle sorte de changement et dans les intérêts de qui ? Les riches, se sentant à l’étroit dans le carcan de l’Empire, voulaient la liberté de faire toujours plus de profits de la manière qu’ils décideraient. Les masses laborieuses, mécontentes de leur propre destin, trouvèrent un ennemi dans ce qu’elles considéraient de plus en plus comme une puissance étrangère occupant leur pays. Ainsi, pour un temps, les intérêts des riches et des pauvres coïncidèrent et leurs colères furent dirigées vers l’ennemi extérieur. Ce fut notamment le cas pendant le mouvement contre le Stamp Act, en 1765. Mais les intérêts fondamentaux de ces deux groupes n’étaient pas du tout les mêmes, des scissions étaient inévitables, et cette unité a finalement éclaté sous la polarisation de classe croissante de la société. C’était un exemple classique de réformisme contre révolution, d’un changement cosmétique contre un changement complet de société, de jacobins contre Girondins, bolcheviks contre mencheviks. De plus, les façons dont les diverses couches de la société exprimaient leurs frustrations étaient vraiment très différentes. Alors que les riches voulaient négocier avec les Britanniques de meilleurs accords pour eux-mêmes, les masses de travailleurs urbains et de fermiers ruraux prenaient progressivement les choses en mains. Là où les riches, cyniques, pensaient initialement pousser les masses afin de les utiliser comme levier contre la Couronne, les protestations acquirent une dynamique propre et prirent souvent un caractère violent. Comme Arthur M. Schlesinger Senior l’a dit (cité par Harry Braverman) : « Il devenait évident que leur activisme destiné à redresser le commerce relâchait des forces sociales plus destructrices encore pour les intérêts commerciaux que les actes malavisés du Parlement. » Aux boycotts succédaient émeutes et destruction de propriétés commerciales, incendies de bureaux des taxes et d’autres bâtiments du gouvernement ; conservateurs et officiels du gouvernement se retrouvant parfois recouverts de goudrons et de plumes par les foules. Comme dans tous processus révolutionnaires, la conscience des masses se transformait rapidement. Du réformisme, l’aspiration à la révolution grandissait clairement, les programmes politiques et les représentants mis en avant par le mouvement furent éprouvés par les évènements, pendant que les masses s’orientaient toujours plus vers la gauche. Comme l’historien J. Franklin Jameson l’explique (cité par Harry Braverman) :
« Réparation doit être faite concernant un fait important dans l’histoire naturelle des révolutions, et qui est que, à mesure qu’elles progressent, elles ont tendance à tomber dans les mains d’hommes ayant une vision de plus en plus avancée ou extrême, de moins en moins freinée par un attachement traditionnel à l’ancien ordre de choses. Ainsi donc, les conséquences sociales d’une révolution ne sont pas nécessairement façonnées par les désirs conscients ou inconscients de ceux qui l’ont commencé, mais plus probablement par les désirs de ceux à qui en échoie le contrôle dans les derniers stades de son développement ».
Une à une, les strates de la société étaient aspirées par le mouvement grandissant, exprimant des frustrations refoulées contre la domination britannique et contre la société en général. Non seulement les masses urbaines — les artisans, mécaniciens, ouvriers, artisans et commerçants —, mais aussi les laboureurs, les agriculteurs et les pionniers de l’Ouest, qui étaient moins bridés par la stratification de classe de la côte Est. Beaucoup de propriétaires de plantations du Sud, faisant face à la ruine économique en raison de leurs dettes, mirent également tout leur poids dans la lutte. Alors qu’ils avaient tendance à vivre loin des masses urbaines excitées, de nombreux propriétaires d’esclaves étaient étonnamment audacieux dans leur agitation contre les Britanniques.
