Aujourd’hui, pour le 101e anniversaire de la révolution russe, nous republions cet article d’Alan Woods, écrit pour la préface à L’Histoire de la révolution russe de Léon Trotsky, que les éditions britanniques Wellred ont republié en 2007.
La publication d’une nouvelle édition du chef d’œuvre de Trotsky est une excellente initiative. L’année 2007 marque le 90e anniversaire de la révolution d’Octobre – événement qui, pour les marxistes, est le plus important de toute l’histoire. Même ceux qui ne partagent pas ce point de vue, même les ennemis les plus implacables de la révolution russe et de toutes les aspirations qu’elle incarnait, même eux sont forcés de reconnaître qu’elle fut un événement d’une immense portée historique. Comme la Révolution française, la Réforme et les deux guerres mondiales, la révolution russe tombe dans la catégorie de ces événements pour lesquels il y a un « avant » et un « après ».
La révolution d’Octobre était une occurrence historique extraordinaire, sans précédent. Dans la préface de son Histoire de la révolution russe, Trotsky écrivait :
« Durant les deux premiers mois de 1917, la Russie était encore la monarchie des Romanov. Huit mois plus tard, les Bolcheviks tenaient déjà le gouvernail, eux que l’on ne connaissait guère au commencement de l’année et dont les dirigeants, au moment de leur accession au pouvoir, restaient inculpés de haute trahison. Dans l’histoire, on ne trouverait pas d’autre exemple d’un revirement aussi brusque, surtout si l’on se rappelle qu’il s’agit d’une nation de 150 millions d’âmes. Il est clair que les événements de 1917 – de quelque façon qu’on les considère – valent d’être étudiés ».
Ceux qui prétendent que la révolution bolchevique fut un coup d’Etat – c’est-à-dire l’acte d’une minorité non-représentative – doivent expliquer comment il est possible qu’une petite poignée de conspirateurs soit parvenue à forcer des millions d’hommes et de femmes à se mobiliser contre leurs intérêts. Ici, on quitte le domaine de la science pour entrer dans celui des conceptions mystiques qui voient dans l’histoire l’œuvre de « grands hommes », lesquels décideraient du cours des événements pour le pire et le meilleur. Certes, Lénine et Trotsky furent de grands révolutionnaires. Mais pourquoi les immenses qualités personnelles de ces révolutionnaires n’ont pas suffi pour renverser le tsarisme en 1905, ou encore en 1912 ?
Pour toute personne moyennement intelligente, il est clair que les théories qui voient dans l’histoire l’œuvre d’individus – bons ou mauvais – n’expliquent précisément rien. Le matérialisme historique ne nie aucunement le rôle des individus dans l’histoire. Il suffit de rappeler qu’à l’automne de 1917, sans Lénine et Trotsky, la révolution n’aurait jamais vaincu. Mais pour que Lénine et Trotsky puissent jouer un rôle décisif, il fallait d’abord qu’un ensemble de circonstances données aient été préparées par l’histoire. Il fallait que les travailleurs et les paysans de Russie vivent des événements titanesques qui les arrachent à la léthargie de l’habitude, des coutumes et des traditions, et les poussent sur la voie de la lutte. Il fallait qu’ils passent par l’école du réformisme, à partir de février 1917, et qu’ils en tirent les conclusions nécessaires, sur la base de leur expérience.
La possibilité de la révolution était déterminée par ces facteurs, qui ont créé un rapport de force entre les classes favorable au transfert du pouvoir à la classe ouvrière. Cependant, des conditions objectives tout aussi favorables ont existé avant et après la révolution russe, à de nombreuses reprises, sans pour autant mener à la transformation révolutionnaire de la société. La différence décisive, dans la Russie de 1917, fut la présence du facteur subjectif : le parti révolutionnaire et la direction.
