Deuxième partie de l’article de Adam Booth sur l’économie collaborative. Pour lire la première partie, cliquez-ici.
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« Micro entrepreneurs » ou « précariat » ?
L’économie « collaborative » n’est pas la seule à connaître un incroyable essor : c’est également le cas de l’économie « à la demande ». Jusqu’à maintenant, l’accent était surtout mis sur les bénéfices apportés aux clients par ces services « à la demande ». De nombreux enthousiastes s’extasiaient sur les nouvelles possibilités offertes par un simple effleurement d’écran d’iPhone : de la commande d’un service de ménage pour leur appartement ou d’une course de taxi bon marché à deux heures du matin.
Mais cet aspect des applications à la demande n’est pas révolutionnaire. En réalité, elles ne sont qu’une magnification des pages jaunes, un immense répertoire téléphonique des entreprises classées selon les services proposés. Néanmoins, dans le monde de l’économie à la demande, une entreprise peut être n’importe quoi ou n’importe qui, même une personne isolée proposant un service particulier (ou une variété de services). Ainsi, à travers des compagnies comme TaskRabbit, les clients peuvent demander n’importe quel service offert par la population d’« exécutants » (taskers), en augmentation constante, qui se sont enregistrés pour offrir leur temps et leurs compétences.
Parallèlement, les capitalistes libertaires exaltent les vertus de l’économie à la demande pour ceux qui y travaillent. On nous dit par exemple que l’économie à la demande (parfois appelée « gig economy », économie des petits boulots) offrirait à une nouvelle génération la chance de rompre avec les traditions de la journée ouvrée de 9 h à 17 h, et de se libérer des entraves liées à un employeur unique. Les jeunes travailleurs, vous comprenez, veulent simplement être libres : libres de choisir quand ils travaillent et de quoi ils vivent. Ils ne doivent plus avoir une unique occupation, être forcés d’effectuer les mêmes tâches monotones chaque heure de chaque jour. Le travailleur moderne peut désormais être un homme à tout faire, un individu aux multiples talents avec de nombreuses passions et ambitions.
Ces travailleurs « libres » sont la force motrice de l’économie à la demande ; des « micro-entrepreneurs » qui permettent au capitalisme d’avancer, grâce à leur ingéniosité et à leur créativité. Voilà la beauté de l’économie à la demande : tout un chacun peut lancer son activité, être son propre patron et devenir un « self-made » man.
Ici encore, un abîme sépare ces promesses de la réalité. Ainsi, selon un article paru dans le New York Times et intitulé « Avec l’économie à la demande, les travailleurs découvrent à la fois la liberté et l’insécurité » :
« Dans un contexte où le taux de chômage demeure élevé, [les travailleurs à la demande] sont moins des micro-entrepreneurs que des receveurs de microrevenus. Ils travaillent souvent sept jours par semaine et essayent d’atteindre un salaire viable par une série de petits boulots. Ils ont peu de moyens de recours quand les entreprises auxquelles ils louent leurs services changent leur modèle économique ou leur taux de rémunération. Pour réduire les risques, de nombreux travailleurs jonglent donc avec l’offre de plusieurs services. »
Loin d’être émancipés par l’économie à la demande, les travailleurs sont poussés à recourir au travail en tant qu’indépendants, justement car ils ont perdu leur pouvoir suite à la crise du capitalisme et à la pénurie d’emplois qui en résulte. Ces « exécutants » indépendants ne forment pas une armée d’aspirants entrepreneurs. Bien au contraire, ils font partie des travailleurs les plus précaires, toujours obligés de vendre leur force de travail, la seule marchandise qu’ils possèdent.
La différence aujourd’hui est que de tels travailleurs doivent vendre leur force de travail dans des quantités de plus en plus petites, sans aucune assurance ni sécurité, sans la garantie d’un contrat ou d’un revenu qui soit suffisant pour leur permettre de vivre. Des entreprises comme TaskRabbit ne sont que « des agences d’intérim glorifiées », selon un bon mot du magazine Jacobin.