Les masses commencent à s’organiser
Les tavernes, les cafés et les Town Hall meetings, particulièrement en Nouvelle-Angleterre, devinrent des foyers d’agitation révolutionnaire. Bien que seuls 1500 citoyens de Boston pouvaient, de par leur titre de propriété, siéger et voter, les radicaux avaient installé une tribune où des milliers de personnes s’entassaient dans des réunions pour entendre des gens comme Samuel Adams prendre la parole. Il y avait là clairement des éléments de double pouvoir et des réunions similaires avaient lieu à travers toutes les colonies, les masses s’y exprimaient directement et prenaient des décisions dans un climat de défiance ouverte à l’encontre des gouverneurs et des législateurs installés par les Britanniques. L’impression et la circulation de journaux et pamphlets radicaux, tel Le sens commun de Thomas Paine, augmentaient également considérablement, à mesure que la soif d’idées des masses grandissait. Ceci est un exemple clair du besoin et du rôle d’une presse révolutionnaire : diffuser les idées révolutionnaires et unifier la lutte nationalement. Face à cette radicalisation, qui menaçait à tout moment de devenir « hors de contrôle », de plus en plus de gros marchands, qui s’étaient acoquinés avec la révolution, perdaient leur sang-froid et passaient du côté de la réaction, en dépit du fait qu’ils auraient été les éventuels bénéficiaires du renversement révolutionnaires des anciens dirigeants. Bien sûr, les principaux acteurs de ces évènements n’avaient pas toujours pleinement conscience de tous les facteurs sous-jacents qui les motivaient. Les intérêts fondamentaux s’exprimaient au travers de batailles d’idées, ils étaient présentés en termes de « liberté » et de « démocratie » contre la « tyrannie », etc. L’indépendance n’était pas forcément le but des meneurs ou des masses elles-mêmes, jusqu’à l’été 1776 et même après. Mais la nécessité tend toujours à trouver une voie pour s’exprimer et les évènements firent rapidement boule de neige et acquirent une dynamique propre. Avant tout, c’est l’entrée décisive des masses sur la scène de l’Histoire qui marqua ce processus du sceau de la révolution. Qu’elles soient au clair avec ce qu’elles faisaient ou non, les masses autrefois passives et même « apathiques » s’éveillèrent à la conscience politique et sociale, prirent leur avenir en main et s’engagèrent dans une lutte héroïque à la fois contre les impôts britanniques et contre leur propre classe dirigeante naissante. Les aspirations des masses pauvres et des « catégories moyennes » — comme on appelait alors la petite bourgeoisie naissante — s’exprimaient au travers d’idées, de mots et d’actes toujours plus radicaux et révolutionnaires de personnes telles que le natif britannique Thomas Paine ; le planteur de Virginie Thomas Jefferson ; l’homme de la renaissance, Benjamin Franklin ; et l’inégalable agitateur révolutionnaire, organisateur et brasseur de Boston, Samuel Adams. Leur logique, leur éloquence et leur clarté acérées ont donnée certains des meilleurs écrits révolutionnaires jamais couchés sur le papier. Ils faisaient partie de l’offensive idéologique mondiale de la classe capitaliste alors historiquement progressiste, contre le féodalisme décadent et l’Église. Malgré les efforts des censeurs, ces idées pouvaient s’exprimer sur une échelle plus étendue en Amérique, les auteurs et les presses étant à des milliers de kilomètres des autorités étatiques d’Europe. Au fil du temps, les demandes et les actions des masses devinrent de plus en plus cohérentes et commencèrent à fusionner autour d’une organisation et d’un programme toujours plus radicaux. Comme l’a expliqué Harry Braverman, c’est Samuel Adams qui a organisé la Boston Tea Party, a coordonné le boycott massif des marchandises britanniques et des marchands américains qui vendaient ces biens, a appelé à la convocation du Congrès continental et qui était un élément moteur clé dans les coulisses de ces réunions. Sam Adams a été sa vie entière un démocrate révolutionnaire cohérent, se préparant pour un tel moment. Il avait aussi organisé les Fils de la Liberté et les comités de correspondances, un réseau de radicaux se déployant depuis la Nouvelle-Angleterre, aidant ainsi à unifier et coordonner la rébellion à travers les colonies. Dans le seul Massachusetts, il y avait quelque 300 comités de correspondance, dans un État qui comptait seulement 450 000 habitants à cette époque. Nous avions là ce qui se rapprochait le plus d’une avant-garde ou d’un parti révolutionnaire, à cette époque de révolution. Sam Adams comprenait le besoin d’une direction audacieuse et prévoyante, d’un programme révolutionnaire, de discipline et d’organisation. Il avait également compris mieux que personne la nécessité de connecter les idées révolutionnaires au mouvement des masses, il était même incroyablement doué pour cela. Comme Adams l’a dit : « Notre tâche n’est pas de créer les évènements, mais de les orienter judicieusement. »
