La loi sur le renseignement (LRens) est la loi qui régule les activités du service fédéral de renseignement, soit – comme l’armée ou la police – un instrument de sécurité. Celui-ci a la tâche de participer au maintien de la sécurité de la Suisse en récoltant et transmettant des informations. La nouveauté introduite par la LRens la plus discutée est la possibilité de surveiller non seulement les espaces publics, mais également les espaces privés. Concrètement, elle permettra au service de surveillance entre autre de mettre des appartements sur écoute, utiliser des appareils de localisation, s’introduire dans des systèmes virtuels ou perquisitionner des locaux privés.
Une surveillance potentiellement illimitée
Selon les principes d’un Etat de droit, chaque action étatique devrait se baser sur une loi. C’est assez logique, il faut qu’une loi soit suffisamment précise pour être compréhensible et prévisible en ce qui concerne ses effets.
Or, il n’en est pas de même pour la LRens. Les articles qui déterminent dans quelles situations et sous quelles circonstances le service de surveillance peut devenir actif se basent sur des termes qui ne sont pas définis. Voici quelques exemples :
Le service secret doit chercher des informations en cas de menace de « terrorisme ». Or, cette notion n’est juridiquement pas définie, ni dans le droit national ni international. La même affirmation peut être faite pour le terme d’« extrémisme violent ». Un autre exemple est le déclenchement de la procédure de surveillance pour « assurer la capacité d’action de la Suisse ».
La cerise sur le gâteau qu’est l’article 3 de la loi contient des termes tels que « protéger la place industrielle, économique et financière ». Avec cet article, la LRens s’ouvre à de tout nouveaux champs d’application. De plus, le législateur affirme clairement vouloir utiliser le service de surveillance pour des intérêts qui ne sont pas ou très peu en lien avec la sécurité de la population suisse.
On peut donc constater que les possibilités de surveillance dans le cadre de la LRens sont potentiellement illimitées ; En revanche, les cibles ont depuis toujours clairement été identifiées par l’Etat fouineur. L’analyse de l’histoire du service secret démontrera que la surveillance constitue un outil de répression politique. Son objectif global est d’assurer le maintien du système actuel en écartant les personnes qui en sont critiques.
Anarchistes, ouvriers organisés et fonctionnaires extrémistes
L’histoire du service secret suisse commence à la fin du XIXe siècle. A cette époque, la Suisse était un véritable refuge pour toutes sortes de révolutionnaires européens, notamment des anarchistes, des socialistes ou des républicains radicaux. Les pressions du Reichskanzler Bismarck, qui se dérangeait des anarchistes allemands en Suisse, ainsi que le début du mouvement ouvrier en Suisse étaient trop contraignants pour la bourgeoisie politique suisse : on assiste à la création du Ministère public de la Confédération, d’une police fédérale et du service secret.
Un des premiers rapports sur leurs activités date de 1905 : « Les personnes, qu’on appelle des anarchistes, devraient être surveillées. Il s’agit notamment d’évènements où l’on discute des grèves et du chômage, la fête du premier mai ou des réunions d’ouvriers organisés ».
A la suite de la grève générale, dans les années 20 et 30, deux projets de loi pour l’extension de la surveillance étatique sont rejetés par l’électorat. Pourtant, pendant la Seconde Guerre mondiale sous le régime des pleins pouvoirs, le Conseil fédéral adoptait par voie d’urgence une grande majorité des mesures qui ont été refusées dans les années 30.
Malgré le principe de neutralité politique, le parti communiste est interdit en 1940 tandis que le parti nazi suisse n’est banni qu’après la mort de Hitler.
Dans les années 50, dans ce contexte de guerre froide, on assiste à une véritable explosion de lois de surveillance : adoption de la loi pour la protection de l’Etat et un arrêt sur des fonctionnaires « extrémistes » : 400 fonctionnaires sont licenciés pour soupçon de communisme.
La collaboration internationale entre les services secrets
Pendant la guerre d’indépendance algérienne, beaucoup de réfugiés politiques algériens étaient accueillis de manière privée par une vague de solidarité des milieux de gauche ou pacifistes. Cette réunion entre révolutionnaires étrangers et opposition suisse n’était pas acceptable pour l’Etat. Le 12 juillet 1956 à 6h du matin, la police fait dans tout le pays une razzia contre ces refuges privés. Il est évident que les informations provenaient du service secret renforcé. Les similarités avec les incidents récents en Suisse sont flagrantes. Notamment avec les évènements autour du mouvement NoBunkers à Genève ou l’enlèvement des réfugiés logés dans une église à Bâle en avril passé.
Parallèlement, le service secret suisse surveillait les leaders du Front de la libération nationale algérienne qui se rencontraient en Suisse. Les informations récoltées étaient illégalement transmises aux services secrets français. Ces personnes ont pu être arrêtées grâce à ces informations lors de leur retour en Algérie. Certains d’entre eux ont été finalement torturés à mort.