Dans la même veine, l’essor des indépendants ponctuels reflète l’augmentation des contrats zéro-heure. C’est un retour au salaire horaire et au salaire à la tâche décrits par Marx dans le Capital. Dans le même article, le New York Times indique ainsi :
« Le travail à la pièce n’est pas nouveau. Mais, accéléré par la technologie et vendu à travers les applications, il s’est couvert d’un brillant vernis et renaît sous d’autres visages : l’économie de partage, l’économie entre pairs, l’économie collaborative, l’économie des petits boulots. »
Taux de chômage élevé, compétition pour l’emploi et pression sur les salaires ont contribué à accélérer la course des travailleurs vers l’abîme, engendrant des conditions de travail encore plus précaires. Un nouveau terme a été inventé pour qualifier ceux qui souffrent de l’émergence de ces conditions de travail : le « précariat ». Comme le New York Times l’explique :
« Si les marchés arrivent à prendre leur envol grâce aux travailleurs, selon les économistes du travail, c’est parce que de nombreuses personnes qui ne trouvent pas un emploi stable se sentent obligées d’accepter des tâches d’appoint. En juillet, 9,7 millions d’Américains étaient sans-emploi ; 7,5 millions supplémentaires travaillaient à temps partiel faute de trouver un emploi à temps plein, selon les estimations du bureau des statistiques du travail…
Comme les petits boulots ponctuels sont plus faciles à obtenir que des contrats à long terme, une nouvelle classe de travailleurs émerge, soumise à un travail et un revenu précaires. Plutôt que “prolétariat”, Guy Standing, économiste du travail, les appelle le “précariat”…
… selon lui, les entreprises assignent les tâches à l’exécutant le plus rapide ou le moins-disant, jetant les travailleurs les uns contre les autres dans une sorte de match éliminatoire. »
Bien qu’on ait loué les bienfaits de l’économie à la demande pour les consommateurs, ces bénéfices sont bien plus aisés à percevoir du côté des capitalistes. Pour l’entreprise, plus besoin de dépenser en congés payés ou congés maladies, ni en cotisations aux caisses nationales de maladie ou de retraite. Cette tendance à faire rentrer les travailleurs dans la catégorie des « indépendants » s’est déjà vue en Grande-Bretagne, où leur nombre n’a cessé d’augmenter depuis la crise de 2008 ; depuis, les syndicats se battent contre les « faux indépendants » des entreprises de construction, qui tentent de réduire les coûts de main-d’œuvre en sous-traitant et en recrutant des travailleurs « indépendants », par agences interposées.
Mais il y a encore plus grave : en s’enregistrant individuellement et en interagissant par le portail d’une application, les travailleurs de l’économie à la demande ont été isolés et atomisés, sortis de l’atmosphère collective du lieu de travail, terreau de la tendance à l’organisation. Atomisés et dévoués, les conducteurs d’Über ou les exécutants de TaskRabbit sont de la matière brute pour l’exploitation capitaliste, comme le souligne le New York Times :
« Über a levé des fonds à hauteur de plus de 1,5 milliard de dollars ; Lyft, 333 millions ; TaskRabitt, 38 millions. L’attrait pour les investisseurs réside dans le fait que ces compagnies peuvent éviter des frais salariaux élevés en fonctionnant comme courtiers en main d’œuvre. »
Comme l’économie « collaborative », l’économie à la demande n’est pas un développement révolutionnaire ou progressiste dans le cycle de vie du capitalisme, mais plutôt une nouvelle expression cauchemardesque de la nature profonde de ce système sénile et voué à la crise. C’est la même vieille chanson de l’exploitation, des inégalités et de l’insécurité, réinterprétée pour la génération smartphone.
D’un côté, on assiste à une « course contre la machine », où des travailleurs font face à la menace d’un « chômage technologique » résultant de l’automatisation et des technologies de l’information. Une étude de chercheurs de l’université d’Oxford prédit ainsi que, suite à l’automatisation, quasiment la moitié des emplois du monde capitaliste avancé sera rendue obsolète en 2034, dont de nombreux emplois de cols blancs comme les comptables et les agents immobiliers. Au cours de ce processus, une frange entière de jeunes chômeurs hautement qualifiés a vu le jour ; des jeunes qui ne peuvent pas trouver de travail et se mettent alors en quête d’un boulot précaire et peu sûr.