Il n’est donc pas surprenant que Sam Adams ait été l’homme le plus détesté par l’Amérique loyaliste. Dans les faits, les batailles de Lexington et Concord commencèrent parce que les tuniques rouges [NDT, l’armée britannique] étaient en chemin pour arrêter Adams afin de l’empêcher de participer au Congrès continental, qui allait finalement aboutir à la Déclaration d’indépendance et lever une armée au mépris des lois britanniques. En dernière analyse, c’est le développement des forces productives dans les colonies, notamment en Nouvelle-Angleterre et dans le Mid Atlantic, qui rendit la révolution non seulement possible, mais nécessaire. Sur la base d’une économie en plein développement se dressèrent les forces humaines qui pourraient renverser le joug colonial. Par exemple, le boycott massif des produits britanniques n’aurait pas été possible sans la capacité de produire les biens de première nécessité sur place. Ce ne fut pas plus un accident si Boston devint le point de départ de la révolution. C’était une des plus grandes villes, le port le plus important, et elle était composée d’une protoclasse ouvrière et d’une petite bourgeoise, avec de fortes traditions démocratiques révolutionnaires.
Les masses révolutionnaires et le « peuple en arme »
Comme cela a déjà été expliqué, du point de vue du matérialisme historique, la Révolution américaine était bien plus qu’une guerre d’indépendance. Elle contenait en son sein des composants internes et externes : la lutte anticoloniale, nationale, contre l’Empire britannique ; et une lutte entre les classes au sein même des colonies pour un ordre plus démocratique et égalitaire. Ce fut un processus très long : des décennies de montée des contradictions, des petites rebellions, une guerre entre l’Angleterre et la France, des conflits sur le commerce et les taxes, des protestations, menaces et sabotages menant finalement à une guerre de huit ans dont la première bataille eut lieu en 1775, avant la Déclaration d’Indépendance de 1776. Il y eut beaucoup de défaites, mais aussi quelques victoires importantes pour les colons. La fin de la guerre prit place en 1783 avec l’aide des Français et la capitulation du général britannique Cornwallis à Yorktown. S’en suivirent encore six années de plus avant que la Constitution puis la Déclaration des droits soient adoptées. Puis encore une période plus longue de consolidation au cours des toutes premières présidences : celles de Washington, Adams, Jefferson, et Madison. Les historiens bourgeois tendent à focaliser sur les « grands hommes » et la Révolution américaine ne fait pas exception. Ces individus ont certainement joué des rôles importants et souvent contradictoires, et nous ne nions pas le rôle des individus dans l’Histoire. Mais comme nous allons le voir, dans la Révolution américaine, comme dans toute révolution bourgeoise, ce ne sont pas les bourgeois eux-mêmes qui fournirent l’essentiel des combattants et des victimes de la lutte pour les idéaux du droit à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur. Ce sont les gens ordinaires qui furent la colonne vertébrale, les forces vives de la révolution, même si finalement ils ne récoltèrent pas toutes les récompenses qu’ils pensaient mériter. Bien que les aspirations des masses pour plus de démocratie politique et économique aient été trahies, pour la première fois de l’Histoire une colonie d’une puissance européenne ne faisait pas que se rebeller, mais arrachait sa liberté à la plus grande puissance militaire et économique du monde. Toutes les autres rébellions de ce type avaient été écrasées par la force. La Révolution américaine, inspirée par les idées des Lumières, servit à son tour d’inspiration aux révolutions bourgeoises européennes. Ces dernières furent des guerres contre la domination du féodalisme et ses dérivés, l’exemple le plus classique en étant la Révolution française qui commença en 1789. Mais l’onde de choc de la Révolution américaine alla bien au-delà, influençant et inspirant les masses dans leurs luttes contre les dominations espagnoles, françaises, hollandaises et portugaises, en Amérique latine et dans les Caraïbes. De nos jours aux USA, le terme « milicien » évoque des images de fous de la gâchette néo-fascistes, en tenue de camouflage et patrouillant le long de la frontière mexicaine à la recherche d’immigrants sans papiers. Mais lors de la Révolution américaine, les miliciens — aussi appelé Minutemen, car toujours prêt à combattre au pied levé — étaient un véritable exemple de « peuple en arme », une armée de volontaires, issue des masses, organisée pour combattre l’oppression.