En temps de crise
Dans les années 70, la situation sécuritaire était similaire à celle d’aujourd’hui. Crise économique profonde, mouvements sociaux, répression, mais aussi terrorisme international. En conséquence, deux grands projets de loi ont ainsi été adoptés, mais finalement rejetés par l’électorat. Néanmoins, le vote n’empêchait pas – comme déjà en 1934 – l’Etat de prendre les mesures envisagées. Ainsi, il glissait ces modifications dans une réforme partielle du code pénal en 1981.
Les fiches des années 70 et 80 ainsi que les activités policières démontraient les personnes visées : le service secret réfléchissait à intervenir militairement contre les militants anti-nucléaires, surveillait à grande échelle le nouveau mouvement féministe. Des postes dans l’administration ont été refusés à des personnes ayant participé au printemps de 68 et les protestations de la jeunesse pour plus d’espaces libres ont été publiquement assimilées au terrorisme.
Ainsi, la diversification de l’opposition politique entrainait quasi directement une diversification de l’activité du service secret. En d’autres termes : le service secret adapte ses activités selon les circonstances politiques.
Dilettantisme systématique
Mais pourquoi disposons-nous de toutes ces informations alors qu’il s’agit de notre service « secret » ? La grande majorité a été révélée par le fameux scandale des fiches de 1989. Une commission parlementaire découvrait que le service secret avait à ce moment enregistré 900’000 personnes. En chiffres relatifs, c’est encore plus impressionnant : 15% des Suisses et même 30% des étrangers en Suisse ont été surveillés. A cela s’ajoutent 100’000 organisations et évènements.
Pourtant, l’immense ampleur du scandale démontre principalement le dilettantisme du service secret. Le cas Ammann est exemplaire, surveillé puisqu’il vendait des appareils à épiler à une employée de l’ambassade soviétique à Berne…
Il demeure très important de contrer la vision majoritaire du scandale des fiches d’une dérivée unique de l’appareil policier. La découverte de 200’000 nouvelles fiches en 2010 en est la preuve. La surveillance est systématique. Mais à qui profite-t-elle ?
Le caractère de classe de l’Etat bourgeois
Pour Rosa Luxembourg, la géniale directrice du parti social-démocrate allemand au début du xxe siècle, la répression étatique a un objectif principal pour la classe dominante : « elle lui est utile pour assurer sa domination de classe sur le peuple ouvrier, tous intérêts qui n’ont, en soi, rien en commun avec le progrès du capitalisme. »
Dans un contexte de crise profonde, les attaques envers les masses et la jeunesse sont plus frontales, les intérêts des classes se confrontent davantage : mesures d’austérité partout, dans la santé, dans l’éducation, dans les prestations sociales. A cela s’ajoutent les licenciements de masse et la sous-enchère salariale. Ceux qui s’opposent deviennent des cibles. L’exemple récent de la France démontre clairement où se situent les véritables intérêts : Pendant les trois premiers mois de l’Etat d’urgence, 3200 perquisitions à domiciles ont été effectuées… dont 2 pour soupçon de terrorisme.
En cas de crise, la mise en œuvre de réformes réactionnaires est une question de survie pour l’économie. Elle doit être mise en marche coûte que coûte. C’est pourquoi Friedrich Engels définit l’Etat comme étant une « bande d’hommes armés ». Il est ainsi peu étonnant que la LRens soit proposée dans un contexte de crise économique historiquement profonde.
Toutefois, les activités du service secret peuvent entrainer des conséquences très concrètes au niveau individuel. La mort des militants décolonialistes algériens est l’exemple le plus violent, l’interdiction professionnelle peut-être celui qui pour nous est le plus tangible. En maint domaine de formation, l’administration constitue le débouché principal. La mise à l’écart des candidats qui remettent en question le système en général est donc un danger réel pour beaucoup de personnes critiques.
Il faut également dénoncer le raisonnement linéaire qui précède la répression. Suivant une logique mécanique, c’est-à-dire une causalité simpliste, une action nécessite une réaction. Protestation de la jeunesse – répression, attaques terroristes – surveillance de masse. Pourtant, Luxembourg remarquait les limites de ce comportement : « Le caractère de classe de l’Etat l’oblige toujours plus à accentuer son activité coercitive dans des domaines qui ne servent que le caractère de classe de la bourgeoisie et n’ont pour la société qu’une importance négative. »
Le référendum contre la LRens en septembre était une expression de cette contradiction entre opposition et répression. C’est frappant : une loi qui est censée renforcer la sécurité de la population réduit au même moment les possibilités de lutter pour la défense des conditions de vie des masses. Comment alors la combattre ?
Vu que la surveillance étatique se passe de manière secrète, une opposition à celle-ci par voie parlementaire et des moyens juridiques comme un référendum ne constituent pas une solution finale. En d’autres termes, nous ne pouvons pas contrôler ou limiter la surveillance. Il faut donc s’opposer de manière fondamentale à toute activité secrète de l’Etat et ainsi revendiquer l’abolition complète du service secret. Pourtant, comme celui-ci a une utilité concrète, la lutte contre la surveillance étatique ne peut passer qu’à travers une lutte conséquente contre l’Etat bourgeois et son système en entier.
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