Comme un article paru sur TechCrunch.com le souligne :
« … nous nous tenons à un croisement où des travailleurs hautement qualifiés et sans expérience croisent un flux de petits boulots à la tâche. Il semble qu’il n’y ait qu’une option de carrière en intérim pour les travailleurs éduqués en actuelle surabondance : devenir des travailleurs à la tâche…
Qu’arrive-t’il quand les travailleurs surqualifiés mais sous-expérimentés entrent dans l’économie de partage ? Ils nous amènent à l’aéroport ou nous livrent de la nourriture pour chiens, sur demande. Du moins jusqu’à ce que la conduite soit automatisée. »
D’un autre côté, en plus de la concurrence entre travailleurs et technologie, il y a l’intensification de la concurrence entre travailleurs. Ce sont les deux faces d’une même pièce : ceux qui ont été jetés hors de leur travail — que ce soit à court terme à cause de la crise ou à long terme avec l’automatisation – sont obligés de rentrer en compétition les uns contre les autres. Il en résulte un gouffre toujours plus grand entre les super riches et les autres. Travail indépendant précaire, contrats zéro-heure, revenus morcelés : voilà le véritable futur visage du travail, pour les 99 %.
Aliénation et exploitation
Avec l’essor de l’économie à la demande, nourrie par une abondance de travailleurs indépendants, les capitalistes ont créé l’ultime foire d’empoigne libertaire : la compétition pure entre les travailleurs alimente le mythe selon lequel ils auraient été « libérés » des obligations liées aux contrats et aux horaires.
Il est toutefois vrai de dire que certains jeunes travailleurs sont tombés dans cette rhétorique de la « liberté » et de la « libération », rabâchée par les capitalistes à la tête de l’économie à la demande. Mais cela ne prouve pas la force des idées bourgeoises libertaires. L’adhésion au style de vie free-lance reflète tout le contraire : l’aliénation au travail qu’expérimentent tous ceux qui se retrouvent à exécuter des tâches abrutissantes et sans importance au sein de gigantesques entreprises capitalistes. Selon le New York Times :
« Les petits boulots tracent la perspective de l’autonomie et de la diversité, avec des travailleurs choisissant leurs tâches et élaborant leur propre emploi du temps. Plutôt que jouer les larbins au service d’entreprises sans visage, ils travaillent pour leurs semblables. »
Plutôt que d’être un pion supplémentaire, il y a un fort désir de contrôler nos vies, chose impossible pour un gratte-papier vendant sa force de travail à plein temps aux principaux monopoles qui dirigent réellement la société. La décision (le « choix ») de travailler dans l’économie à la demande est donc vue par beaucoup comme un acte de rébellion, un soulèvement contre le système.
Mais cette révolte est celle d’individus, et en tant qu’individus nous sommes désarmés. Alors que quelques-uns peuvent trouver une satisfaction personnelle et temporaire à vivre comme « exécutant », il n’y aura aucun salut pour la grande majorité qui suivra la voie de la compétition intensifiée. Le travail en free-lance ne nous apporte aucun contrôle réel, pas tant que les banques et les grandes entreprises demeurent entre des mains privées, prenant toutes les décisions concernant la société. Et même au niveau individuel, tout ce que l’indépendance et le travail free-lance font est de remplacer l’écrasante domination d’une entreprise sur un travailleur par une vie d’insécurité, de compétition et de précarité.
En plus d’aliéner les travailleurs à leur travail, l’économie à la demande ou « collaborative » a augmenté notre aliénation les uns envers les autres. Nos échanges ont maintenant lieu de plus en plus à travers une application ou une liste de prix et de profils. Marx a expliqué dans ses écrits en quoi une telle aliénation est inhérente à une société dominée par l’argent et les marchandises. Aujourd’hui, tout a été – ou peut-être — marchandisé, transformant ainsi toute relation humaine en un échange monétaire.
Comme l’anthropologue anarchiste David Graeber l’a indiqué, le capitalisme d’aujourd’hui semble être caractérisé par la prolifération de « boulots bidons » — des boulots apparemment inutiles, ennuyeux à mourir et qui n’ont aucune utilité sociale. Mais comme the Economist l’explique dans sa réponse à Graeber, ces boulots jouent bien un certain rôle dans la société ; les entreprises capitalistes n’emploient pas inutilement, ni ne dépensent leur argent dans de la main-d’œuvre sans nécessité, car ceci viendrait amoindrir leurs profits. De nombreux boulots que Graeber identifie comme « bidons » appartiennent à des secteurs qui ne sont clairement nécessaires que sous le capitalisme, en raison de la compétition et de la propriété privée : le secteur du droit, surgonflé ; la publicité et le marketing ; les sociétés financières et les fonds spéculatifs, etc. Clairement, de tels emplois et secteurs disparaîtraient sous une société socialiste qui libérerait le temps de travail en l’orientant pour répondre à des besoins essentiels comme la recherche scientifique, la santé, l’éducation et les énergies vertes.