Si le Parti Bolchevik n’avait pas existé, ou si, à la place de Lénine et Trotsky, il avait été dirigé par Staline, Kamenev et Zinoviev, il ne fait pas le moindre doute que la révolution d’Octobre n’aurait pas eu lieu. Et dans ce cas, nos historiens bourgeois et réformistes écriraient aujourd’hui des dizaines d’ouvrages sur l’impossibilité de réaliser une révolution socialiste dans la Russie tsariste arriérée. Ils ridiculiseraient, comme « utopistes », les idées de Lénine et Trotsky, en expliquant que la classe ouvrière était trop faible, trop ignorante, cependant que l’Etat tsariste était trop fort, son armée trop grande, sa police secrète trop efficace – et ainsi de suite. Oh oui, les réformistes ne manquent jamais d’arguments pour « démontrer » que la révolution est impossible.
Ces arguments, d’ailleurs, ne sont pas nouveaux. Tout au long de l’histoire, les réformistes et autres partisans du statu quo ont chanté la même chanson – et la chantent encore aujourd’hui. Ce sont des arguments contre la possibilité de la révolution en général. Pourtant, malgré toute la sagesse des réformistes, des révolutions ont eu lieu – et auront lieu à l’avenir.
Il est impossible de comprendre l’histoire contemporaine sans avoir étudié en profondeur la révolution russe et les grands évènements historiques qu’elle a engendrés. Personne d’intelligent ne peut ignorer ce fait. Mais c’est un fait très ennuyeux pour tous ceux qui défendent obstinément l’ordre établi, qui vouent au système capitaliste une dévotion toute religieuse, et qui prétendent que les rapports socio-économiques actuels ont toujours existé et, en conséquence, existeront toujours (d’où « la fin de l’histoire »).
Pour ces gens, la révolution en général est la source de tous les maux. Rien de bien ne peut en sortir, disent-ils. Et ils exposent triomphalement la chute de l’Union Soviétique comme la preuve suprême de leur théorie. Cependant, même une étude très superficielle de l’histoire réfute immédiatement cet argument. Les révolutions sont des événements rares, et il est facile de les présenter comme des aberrations, de simples écarts sur la voie d’un changement lent, graduel et pacifique. Ces écarts par rapport à la « norme » sont plus ou moins considérés comme l’est la folie face au comportement « normal ». De fait, pour ces philistins, les révolutions ne sont qu’une manifestation de la folie.
Il n’y a pas la moindre base scientifique dans la tentative d’établir une ligne de démarcation rigide entre évolution et révolution. L’histoire, tout comme l’évolution dans le règne animal, connaît de longues périodes de changement graduel (que les scientifiques appellent des « stases ») ; mais elle connaît aussi des périodes de transformation soudaine, lorsque le processus connaît une accélération extrême. Dans la nature, ces périodes sont caractérisées par une extinction d’espèces jusqu’alors prédominantes et par l’émergence d’autres espèces.
Des scientifiques ont longtemps rejeté ces vues. Mais les découvertes de la paléontologie moderne, qui sont essentiellement associées au nom de Stephen Jay Gould, ont définitivement établi que la ligne de l’évolution n’est pas une courbe montante, graduelle et ininterrompue, mais une ligne que brisent, par intervalles, des événements majeurs, telle l’explosion cambrienne. En outre, ces périodes d’accélération rapide jouent un rôle très important dans le développement des espèces. Sans ces périodes, notre espèce ne se serait jamais développée. La planète serait toujours dominée par des organismes mono-cellulaires – et toute discussion sur la signification de la révolution russe serait un peu hors sujet.
Les révolutions et les guerres ont déterminé l’histoire humaine d’une façon décisive. Elles découlent de l’existence de contradictions de classe insolubles, dans la société. Jusqu’alors, la société humaine ne s’est jamais développée de façon linéaire. Comme le remarquait Trotsky, elle n’est pas organisée comme une machine qu’un ingénieur peut réparer en changeant des pièces usées par des pièces neuves. Au contraire : des rapports de propriété, des lois, des structures étatiques, des morales et des religions peuvent subsister longtemps après avoir perdu toute nécessité historique.
Les hommes et les femmes peuvent tolérer cette situation longtemps. Les gens ne recourent pas aux révolutions facilement, mais seulement en dernier ressort. Lorsque les contradictions atteignent une acuité qui les rend intolérables, la société entre dans une phase semblable à ce que les physiciens, dans leur domaine, appellent un « état critique ». La quantité se transforme en qualité. Telle est l’essence d’une révolution. Pour s’arracher à toutes les contradictions accumulées, la société est obligée de recourir à des mesures révolutionnaires. Loin d’être des actes de folie, les révolutions sont des nécessités sans lesquelles le genre humain ne pourrait pas passer à un niveau supérieur de développement.