L’armée britannique était la plus professionnelle des machines de guerre sur la planète, une force intimidante et meurtrière. Et pourtant, un groupe hétéroclite d’irréguliers mal entrainés a fait bien plus que simplement harceler les tuniques rouges avec des tactiques de guérillas inspirées des Américains Natifs : ils les ont même clairement vaincus lors de plusieurs batailles rangées. Plus important, ils remportèrent des victoires clés à des moments cruciaux de la guerre. Même s’il ne s’agissait pas là de défaites stratégiques pour l’occupant britannique, c’était un énorme soutien moral pour la cause rebelle. Après les premières escarmouches de Lexington et Concord, quelque 20 000 hommes armés provenant parfois d’aussi loin que le Vermont et le New Hampshire envahirent les alentours de Boston et assiégèrent la ville. Ils étaient des travailleurs ordinaires, des fermiers, des pauvres et des petits artisans. C’était une véritable insurrection armée, massive, défiant ouvertement l’État, une anticipation des premières armées de la République française. La formation de l’Armée continentale sous George Washington fut une tentative de remettre un peu d’ordre — et de contrôle hiérarchique — dans les rangs des forces coloniales. Mais elle n’en restait pas moins une force de combat largement moins professionnelle que celle envoyée par les Britanniques. Cependant, les colons révoltés — les couches les plus pauvres et défavorisées de cette société — étaient inspirés par les idéaux d’une véritable liberté et la promesse d’une vie meilleure pour tous. Ils contribuèrent bien plus qu’en simples soldats sur le terrain, mais aussi en approvisionnant et fournissant l’armée, en fabriquant fusils, canons et munitions, en faisant de la contrebande à travers les lignes britanniques et achetant des obligations du Congrès continental pour financer l’effort de résistance.
Guerre révolutionnaire et guerre civile
Cependant, comme pour toutes les guerres révolutionnaires, il ne s’agissait pas d’une affaire simple et manichéenne, avec les « bons colons » d’un côté, et les « mauvais Britanniques » de l’autre. C’était un vivant rapport de force, avec des flux et reflux, dont le résultat n’était pas couru d’avance. Prenons l’exemple du Canada : le portrait de la Reine d’Angleterre orne toujours leur monnaie ! Beaucoup restaient indifférents à la lutte, quel qu’en soit le cours, et aspiraient simplement à la paix, le calme et la stabilité, peu importe qui serait aux commandes. Il a été estimé qu’environ un tiers des colons étaient pour l’indépendance, un tiers pour la Couronne et que le dernier tiers vacillait entre les deux. Des intérêts divers et divergents étaient en jeu, ce n’est donc pas surprenant que la guerre ne se soit pas faite contre les seuls Britanniques ; c’était aussi une guerre civile entre les Américains eux-mêmes. Il a été estimé qu’environ 400 000 Américains avaient servi dans les forces armées durant le conflit. Mais quelques 50 000 d’entre eux servirent du côté britannique, en complément des soldats réguliers. C’est un nombre significatif, étant donné que les forces de Washington n’excédèrent jamais les 90 000 soldats à un instant donné et stagnaient plutôt entre 12 000 et15 000… Les forces de Washington subissaient également maladies, famines, désertions, un commandement indigent, la corruption et un Congrès continental en pleines querelles qui les privaient de fonds et d’approvisionnements. Les soldats se mutinèrent également à maintes occasions, en raison des conditions et traitements difficiles qu’ils enduraient pendant que Washington et compagnie hivernaient dans un confort relativement luxueux, comme les seigneurs de guerre de l’ancien temps. Malgré tout, les colons pro-indépendances s’enrôlaient, recevant finalement le support de milliers de soldats de l’infanterie et de la marine française. Il est vrai que les forces américaines étaient largement dépassées par l’armée régulière Britannique, les Américains entraînés par et combattant pour l’armée britannique et les mercenaires allemands (les « Hessian ») envoyés par la Couronne. Les colons perdaient la plupart de leurs batailles et étaient en général obligés de se « battre comme les Indiens » — de mener une guérilla. George Washington était un personnage désagréable, vaniteux et pompeux, et il n’était certainement pas Napoléon. Mais il comprenait la nécessité de jouer avec l’opinion publique et le rôle de la morale dans la guerre. De leur côté, les généraux britanniques