Le destin posthume du dirigeant communiste Antonio Gramsci (1891-1937) est un cas flagrant d’embaumement de la pensée politique d’un marxiste révolutionnaire. Très rares sont ceux qui le critiquent, y compris parmi les réformistes les plus acharnés. En Italie, à partir de la Deuxième Guerre mondiale, la bureaucratie stalinienne du Parti Communiste Italien (PCI) a utilisé Gramsci pour justifier chaque tournant à droite de sa politique, y compris le « Compromis historique », c’est-à-dire l’alliance du PCI avec la Démocratie Chrétienne, prônée à l’apogée de la lutte des classes des années 1970.
Plus récemment, la déformation du concept gramscien d’« hégémonie » a permis aux politologues Ernesto Laclau et Chantal Mouffe de théoriser leur « populisme de gauche » – qui est embrassé, entre autres, par des dirigeants de Podemos (en Espagne) et de la France insoumise.
Le débat autour des Cahiers de Prison de Gramsci est la clé pour comprendre qu’il n’ait jamais été renié par des intellectuels de gauche qui, dans le même temps, ne cessent d’attaquer le marxisme révolutionnaire (et en particulier Lénine). Mais avant d’aborder cette question, il est nécessaire de retracer la trajectoire de Gramsci avant son emprisonnement par le régime fasciste de Mussolini, en 1926. Les « gramsciens » d’aujourd’hui se gardent bien de le faire.
Etudiant en Lettres à Turin, Gramsci adhère en 1913 au Parti Socialiste Italien (PSI). Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, le PSI ne sombre pas dans l’Union Sacrée, bien que sa stratégie – « ni adhérer » à la guerre, « ni la saboter » – soit vacillante, en quête d’un moyen terme entre les réformistes et les révolutionnaires.
La révolution d’Octobre 1917 et la fin de la guerre débouchent, en Italie, sur une vague de grèves et d’occupation de terres et d’usines. C’est le Biennio Rosso de 1919-20. Le PSI décuple ses effectifs militants. Le syndicat socialiste, la CGIL, atteint les deux millions de membres.
Gramsci et son groupe de Turin sont au cœur de la bataille. Ils publient l’hebdomadaire L’Ordine Nuovo (ON). Ce journal traduit dans la situation italienne le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets », qui avait couronné la stratégie bolchevique en Russie. En septembre 1920, les militants de l’ON défendent et organisent l’occupation des usines, dont celles de la FIAT, qui dure trois semaines. Ils deviennent aussi les théoriciens de la gestion ouvrière : d’après Gramsci, les conseils d’usine, surgis spontanément des luttes, doivent se coordonner et devenir les organes du pouvoir ouvrier, aussi bien dans le contrôle de la production que dans l’organisation de la nouvelle société.
Gramsci conditionne la victoire du processus révolutionnaire à la réalisation de deux tâches : 1) le développement d’organes de lutte qui concentrent la masse des travailleurs ; 2) la formation, au sein du PSI, d’une direction communiste qui rompe avec toutes les tendances réformistes et « centristes » (oscillant entre réformisme et révolution). En janvier 1921, Gramsci et son groupe participent activement à la scission du PSI, qui donne naissance au Parti Communiste d’Italie (PCdI). 58 000 militants du PSI et la totalité de sa jeunesse adhèrent au nouveau parti, reconnu comme section officielle par l’Internationale Communiste (IC).
La même année 1921, dans son rapport sur la situation mondiale au IIIe Congrès de l’IC, Léon Trotsky trace la perspective d’une phase temporaire de reflux de la vague révolutionnaire et souligne la nécessité de conquérir la majorité des travailleurs, avant tout grâce à la tactique du « front unique ». Il s’agit de combiner la propagande communiste générale et l’unité d’action avec les organisations réformistes, sur des objectifs partiels (contre le chômage et la vie chère, etc.). L’IC explique que le front unique est indispensable face aux assauts armés des fascistes contre les organisations ouvrières (syndicats, coopératives, partis, municipalités socialistes). Mais le PCdI refuse d’appliquer cette politique, sous l’influence de son fondateur, Amadeo Bordiga.
Entre 1922 et 1924, Gramsci est envoyé à l’étranger pour participer aux instances internationales de l’IC. A cette occasion, grâce à ses discussions avec les dirigeants de l’IC, dont Trotsky, il prend la mesure des erreurs ultra-gauchistes du PCdI (abstentionnisme électoral par principe, refus du front unique) et décide d’engager une lutte fractionnelle contre Bordiga. Cette lutte est couronnée d’un succès total au Congrès (clandestin) du PCdI à Lyon, en 1926.
Mais les années 1925 et 1926 sont aussi marquées par un développement de la bureaucratisation de l’IC, sous la houlette de Zinoviev. En URSS, la lutte fait rage entre l’opposition de gauche, dirigée par Trotsky, et la troïka Staline-Zinoviev-Kamenev. Dans le PCdI, la fraction majoritaire de Gramsci cherche d’abord à se tenir au-dessus de la mêlée. Mais Gramsci finit par accepter les thèses de la troïka, puis de Staline, à la fin de l’année 1926.