Ce fait, qu’atteste l’histoire des 10 000 dernières années, est parfaitement incompréhensible aux politiciens pacifistes, réformistes et autres avocats du statu quo. Ils considèrent la société actuelle, ses rapports économiques, sa morale et sa religion comme éternels et immuables. Ils passent sous silence le fait gênant, de leur point de vue, que le capitalisme est un phénomène historique relativement récent, et qui doit son existence à des révolutions et des événements violents de toutes sortes, à commencer par la Réforme, au XVIe siècle. Cette première tentative, de la part de la bourgeoisie, de défier le vieil ordre féodal, monarchiste et catholique, a débouché sur une série de guerres de religions sanglantes, qui ont dévasté de larges parties de l’Europe pendant tout un siècle.
De ce chaos sanglant émergea tout d’abord la République des Pays-Bas – la première nation capitaliste libre de l’histoire. La deuxième victoire décisive de la bourgeoise fut la révolution anglaise, au XVIIe siècle, au cours de laquelle Oliver Cromwell et ses camarades s’en prirent à la Monarchie par des moyens révolutionnaires, y compris en faisant tomber la tête d’un roi. Il est vrai que, plus tard, la bourgeoisie anglaise fut effrayée par les conséquences de ses propres actes, et invita le fils de Charles à revenir de France pour régner sur l’Angleterre – en collaboration avec le Parlement bourgeois. Le premier acte de Charles II fut de déterrer le cadavre de Cromwell et de le pendre.
Longtemps après, la bourgeoisie parla avec mépris de sa propre révolution comme de « La Grande Rébellion ». L’historien du XIXe siècle Thomas Carlyle écrivit qu’avant de pouvoir composer une biographie décente de Cromwell, il dut d’abord dégager son corps d’un tas de chiens crevés. De la même façon, lors du 200e anniversaire de la Grande Révolution française, la bourgeoisie française rendit aux Jacobins un « hommage » extrêmement mesquin et rancunier, présentant les événements de 1789-93 comme une période de chaos et de violence regrettables. Certains allèrent même jusqu’à affirmer que la France se serait mieux portée si Louis XVI et Marie-Antoinette étaient restés au pouvoir !
Si la bourgeoisie n’ose pas rendre hommage aux révolutions qui, il y a deux ou trois siècles, l’ont libérée du féodalisme, comment s’attendre à une attitude objective, de sa part, vis-à-vis des révolutions au cours desquelles la classe ouvrière a tenté de se libérer de la dictature du Capital ? Une fois arrivée au pouvoir, la bourgeoisie s’est convaincue que les révolutions sont toujours mauvaises. Elle paye une armée de scribes et de professeurs prostitués qui falsifient l’histoire et présentent toutes les révolutions sous un mauvais jour, et tous les révolutionnaires comme des monstres assoiffés de sang. La valeur scientifique des ces travaux est égale à zéro. Mais leur valeur politique, pour les banquiers et les capitalistes, est incalculable.
Dans la préface à son Histoire de la révolution russe, Trotsky pose la question fondamentale : qu’est-ce qu’une révolution ? Et il y répond de la façon suivante :
« Le trait le plus incontestable d’une révolution, c’est l’intervention directe des masses dans les événements historiques. D’ordinaire, l’Etat, monarchique ou démocratique, domine la nation, et l’histoire est faite par des spécialistes du métier : monarques, ministres, bureaucrates, parlementaires, journalistes. Mais aux tournants décisifs, quand un vieux régime devient intolérable pour les masses, celles-ci brisent les palissades qui les séparent de l’arène politique, renversent leurs représentants traditionnels, et, intervenant ainsi, créent une position de départ pour un nouveau régime. » Il continue : « L’histoire de la révolution est pour nous, avant tout, le récit d’une irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées ».