étaient d’une incompétence rare, souvent plus soucieux des préparatifs du prochain bal de la haute-société que de la prochaine bataille contre les rebelles. Des victoires clés de l’Armée continentale, comme celle de la Bataille de Trenton, avaient une valeur morale primordiale et montraient que l’armée régulière britannique et les mercenaires pouvaient être battus. Beaucoup pensent que les centaines de mercenaires allemands impliqués dans cette bataille, le jour suivant Noël, étaient soit saouls ou bien avaient encore la gueule de bois, mais il existe des preuves du contraire. Dans tous les cas, à peine une semaine avant le pari de Washington consistant à traverser le Delaware et attaquer la garnison de Trenton, l’Armée continentale semblait au bord de l’explosion et la cause des rebelles anéantie. Mais la victoire a régénéré la résistance coloniale et le reste, comme on dit, fait partie de l’Histoire. Il faudrait également noter que, tout spécialement vers la fin de la guerre, il y avait de nombreux combats dans les colonies du Sud, souvent très brutaux, même si les batailles les plus célèbres eurent lieux dans le Massachusetts, le New Jersey, la Pennsylvanie, le New York et le Canada. Finalement, le sens de l’Histoire et le bon droit étaient du côté des Américains. Les colons rebelles se battaient pour un idéal révolutionnaire et pour des améliorations concrètes de leur vie, là où les conscrits et les mercenaires britanniques se battaient afin de préserver les richesses et les privilèges des loyalistes et de la Couronne. L’Angleterre étant engagée dans des guerres en Europe et préoccupée par la protection du reste de son empire, la situation était finalement éreintante pour elle, surtout après que les Français aient jeté leurs forces en soutien des rebelles et aient forcé une partie significative de l’armée britannique à se rendre à Yorktown. Quoiqu’on dise de Washington, sa prétention et son aristocratie, et du reste des prétendus Pères fondateurs, il n’aura pas fallu qu’un peu d’audace pour organiser une rébellion de cette ampleur en visant la sécession complète, risquant ainsi l’exécution pour trahison en cas d’échec.
Mais bien plus important fut le rôle joué par les masses ordinaires ou, comme Sam Adams les décrivait : « les deux vénérables ordres des travailleurs de la terre et du métal, la force de toute communauté ». Après tout, un général sans armée n’est pas en mesure de gagner la moindre bataille.
La révolution l’emporte
Les transformations sociales résultantes de la guerre révolutionnaire ont été significatives. Ce fut, dans ce sens, une vraie révolution sociale, et pas seulement politique. En fait, au regard de la taille de l’économie et de la population concernées, la Révolution américaine a abouti à l’une des plus grandes expropriations de propriétés privées de l’histoire mondiale.La substitution héréditaire et le droit d’aînesse disparurent en quelques années. Dans l’état de New York, toutes les terres et les rentes de la Couronne et plus de 2,5 millions d’hectares de propriétés seigneuriales furent expropriées, incluant le manoir Van Rennsalaer, qui faisait deux tiers de la taille de tout l’état du Rhode Island, et le domaine Phillipse, qui s’étendait sur plus de 77 000 hectares. En Caroline du Nord, le domaine de Lord Granville, qui recouvrait un tiers de la colonie, fut également exproprié. Idem en Pennsylvanie et en Virginie, où fut saisi le domaine Fairfax, 6 millions d’hectares, bien que Lord Fairfax n’ait pas été un loyaliste. Ces propriétés furent découpées en milliers de petites parcelles lors d’une réforme agraire poussée, un des piliers de la révolution démocratique nationale. Il en résulta l’émergence d’une large classe de petits fermiers indépendants. Des millions de dollars d’autres formes de propriétés furent également expropriés — sans compensation. Beaucoup de ceux qui virent leurs propriétés confisquées et qui n’avaient pas fui le pays rejoignirent les rangs des gens « normaux », ceux qui doivent travailler pour vivre. De plus, les exigences de propriété pour voter furent assouplies, une propriété terrienne n’étant plus obligatoire. Les églises officielles qui existaient dans certaines des colonies virent également leurs financements publics coupés en vertu de la séparation de l’Église et de l’État, ce qui devint finalement la règle dans toutes les colonies. Bien que l’esclavage fut appelé à connaitre un regain de vitalité après l’invention du cotton gin [NDT, machine à