Ce que l’abondance en « boulots bidons » démontre véritablement, selon the Economist, est l’immense et insondable division des travailleurs que le capitalisme moderne a introduit dans l’économie, en éclatant les processus de production en des tâches les plus répétitives et les plus triviales possible. C’est cette incroyable division du travail, avec des travailleurs qui se transforment en esclaves des profits de leur patron, qui a mené à l’exacerbation du sentiment d’aliénation ressenti au travail aujourd’hui.
Comme Marx et Engels l’expliquent dans L’Idéologie allemande :
« … la division du travail nous offre immédiatement le premier exemple du fait suivant : aussi longtemps que les hommes se trouvent dans la société naturelle, donc aussi longtemps qu’il y a scission entre l’intérêt particulier et l’intérêt commun, aussi longtemps donc que l’activité n’est pas divisée volontairement, mais du fait de la nature, l’action propre de l’homme se transforme pour lui en puissance étrangère qui s’oppose à lui et l’asservit, au lieu qu’il ne la domine. En effet, dès l’instant où le travail commence à être réparti, chacun a une sphère d’activité exclusive et déterminée qui lui est imposée et dont il ne peut sortir ; il est chasseur, pêcheur ou berger ou critique et il doit le demeurer s’il ne veut pas perdre ses moyens d’existence… » (nous soulignons)
Mais sous le socialisme cependant, comme Marx et Engels continuent de l’expliquer :
« … où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique. » (nous soulignons)
Et en effet, d’aucuns pensent que la promesse de « diversité », de « liberté » et de « libération » offerte aux indépendants de l’économie à la demande ressemble à cette description du socialisme faite par Marx et Engels, à la possibilité « de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre », « de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas ».
Mais comme Engels le souligne dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, « le bond de l’humanité, du règne de la nécessité dans le règne de la liberté » est possible uniquement quand « l’anarchie à l’intérieur de la production sociale est remplacée par l’organisation méthodique consciente ». Alors seulement, « la lutte pour l’existence individuelle cesse », l’humanité « se sépare, dans un certain sens, définitivement du règne animal, passe de conditions animales d’existence à des conditions réellement humaines. »
C’est seulement quand l’humanité sera libre que nous serons tous libres, individuellement. C’est seulement avec un plan démocratique et rationnel de la production que nous pourrons garantir à tous un futur sûr, avec un toit, un travail et un revenu décent. Et c’est seulement quand nous contrôlerons les moyens de production – ainsi que la technologie et les richesses de la société – que nous aurons le véritable contrôle de nos propres vies.
« Le cercle des conditions de vie entourant l’homme, qui jusqu’ici le dominait, passe maintenant sous la domination et le contrôle des hommes, qui, pour la première fois, deviennent des maîtres réels et conscients de la nature, parce que et en tant que maîtres de leur propre socialisation. Les lois de leur propre pratique sociale qui, jusqu’ici, se dressaient devant eux comme des lois naturelles, étrangères et dominatrices, sont dès lors appliquées par les hommes en pleine connaissance de cause et par là dominées. La propre socialisation des hommes qui, jusqu’ici, se dressait devant eux comme octroyée par la nature et l’Histoire, devient maintenant leur acte libre. » (Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique)
Mais pourquoi maintenant ?
La concomitance entre l’essor de l’économie à la demande et « collaborative » et celui de la crise économique de 2008 n’est pas une coïncidence. Au départ, comme expliqué plus haut, ce sont les rangs grossissants de l’« armée de réserve des travailleurs » et l’indélébile cicatrice du chômage de masse qui ont servi de carburant à l’économie à la demande, qui se nourrit d’une main-d’œuvre bon marché et « indépendante ».