Voilà la réponse à tous ceux qui prétendent que les Bolcheviks étaient des ennemis de la démocratie. En vérité, la révolution d’Octobre fut la plus démocratique et la plus populaire de l’histoire. Des millions de travailleurs et de paysans se sont mobilisés pour la transformation révolutionnaire de la société, sous la direction du Parti Bolchevik. Et le régime qui a émergé d’Octobre fut le plus démocratique qui ait jamais existé.
Les ennemis de la révolution d’Octobre la décrivent comme un simple coup d’Etat, planifié et exécuté par les Bolcheviks derrière le dos des masses. Le livre de Trotsky prouve le contraire. Tout le travail des Bolcheviks, en particulier depuis l’arrivée de Lénine en Russie et la réorientation du parti, en avril, reposait sur la volonté de gagner les masses. Cela signifiait, avant tout, gagner une majorité dans les Soviets, où les Bolcheviks n’étaient au début qu’une petite minorité.
C’est un fait que lorsque les masses entrent dans la voie révolutionnaire, elles suivent d’abord la ligne de moindre résistance. Elles se tournent inévitablement vers les partis et les dirigeants les plus connus, lesquels sont en général réformistes ou centristes. Ceux-ci promettent aux masses un avenir radieux, à condition qu’elles sachent être patientes. Ils demandent aux masses de mettre de côté leurs revendications immédiates et d’attendre – les élections, l’Assemblée Constituante, la lourde machinerie parlementaire, les résultats d’interminables débats de casuistique juridique et « démocratique », etc. Mais les masses demandent une solution rapide à leurs problèmes les plus brûlants – et dans le cas de la Russie de 1917, une fin rapide de la guerre, du pain et des terres. Au lieu de quoi les réformistes leur offrent des discours, des discours et encore des discours.
A chaque étape de la révolution, les Bolcheviks s’appuyaient sur les masses. Lénine engagea une lutte acharnée contre les « ultra-gauche », qui avançaient le slogan « A bas le gouvernement provisoire ! » au moment où les masses avaient encore des illusions dans les dirigeants mencheviks et socialistes-révolutionnaires qui soutenaient le gouvernement provisoire. Lénine expliquait qu’avant que les Bolcheviks puissent conquérir le pouvoir, ils devaient d’abord « conquérir les masses ». Or cela ne pouvait être accompli que par la combinaison de l’expérience des masses et du travail patient des Bolcheviks, que Lénine résumait par son slogan : « Expliquer patiemment ! »
Il faut aux masses du temps et de l’expérience pour apprendre. La conscience humaine en général n’est pas progressiste, sans même parler d’être révolutionnaire. Elle est profondément conservatrice. Les hommes et les femmes s’accrochent normalement à ce qui leur est familier, bien connu, et résistent aux idées nouvelles et aux changements. Mais à certaines périodes, lorsque les formes sociales existantes deviennent un obstacle absolu au développement des forces productives, et que les vieilles idées, les vieilles traditions et la vieille morale entrent en conflit avec les besoins brûlants du peuple, la psychologie des masses peut connaître des transformations soudaines. Trotsky écrivait :
« Les rapides changements d’opinion et d’humeur des masses, en temps de révolution, proviennent, par conséquent, non de la souplesse et de la mobilité du psychisme humain, mais bien de son profond conservatisme. Les idées et les rapports sociaux restant chroniquement en retard sur les nouvelles circonstances objectives, jusqu’au moment où celles-ci s’abattent en cataclysme, il en résulte, en temps de révolution, des soubresauts d’idées et de passions que des cerveaux de policiers se représentent toute simplement comme l’œuvre de « démagogues » ».
Dans une révolution, les choses se changent en leur contraire. Comme le dit la Bible : « les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers ». On peut observer ce même phénomène dans n’importe quelle grève. Les travailleurs d’une entreprise donnée peuvent rester passifs pendant des années. A la surface, rien ne semble se passer, tout paraît calme – mais sous la surface, le mécontentement s’accumule et bouillonne. A un certain stade, un simple incident peut ouvrir les vannes du mécontentement, qui fait irruption sous la forme d’une grève. Et dans toute grève, on assiste à la transformation de la conscience des salariés. Des sections de travailleurs jusqu’alors particulièrement inertes entrent en action, et peuvent même passer par-dessus la tête des éléments plus politiquement conscients et organisés. Ce n’est pas par hasard que Lénine disait, en 1917, que les masses sont toujours 100 fois plus révolutionnaires que le parti le plus révolutionnaire.