égrener le coton] au tout début du siècle suivant, il fut immédiatement aboli dans six des colonies et des milliers d’esclaves se virent accorder leur liberté, y compris dans le Sud. Enfin, le marchandage d’esclave fut légalement prohibé — même si, dans la pratique, il continua pendant les décennies à venir. Émergea alors une classe dirigeante de nouveau riche [NDT, en français dans le texte], apparue quasiment du jour au lendemain alors qu’avocats, artisans qualifiés, marchands et banquiers se levèrent afin de remplir le vide laissé par les loyalistes et les officiels britanniques en déroute. Il a été estimé qu’au moins 100 000 et peut-être même 200 000 loyalistes fuirent le pays, principalement vers le Canada, d’autres vers la Grande-Bretagne. Rapporté à la population du pays, ce fut probablement la plus massive émigration politique et économique de l’Histoire moderne ; proportionnellement dix fois plus qu’en France pendant le « Règne de la Terreur », dans les années 1790. Ces émigrés représentaient la crème du régime colonial : au moins la moitié des propriétaires les plus éduqués et les plus riches des États de Nouvelle-Angleterre et de New York prirent la poudre d’escampette loin de la révolution.
Des rapports de propriétés capitalistes en terre fertile
Mais tout n’était pas rose pour la nouvelle classe dirigeante. Alors que spéculation et contrebande liées à la guerre prirent fin, une crise économique et une période d’ajustement s’ensuivirent. De plus, la perte des conditions préférentielles d’échanges et de crédits réservées aux membres de l’Empire britannique impliquait un accès réduit aux banques et ports étrangers. La révolte de Shays, un soulèvement massif de fermiers et d’anciens soldats révolutionnaires du Massachusetts, mécontents, faisait échos aux « Nivelleurs » de la Révolution anglaise. Ils demandaient que ceux qui avaient combattu pour la liberté et l’égalité obtiennent aussi l’égalité économique. Ceci effraya la nouvelle classe dirigeante de ces États alors profondément « désunis », et mena à l’adoption d’une nouvelle constitution. La nouvelle Constitution, adoptée en 1789 et toujours en vigueur de nos jours, introduisit une structure fédérale bien plus centralisée que les précédents Articles de la Confédération. D’autres soulèvements, tels que la Révolte du whisky en Pennsylvanie occidentale, furent ensuite facilement balayés par une démonstration de force du nouvel État national. La jeune bourgeoisie américaine tenait alors fermement le pouvoir entre ses mains et mit en place des structures, des lois et des institutions pour s’enrichir et défendre ses propres intérêts. Elle utilisa le pouvoir d’État afin de déraciner ce qui restait de l’ancien système et construire de solides fondations pour sa future prédominance mondiale. Précédemment, les marchands capitalistes, qui achetaient à bon prix sur le marché mondial et revendaient à prix d’or chez eux, prédominaient. Désormais, les bases étaient établies pour le développement à une large échelle des moyens de production et de fabrication dans les anciennes colonies elles-mêmes, et pour l’essor à venir du capitalisme industriel et, plus tard, financier. La première banque nationale et un système de crédit et de dette furent mis en place. Alexander Hamilton fut le premier secrétaire du Trésor. Cela revenait à introduire le renard dans le poulailler. Hamilton était l’exemple même de ce que produisaient les rapports de propriété du capitalisme américain naissant, un animal politique, amoral, fonçant tête baissée. Il jeta implacablement les fondations du système sous lequel nous vivons encore aujourd’hui. De grandes fortunes furent faites quand il convainquit le nouveau Congrès américain de payer à plein les bons de guerres émis par l’ancien Congrès continental durant la guerre — mais seulement après que ses amis spéculateurs aient racheté à leurs propriétaires originaux, pour des miettes, ces bouts de papier alors quasiment sans valeurs. En résumé, les éléments de bases de la révolution nationale démocratique avaient été mis en place, établissant les conditions pour que fleurisse un capitalisme prospère sur le continent américain : l’unification du territoire, de la langue, de la monnaie, du système légal, une armée pour se défendre des invasions étrangères et mettre à genoux les révoltes internes, etc. Avec un continent entier à occuper et exploiter, il y avait de multiples façons d’étendre le pays et le système capitaliste sur lequel il était basé.
