Beaucoup plus qu’un moyen de divertissement, le cinéma a trouvé son pouvoir au milieu des révoltes de Mai 68. Du contenu à la pratique, aux cadres de diffusion, comment se distingue le cinéma militant? Comment est-il devenu une arme révolutionnaire?

Le phénomène de Mai 68, aussi étendu que cataclysmique, n’est pas arrivé par hasard. Les trente glorieuses arrivaient à leur fin, une période pendant laquelle le mode de production capitaliste avait envahi tous les aspects de la vie en Occident. Les rapports personnels, artistiques, émotionnels, collectifs, scientifiques étaient tous définis par une hiérarchisation et un utilitarisme économique qui donnait une valeur monétaire à chaque élément de la vie humaine. Dans ces circonstances, le cinéma, un des moyens artistiques les plus capitalisés et des plus abusés depuis son invention, cherchait son rôle dans le monde.

2 Mai à Genève – Cinéma Militant de Mai 68
2 Mai, 20h30, Cinéma Spoutnik – Usine Genève

Séance en collaboration avec le cinéma Spoutnik

Deux films proposés par l’Étincelle en collaboration avec le Spoutnik Le lendemain du 1er mai, nous vous invitons à une projection de deux films qui montrent le rôle de la caméra dans les luttes ouvrières pendant et après les événements de Mai 68 et en particulier la lutte de deux travailleuses dans les Usines de Saint-Ouen et Besançon.

La reprise du travail aux Usines Wonder
France, 1968, 10’, NB, vofr

Dans “La reprise du travail aux usines Wonder”, une travailleuse refuse de rentrer dans l’usine après que la décision de reprendre le travail vient d’être votée. Le film est réalisé par un groupe d’étudiant-e-s en grève de l’Institut des hautes études cinématographiques à Paris et exprime les conflits à l’interne d’une longue lutte.

Classe de Lutte
1969, 37’, NB, vofr

“Classe de Lutte” est le premier film réalisé par le Groupe Medvedkine de Besançon, une expérience sociale, militante et cinématographique menée par des cinéastes et techniciens du cinéma militant en association avec des militants ouvriers de la région de Besançon et de Sochaux entre 1967 et 1974. “Classe de Lutte” montre la création d’une section syndicale CGT dans une usine d’horlogerie et les enjeux politiques de genre quand les femmes de l’usine se mobilisent face aux dirigeants syndicaux et le patronat. On rencontre Suzanne Zedet qui raconte son expérience et les représailles qu’elle-même et ses camarades de lutte ont subi – du licenciement au déclassement – suite à leur organisation et adhésion syndicale.

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Plus d’infos:
Événement FacebookPage du Spoutnik

Le cinéma de Mai 68 a trouvé dans son action politique une nouvelle essence et une nouvelle existence. Depuis les années 50 le cinéma français avait commencé à pousser les murs des studios cinématographiques pour partir dans la rue. La Nouvelle Vague qui apparait suite à la libération de la France est un cinéma qui veut montrer la réalité et le progrès de la société. Ce mouvement est mené par les critiques devenus cinéastes des “Cahiers du Cinéma” tels que Eric Rohmer, François Truffaut, et Jean Luc Godard, des jeunes intellectuels qui observent et critiquent la rupture croissante entre la réalité et sa représentation sur l’écran. C’est un film témoin d’une époque particulière d’une France qui cherchait une nouvelle identité au milieu des bouleversements politiques, sociaux et culturels de l’après-guerre. De ces tendances émerge le cinéma militant qui dépasse le témoignage pour entrer en action. Quand la société se révolte, ces événements se concrétisent sur les écrans, dans les films qui rejettent tout artifice et imposition esthétique pour exposer la vérité. Ce nouveau cinéma ne sort pas des traditions cinématographiques, il se créa dans la pratique. Il est né de la même façon que la Nouvelle Vague, par nécessité. Cinéastes, syndicalistes, techniciens, intellectuels communistes, tout le monde a joué sa part dans la création de ce nouveau genre de cinéma.