En juillet 1917, les Bolcheviks avaient réussi à gagner la couche avancée des travailleurs et des marins de Petrograd. Il leur aurait été possible, alors, de prendre le pouvoir. Si Lénine et Trotsky avaient voulu réaliser un coup d’Etat, comme le prétendent les critiques bourgeois, ils en auraient eu la possibilité à ce moment. La grande majorité des travailleurs et des marins de Petrograd voulait prendre le pouvoir. Ils fulminaient d’impatience. Mais Lénine et Trotsky s’efforcèrent de les retenir. Pourquoi ? Parce qu’ils comprenaient qu’il leur fallait encore gagner une majorité décisive des travailleurs et des soldats, dont beaucoup, à travers le pays, n’avaient pas encore pleinement compris le rôle joué par les dirigeants réformistes.
Il n’y a rien de pire que de couper l’avant-garde des masses sur la base d’un sentiment de frustration et d’impatience temporaire. Certes, les Bolcheviks auraient pu prendre le pouvoir, dès juillet, à Petrograd. Mais les forces contre-révolutionnaires auraient soulevé, contre Petrograd, les provinces les plus arriérées et les soldats du front – et l’auraient écrasée. La révolution russe serait entrée, dans les annales de l’histoire, comme une défaite héroïque de plus, à l’instar de la Commune de Paris.
Trotsky explique dans le détail quelle fut la tactique audacieuse qui permit aux Bolcheviks de gagner les masses. Lorsque, fin août, le général Kornilov tenta de renverser le Gouvernement Provisoire pour installer une dictature militaire, les Bolcheviks n’hésitèrent pas à proposer un front unique aux dirigeants réformistes de l’Exécutif des Soviets, malgré le fait que ces mêmes dirigeants réformistes s’étaient entendu avec Kerensky pour écraser les Bolcheviks et arrêter leurs leaders. Plus que toute autre chose, cette tactique permit aux Bolcheviks de gagner les masses et de les convaincre qu’ils étaient les défenseurs les plus résolus de la révolution.
La question d’un coup d’Etat ne se posa pas, car Lénine et Trotsky étaient des marxistes, et non des aventuriers gauchistes. Il ne songèrent pas à prendre le pouvoir avant d’être sûrs d’avoir gagné le soutien de la grande majorité des travailleurs et des soldats. Ils s’assurèrent d’une majorité décisive au Congrès des Soviets – l’organe le plus représentatif et le plus démocratique du pouvoir populaire dans toute la Russie. C’est seulement alors qu’ils prirent le pouvoir – sur la base du soutien enthousiaste des masses. Et c’est précisément pour cette raison que la conquête effective du pouvoir fut une affaire très pacifique. Au moment de vérité, personne n’était prêt à se battre et mourir pour le Gouvernement Provisoire. Mais c’était le résultat de neuf mois de travail patient, d’agitation et de propagande du parti Bolchevik, sous la direction de Lénine et Trotsky.
Au cours des 16 années qui nous séparent de la chute de l’URSS, un nouveau genre littéraire est né, dans le domaine de l’histoire. Mieux qu’un genre, il s’agit de toute une industrie – et une industrie assurant des taux de profit très satisfaisants. Chaque année, de grosses quantités de livres et d’articles inondent le marché, chacun proposant sa « révélation inédite et stupéfiante » au sujet de Lénine, Trotsky et des Bolcheviks. L’objectif de cette nouvelle ligne de production est assez clair. Il ne s’agit pas du tout de servir la vérité historique ou de développer la recherche scientifique. Le but en est simplement de noircir le nom des dirigeants de la révolution russe, de les couvrir de boue.
Quiconque étudie sérieusement l’histoire du Bolchevisme et de la révolution russe peut facilement réfuter ces fables enfantines. Mais lorsqu’on répète suffisamment une fable, elle finit par imprégner la conscience collective. Et toute bonne fable a sa morale, à la fin. Ici, la morale qu’on nous invite à méditer est assez claire : ne cherchez pas à changer la société, car les révolutions se soldent toujours par des catastrophes. Par conséquent, contentez-vous de ce que vous avez : tout le reste ne peut être que bien pire.