Ainsi, au Congrès de Lyon, la position de Gramsci l’emporte. Mais ses thèses politiques sont surtout le reflet de la phase révolutionnaire précédente de l’IC. Au fond, elles affirment que : a) la nature de la révolution à venir en Italie est socialiste, et ses forces motrices sont la classe ouvrière, les salariés agricoles et les paysans ; b) la transformation sociale est un processus qui nécessite une rupture révolutionnaire, donc une insurrection de masse préparée et organisée par le parti ; c) la défaite du Biennio Rosso avait pour cause l’absence d’un parti véritablement révolutionnaire ; d) le PCdI doit conquérir l’hégémonie parmi les exploités, y compris par une bataille tenace dans les organisations de masse pour des revendications immédiates.
La limite la plus importante du Congrès de Lyon reste que Gramsci y soutient la campagne internationale de « bolchevisation » du parti à la sauce Zinoviev, c’est-à-dire une lutte administrative menée contre le « fractionnisme », sanctions disciplinaires à l’appui. Gramsci a donc sa part de responsabilité dans la bureaucratisation du parti italien et de l’IC. Cependant, en octobre 1926, il s’oppose à la chasse aux sorcières contre Trotsky et Zinoviev (qui rallie temporairement l’opposition de gauche, en 1926).
Elu député en 1924, Gramsci est emprisonné en novembre 1926. Pendant les dix années qui suivent, sa production est vaste, quoique fragmentaire. Publiés en 1948, les Cahiers de prison ont été écrits sous le contrôle strict de la censure fasciste. Cela explique pourquoi Gramsci utilise parfois un langage ambigu, plus sociologique que politique. Par exemple, le marxisme devient la « philosophie de la praxis ». On peut aisément comprendre la situation objective de Gramsci. Mais ses réflexions sur « l’hégémonie » ont été utilisées par les dirigeants du PCI et par une pléthore d’académiciens pour avancer l’idée que Gramsci aurait défendu une conception gradualiste de la conquête du pouvoir.
Tout d’abord, il faut relever que le concept d’hégémonie faisait partie du patrimoine théorique du marxisme russe depuis le début du siècle. Dans les thèses du IVe congrès de l’IC (1922), ce concept est élargi jusqu’à inclure la domination que la bourgeoisie exerce sur les travailleurs en régime capitaliste. Ce fut d’ailleurs le point de départ de la réflexion gramscienne. La question se liait à la nature de la révolution socialiste dans les pays capitalistes avancés, où la bourgeoisie était plus solide que celle, retardataire, de la Russie de 1917. Selon le passage le plus cité des Cahiers : « En Orient, l’Etat était tout, la société civile était primitive et sans forme ; en Occident, entre l’Etat et la société civile, il existait un juste rapport, et derrière la faiblesse de l’Etat on pouvait voir immédiatement la solide structure de la société civile. L’Etat était seulement une tranchée avancée derrière laquelle se trouvait une chaîne solide de fortifications et de casemates ». (Cahiers de prison, VII, § 16).
On pourrait souligner qu’en 1917, dans les villes industrielles de Russie, la société n’était pas « gélatineuse », comme Gramsci le suppose. Toujours est-il que ce passage des Cahiers est descriptif et ne contient nulle part l’idée que la révolution est impossible en Occident. Pourtant, c’est bel et bien ce qu’on a mis dans la bouche de Gramsci.
Gramsci affirme que, dans les pays capitalistes développés, le parti doit conquérir davantage de soutien que dans la Russie de 1917, puisque son ennemi de classe dispose d’un nombre plus important d’outils – y compris idéologiques – pour maintenir son consensus. En un sens, c’est vrai dans les régimes de démocratie parlementaire. Mais il ne faut pas oublier que consensus et coercition sont les deux facettes d’une même médaille. A chaque époque, les stratèges de la classe capitaliste cherchent à trouver le bon dosage entre les deux. Mais il n’en découle aucune remise en question de la théorie marxiste de l’Etat.
Enfin, contrairement à une idée courante dans certains milieux de gauche, Gramsci n’a jamais été le partisan d’une lutte avant tout « culturelle », dans la perspective de transformer, de l’intérieur et sans rupture, le capitalisme. Cette perspective n’est pas celle de Gramsci, mais celle de politiciens et d’intellectuels qui s’efforcent de tirer Gramsci vers le réformisme. Chez eux, la lutte pour l’« hégémonie culturelle » se traduit par un renoncement à la théorie, au programme et au parti révolutionnaires, sous prétexte de mener un travail « culturel » en profondeur.
Des partisans de la lutte pour « l’hégémonie culturelle » soulignent qu’on ne peut pas renverser le capitalisme sans avoir gagné les masses à cet objectif. C’est l’évidence même. Simplement, la lutte pour gagner les masses n’est pas « une lutte pour le sens et pour la construction du récit quotidien de la société sur elle-même», comme l’écrit un « gramscien » contemporain [1]. C’est une lutte indissociable de la construction du parti révolutionnaire, de son enracinement dans la jeunesse, les entreprises, les syndicats et d’autres organisations de masse.
Gramsci est resté, jusqu’à la fin de sa vie, convaincu de la nécessité de la révolution et du parti, en Occident comme en Orient. Le pessimisme qui, parfois, ressort de certaines pages des Cahiers, ne fait pas et ne fera jamais de Gramsci la caution théorique d’une lutte purement « culturelle » contre le capitalisme.
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