Les aspirations trahies des masses
L’issue potentielle de la révolution était forcément limitée et conditionnée par les niveaux de développement des forces productives et des classes dans la société, à cette époque. Il ne pouvait s’agir de rien de plus qu’une révolution bourgeoise et, aussi loin qu’une révolution bourgeoise puisse aller, elle était très en avance sur son temps. Toutefois, par bien des côtés, la révolution n’était que partiellement accomplie. Même l’aspect de la démocratie politique reste encore incomplet jusqu’à nos jours. L’institution du collège électoral fait que la plus haute instance du gouvernement national, la présidence, n’est pas directement élue par le peuple. Des milliers d’autres officiels sont nommés, et ne sont donc pas élus ou responsables devant l’électorat. Le Sénat est une sorte de « Chambre des lords » offrant plus de pouvoir politique par habitant aux États les moins peuplés, les plus ruraux et politiquement rétrogrades. Encore aujourd’hui, les femmes n’ont pas les mêmes droits que les hommes. Et la persistance de l’esclavage rendit nécessaire une deuxième révolution sociale — la guerre de Sécession — afin de l’abolir et établir un système de travail libre à travers le pays, pour finalement permettre une domination sans entrave du capitalisme à travers tout le continent. Étant donné les conditions objectives de l’époque, biens des idées exprimées par les Pères fondateurs et autres pamphlétaires radicaux, qui stimulaient les masses pour se battre et mourir au nom de la révolution, étaient finalement irréalisables et utopistes. Néanmoins, un corpus de littérature révolutionnaire admirable fut produit, qui transcrivait avec éloquence les aspirations des masses, des mots qui résonnent avec force encore aujourd’hui. Comment pourrions-nous oublier certains passages exaltants de la Déclaration d’indépendance, comme cette introduction stipulant que « tous les humains sont créés égaux » (à l’exception, bien sûr, des esclaves, des Américains natifs et des femmes) ? Ou cette assertion sur « les droits inaliénables de l’homme » : les droits à la vie, la liberté et à la poursuite du bonheur ? Pourtant, le brouillon originel fait référence à la vie, la liberté et au droit à la propriété. Mais Benjamin Franklin et d’autres s’opposaient à l’inclusion, dans la déclaration, de la « défense de la propriété » comme l’une des vertus du gouvernement. Franklin était un penseur et un économiste politique en avance sur son temps. Il croyait au fait que la propriété est une « création de la société » et qu’ainsi elle devrait être taxée pour participer au financement de la société civile. C’est ainsi que la plus poétique « poursuite du bonheur » se retrouva dans la version finale. Et bien sûr, il y a cet énoncé audacieux de la Déclaration d’indépendance :
« Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but [Vie, liberté et poursuite du bonheur], le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. »
Thomas Jefferson croyait aussi que « L’arbre de la liberté doit être revivifié de temps en temps par le sang des patriotes et des tyrans. Car c’est engrais naturel. » Il était également pour que la Constitution soit revue, révisée et réécrite régulièrement, tous les vingt ans environ, si nécessaire. Il s’agissait là d’idées ambitieuses, spécialement dans un monde dominé par les rois, l’Église et des siècles de hiérarchies et de domination féodales. Mais les réalités économiques et les besoins du système se sont imposés d’eux-mêmes et la Constitution américaine est devenue la garante suprême des droits à la propriété privée. Elle est la base d’un modèle remarquable de démocratie bourgeoise — de démocratie pour les riches. Elle est clairement conçue et calibrée pour donner l’impression d’une pure démocratie, sans jamais laisser la populace avoir son mot à dire sur quoi que ce soit. La plupart des Pères fondateurs étaient des admirateurs de l’ancienne République romaine et voyaient en eux-mêmes une version moderne des nobles patriciens, gouvernant avec sagesse au-dessus des masses de plébéiens ordinaires. Nous savons tous comment cela s’est terminé : par la concentration du pouvoir dans de moins en moins de mains et par la naissance de l’Empire romain.