La révolution d’Octobre était-elle justifiée ? La chute de l’URSS semblerait prouver le contraire. Il existe aujourd’hui une campagne frénétique pour discréditer les idées du socialisme et « prouver » que la révolution russe était une gigantesque aberration, une erreur historique qu’on aurait mieux fait d’éviter. Mais premièrement, ce qui a échoué en Union Soviétique n’était pas le socialisme tel que le comprenaient Marx, Engels, Lénine et Trotsky, mais une monstrueuse caricature bureaucratique et totalitaire du socialisme. Deuxièmement, l’argument selon lequel Octobre n’a rien apporté est très évidemment faux.
La révolution russe fut un acte extraordinaire d’émancipation sociale. Elle mit un terme à des milliers d’années d’oppression tsariste. Elle a éveillé les masses à la vie politique, inspiré toute une génération. Les idéaux démocratiques et socialistes de la révolution d’Octobre n’inspirèrent pas seulement les masses exploitées et opprimées, mais également les meilleurs artistes et intellectuels, qui se rallièrent irrésistiblement à la cause de la révolution. Aujourd’hui, alors que le cynisme est tellement à la mode, alors que la simple idée de construire un monde meilleur suscite les sourires moqueurs des pharisiens et des renégats, il est difficile d’imaginer l’esprit de libération auquel la révolution russe a donné jour.
Malgré toutes les horreurs du Stalinisme, la révolution d’Octobre a démontré, dans la pratique, la supériorité de l’économie planifiée. Elle a montré qu’il était possible de développer l’économie d’un immense pays sans propriétaires terriens, sans banquiers et sans capitalistes. Comme l’écrivait Trotsky, la révolution a prouvé la supériorité de l’économie planifiée, non dans le langage du Capital de Marx, mais dans le langage du ciment, de l’acier, du charbon et de l’électricité. Grâce aux avantages colossaux de l’économie nationalisée et planifiée, l’URSS a fait des progrès remarquables en matière d’éducation, de science, d’art et de culture. Ce pays où, jusqu’à la révolution, l’analphabétisme frappait de larges sections de la population, a connu une révolution culturelle inédite dans l’histoire.
Malgré tous les dommages que la corruption et l’inefficacité de la bureaucratie ont infligés à l’économie soviétique, l’URSS est devenue, au cours de ses dernières décennies, une économie moderne et hautement développée. Elle comptait davantage de scientifiques et de techniciens que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l’Allemagne réunis. Et il s’agissait de bons scientifiques, comme l’ont prouvé les succès du programme spatial soviétique. Même la CIA était obligée de reconnaître que, dans ce domaine, l’URSS avait 10 ans d’avance sur les Etats-Unis.
Mais si l’URSS était si développée, pourquoi s’est-elle effondrée ? Trotsky a donné la réponse à cette question dès 1936, dans l’une des œuvres majeures de la théorie marxiste : La révolution trahie. Dans ce livre, Trotsky explique qu’une économie nationalisée et planifiée a besoin de démocratie comme le corps humain a besoin d’oxygène. Par « démocratie », il n’entendait pas la misérable démocratie bourgeoise, qui n’est qu’une feuille de vigne cachant la dictature des grandes banques et des monopoles – mais une authentique démocratie ouvrière, dans laquelle les masses exercent un contrôle direct sur l’industrie, la société et l’Etat, à travers des organes démocratiquement élus (soviets) et révocables à tout moment.
L’isolement de la révolution russe dans des conditions d’arriération économique et culturelle extrême fut le terrain sur lequel la bureaucratie se développa. Elle poussa graduellement les travailleurs hors des soviets et concentra tout le pouvoir entre ses mains. Sous le règne de Staline, toutes les conquêtes politiques de la révolution d’Octobre furent éliminées. La bureaucratie se transforma en une caste dirigeante s’élevant au-dessus de la classe ouvrière et gouvernant en son nom.