Redéfinition du processus cinématographique


Le cinéma politique a souvent été utilisé comme outil propagandiste. Mais ce qui distingue ce cinéma militant, c’est que la caméra ne visait pas les dirigeants ou les hauts fonctionnaires mais les ouvriers, les étudiants, les femmes, les migrants. Ces films ont permis d’encadrer les histoires de la société invisible. Ils ont permis aussi à ces individus de ne pas être seulement les sujets des films, mais aussi être collaborateurs-trices dans leurs créations. Les films militants contiennent en eux les mêmes questions sociales qu’ils représentent. Ils questionnent la hiérarchisation de la société, l’oppression des travailleurs et des prolétaires, la domination totale des capitalistes, que ce soit dans l’usine ou l’espace public. A travers le cinéma militant, les revendications sont exprimées, les rues des villes sont réappropriées et les luttes prennent une nouvelle dimension.

Images du film et du tournage de « Classe de Lutte »

Cette nouvelle façon d’aborder la réalisation des films a remis en question le rôle de chaque travailleur cinématographique. Le but n’était plus de créer des films politiques mais de créer politiquement des films. Les artistes et techniciens du cinéma militants français fréquentaient aussi des cercles politiques de l’extrême gauche. Beaucoup d’entre eux possédaient une formation théorique qui les mena à remettre en question leur processus professionnel et leurs objectifs. De là, une grande partie du matériel filmé durant les grèves, assemblées générales et manifestations a été collecté par les  ouvriers en lutte eux-mêmes. Les réalisateurs et techniciens travaillent donc différemment puisque l’objectif de ces films n’était plus la reconnaissance individuelle mais le message et le médium. Durant le printemps de 68, plusieurs centaines de ciné-tracts anonymes furent diffusés dans les milieux de luttes.

Un cinéma anonyme et collectivisé
On pourrait marquer le début de ce genre avec « A bientôt j’espère » du cinéaste Chris Marker. Il fut invité en mars 1967 par le comité de grève de l’usine Rhodiaceta à Besançon pour projeter des

La grève à la Rhodiaceta de Lyon précède Mai 68

films durant l’occupation. Marker profita du voyage pour faire un film sur la lutte avec les réalisateurs Mario Marret et Bruno Muel. C’était la première fois qu’une grève ouvrière recevait une telle visibilité, et plus particulièrement que les témoignages des ouvriers parlaient de leurs conditions sociales aussi bien que professionnelles. Marker nous fait connaître les pensées des ouvriers et ouvrières par rapport à la culture, la religion, les syndicats et leurs motivations pour continuer à se manifester. On écoute et on voit un couple prolétaire raconter la lourde fatigue de leur vie quotidienne. Les revendications ne recherchent pas que des hausses salariales, mais aussi des meilleures conditions de vie.

Le film est  diffusé de manière controversée en avril 1968. Les ouvriers de la Rhodiaceta critiquent l’idéalisation de la grève dans le montage de Marker. Dans sa vision romantisée des événements, l’action militante quotidienne se perd. La discussion avec les réalisateurs mène à la conclusion que « le véritable cinéma prolétarien ne peut être l’œuvre que des prolétaires eux-mêmes ». Ceci marque le changement d’un cinéma engagé sur la classe ouvrière à un cinéma ouvrier militant.

A partir de ce film, plusieurs artistes, techniciens et cinéastes sont partis à Besançon pour suivre les événements. D’autres sont partis à Nanterre pour capturer la grève de l’usine de Citroën, ou à Sochaux-Montbéliard où les ouvriers de l’usine de Peugeot se sont fait matraquer. Mais les révoltes n’avaient pas lieu uniquement dans les usines. Dans “Droit à la parole” du collectif ARC (Atelier de Recherche Cinématographique), le cadre principal se trouve être l’université de la Sorbonne, où les étudiants occupent le bâtiment et discutent avec les travailleurs sur leurs causes communes. Ainsi plusieurs collectifs se formèrent, avec des théories politiques différentes, mais un même esprit révolutionnaire.

Aujourd’hui comme en 68, le cinéma militant est subordonné au documentaire. Le genre n’a plus la puissance d’auparavant. Pourtant les nouvelles technologies permettent à presque n’importe qui d’aller dans les usines, les universités, les manifestations, les camps des migrants et dans les mouvements de lutte et d’enregistrer la vérité de la vie de tous les dominés. Pour les nouvelles générations de cinéastes et de militants l’héritage du cinéma de Mai 1968 ne peut pas être oublié. Dans l’ère de YouTube, des vidéos live et des réseaux sociaux, les nouveaux outils sont accessibles à toutes et à tous pour créer le cinéma militant du XXI siècle.

 

Juana de la Serna
ASEMA – Genève

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