La nécessité d’une troisième Révolution américaine
Comme pour toutes les révolutions bourgeoises, ce qui a commencé comme un phénomène hautement progressiste s’est finalement transformé en son opposé. Les USA sont désormais le pouvoir le plus réactionnaire de la planète, pour ne pas dire une des sociétés les moins démocratiques et les plus économiquement inégalitaires. Dans une de ces ironies dont l’Histoire est si friande, les Américains sont maintenant engagés dans l’occupation de pays étrangers et combattent contre des guérillas d’insurgés et des ennemis qui « ne se battent pas à la loyale ». Ils ont même recruté la version moderne des mercenaires Hessian allemands — des corporations telles Blackwater — afin de faire le sale boulot à leur place. Mais cela aussi, dans la période à venir, sera dialectiquement transformé en son contraire. De cette prévision nous pouvons être absolument sûrs. Les véritables racines révolutionnaires de ces évènements qui secouèrent la terre entière devraient nous inspirer, tout comme ils ont incité des centaines de milliers d’hommes et femmes américains ordinaires à combattre et mourir pour changer la société. Comme Lénine l’écrivit dans sa Lettre aux ouvriers américains :
« L’histoire de l’Amérique moderne, civilisée, s’ouvre par une de ces grandes guerres réellement libératrices, réellement révolutionnaires, si rares dans l’énorme quantité de guerres de rapine provoquées, comme la guerre impérialiste actuelle, par un conflit entre les rois, les gros propriétaires fonciers, les capitalistes, pour le partage des territoires conquis ou des profits volés. Ce fut une guerre du peuple américain contre les brigands anglais qui opprimaient l’Amérique et la tenaient dans un esclavage colonial, de même que ces pieuvres « civilisées », aujourd’hui encore, oppriment et tiennent dans un esclavage colonial des centaines de millions d’hommes aux Indes, en Égypte et dans toutes les parties du monde. »
Et c’est précisément pourquoi les historiens de la classe dirigeante ont vidé la Révolution américaine de son véritable contenu de classe. Ils ne veulent pas que nous nous rappelions que, comme dans toute révolution sociale, c’étaient les masses qui firent avancer ce processus, à tous ses stades. Tout comme ils ne veulent pas que nous nous rappelions les entraves significatives à la propriété privée, au pouvoir et aux privilèges de la classe dirigeante d’alors qui furent libérées par la révolution. La Révolution américaine était le premier « grand nettoyage » destiné à faire place nette au capitalisme, un processus qui sera plus tard complété et consolidé par la guerre de Sécession.
Aujourd’hui, le terrain a été préparé pour la troisième Révolution américaine — la révolution socialiste, qui libèrera l’humanité entière et qui transformera l’Histoire humaine à jamais.
Minneapolis, le 31 octobre 2011
Sources :
Herbert Aptheker, The American Revolution (1763-1783)
Gore Vidal, Inventing a Nation
Harry Braverman (sous le pseudonyme Harry Frankel), Sam Adams and the American Revolution
Gordon S. Wood, The Radicalism of the American Revolution
Alan Woods, Marxism and the USA
Leo Huberman, Man’s Worldly Goods
Harry Braverman, America Also Had A Revolution, a Review Article par J. Franklin Jameson dans The American Revolution Considered As A Social Movement
V.I. Lenin, Lettre aux ouvriers américains
Wikipedia
Imperialisme, Colonialisme et Question Nationale — de Jannick Hayoz — 17. 10. 2024
Mouvement ouvrier — de Martin Kohler, Bern — 10. 10. 2024