Comme toute autre caste ou classe dirigeante dans l’histoire, la bureaucratie utilisa l’Etat pour défendre son pouvoir et ses privilèges. Tous les éléments de démocratie ouvrière furent impitoyablement liquidés et remplacés par une répugnante dictature totalitaire. Cette bureaucratie vorace a fini par miner et détruire l’économie planifiée, jusqu’à la restauration du capitalisme sur la terre d’Octobre. Aujourd’hui, les anciens dirigeants du PCUS, qui parlaient de « socialisme » et de « communisme », chantent les louanges de l’économie de marché. Et pour cause : ils ont pillé l’Etat et se sont transformés en propriétaires des grandes compagnies privées.
Ce qu’ils ne peuvent pas expliquer, c’est comment une nation qui, en 1917, était plus arriérée que le Pakistan actuel, est rapidement parvenue au rang de deuxième puissance mondiale ; comment l’URSS a pu battre militairement l’Allemagne de Hitler, qui avait derrière elle toutes les ressources de l’Europe ; et comment, après la guerre, elle a réussi, sans l’aide d’un Plan Marshall, à reconstruire un pays qui avait perdu 27 millions d’hommes – soit plus que tous les autres pays réunis.
Et qu’est-ce que ces admirateurs du capitalisme ont à dire au sujet de la Russie actuelle ? La restauration du capitalisme n’a pas apporté le moindre progrès aux peuples de l’ex-URSS. A l’inverse, comme le prédisait Trotsky, elle a provoqué un déclin sans précédant des forces productives et de la culture. Ses conséquences dans les domaines de la science, de l’art, de la musique et de la culture furent catastrophiques.
La restauration du capitalisme a plongé l’immense majorité de la population dans la misère. Elle a fait ressurgir tous les fléaux les plus rebutants de la Russie pré-révolutionnaire : l’ignorance, la superstition, l’Eglise orthodoxe, la prostitution, la pornographie, l’anti-sémitisme et le fascisme « Cent Noirs ». Du fait de l’effondrement des services de santé publique, les maladies, l’alcoolisme, la toxicomanie et le Sida se sont développés à un rythme sans précédant.
A la place du régime monstrueux et corrompu de la bureaucratie stalinienne, nous avons désormais le régime encore plus monstrueux et corrompu de Poutine. Les pharisiens bourgeois de l’Occident ont beau s’en plaindre, ils ont travaillé dur à la restauration du capitalisme en Russie. Grâce à l’aide précieuse et déterminante de la bureaucratie, ils ont eu ce qu’ils voulaient. Ils ont beau jeu de dire, à présent : « nous ne voulions pas ce genre de capitalisme, nous voulions autre chose », car c’est le seul type de capitalisme auquel le peuple russe aura droit.
Les vastes réserves de pétrole et de gaz, en Russie, et l’actuelle demande en matières premières, sur le marché mondial, ont donné au régime de Poutine un semblant de stabilité temporaire. Mais sous la surface, un énorme mécontentement est en train de s’accumuler. Les conditions d’une série d’explosions sociales sont en train de se développer.
S’il existait aujourd’hui, en Russie, un Parti Bolchevik de type authentiquement léniniste – n’eut-il que 8000 membres, comme en mars 1917 –, la crise du régime pourrait rapidement déboucher sur le renversement de la bourgeoisie russe et le retour à un régime de démocratie soviétique, et ce à un niveau bien plus élevé qu’en 1917. Mais des décennies de totalitarisme stalinien ont presque complètement détruit l’héritage de Lénine. Le PCFR n’a plus de communiste que le nom. Il est organiquement incapable de constituer une direction révolutionnaire.
La nouvelle génération de travailleurs russes aura besoin de temps pour rassembler ses forces et redécouvrir la voie de la révolution socialiste. Cela ne sera possible qu’en renouant avec les idées, le programme et les traditions du bolchevisme-léninisme. Ils redécouvriront les idées profondes et justes de Lénine, mais aussi de son fidèle camarade de combat, l’infatigable défenseur des idéaux d’Octobre, le grand marxiste, révolutionnaire et martyr de la classe ouvrière – Lev Davidovich Trotsky.
Europe — de Emanuel Tomaselli, ICR Autriche — 16. 11. 2024
Amérique du nord — de la rédaction — 13. 11. 2024
Europe — de Jack Halinski-Fitzpatrick, marxist.com — 11. 11. 2024