Comme Jeff Tennery le souligne sur le site PSFS.com :
« En 2008, suite à l’effondrement du marché et à la disparition des emplois à temps plein, la nouvelle génération fraîchement sortie de l’université s’est retrouvée avec très peu de possibilités de trouver un emploi stable. Ce groupe précis n’avait pas d’autre choix que de retourner vivre chez ses parents et d’accepter des boulots basiques sans rapport avec ses diplômes ou centres d’intérêt. »
Pendant ce temps, la demande pour les services à la demande n’a fait que croître. Non que les gens soient devenus plus riches ou fainéants ; mais ils aspirent au confort et aux loisirs. Malgré la prolifération des machines qui nous permettent « de gagner du temps », nous sommes plus que jamais occupés, stressés et anxieux. L’augmentation de la productivité permise par l’automatisation et la technologie a été synonyme de plus gros profits pour une petite élite, mais pas d’accroissement du temps de loisir. Tous les bénéfices ont été concentrés en haut de l’échelle, que ce soit en temps ou en argent.
Partout les travailleurs sont si pressés par la cadence de la vie sous le capitalisme qu’ils sont prêts à payer quelqu’un d’autre pour les services les plus basiques. Le temps est devenu un luxe de privilégiés, ce qui rend l’économie à la demande si attrayante pour les gens ordinaires.
Il est évident que la crise économique actuelle a appauvri des millions de personnes et bouleversé leur vie. En conséquence, les gens recherchent des façons moins coûteuses de vivre et consommer. Les familles de la classe ouvrière – précédemment tributaires de l’accroissement de la bulle du crédit pour effectuer tout achat majeur – sont désormais obligées de louer (pardon, de « partager »), comme l’indique The Economist :
« Ce n’est certainement pas une coïncidence si de nombreuses entreprises de location entre pairs ont été fondées entre 2008 et 2010, dans le sillage de la crise financière mondiale. Certains voient le partage et son mantra “l’accès dépasse la propriété”, comme un antidote postcrise au matérialisme et à la surconsommation. »
Pour les techno-utopistes, l’avènement de l’économie de « collaborative »/à la demande est tout simplement une bonne idée devenue réalité. Quelques programmeurs intelligents et d’enthousiastes entrepreneurs un peu têtes brûlées et — voilà ! — une nouvelle économie est née !
Mais ce que tout ceci démontre, au contraire, c’est que la technologie derrière l’économie « collaborative »/à la demande ne tombe pas du ciel comme une manne providentielle. En tant que marxistes, nous sommes matérialistes, c’est-à-dire que nous pensons que toute idée dans la société (y compris les sciences et technologies) ne peut grandir que dans les limites imposées par les conditions matérielles. En d’autres termes, pour qu’une technologie puisse devenir dominante dans une société, il faut que les conditions de sa croissance et de son développement existent.
Un exemple souvent donné pour étayer ce dernier point est celui de la machine à vapeur. Bien qu’on entende souvent que la machine à vapeur a été inventée par James Watt, un ingénieur écossais, la primeur de l’invention d’un engin propulsé à vapeur revient en réalité à Heron d’Alexandrie, un Grec ancien. Mais ce que Héron inventa au début du premier millénaire n’était rien de plus qu’un jouet.
Dans une économie fondée sur une fourniture abondante d’esclaves, des outils destinés à augmenter la productivité – comme la machine à vapeur — ne jouaient aucun rôle. Ce n’est qu’avec le développement du capitalisme et du travail salarié, à travers lequel on achète la capacité à travailler pour une période de temps définie (plutôt que d’acheter les travailleurs eux-mêmes, comme c’était le cas avec l’esclavage), qu’est venue l’incitation à investir dans des techniques et des machines augmentant la productivité.
Dans le cas de l’économie « collaborative »/à la demande, comme expliqué ci-dessus, le krach et la crise étaient des conditions nécessaires à l’émergence de ces nouveaux modèles commerciaux : chômage de masse, austérité et appauvrissement, inégalités croissantes. À cet égard, l’essor de l’économie « collaborative » et à la demande n’est pas le produit d’un génie individuel, comme les capitalistes aiment à le faire croire, mais un reflet de l’impasse, de la stagnation, bref de la crise du système capitaliste.
« Small is beautiful » (le petit est beau)
Avec la croissance de l’économie « collaborative »/à la demande, on assiste à un renouveau de la rhétorique du « small is beautiful », particulièrement populaire durant ces dernières décennies. Selon cette idée, adoptée par la bourgeoisie libérale et la petite bourgeoisie, l’économie ne fonctionne pas avec des multinationales géantes, mais grâce à une vague de petites entreprises innovantes.
L’essor de l’économie fondée sur internet et les applications, dans laquelle des start-ups peuvent atteindre une valeur de plusieurs milliards de dollars avec un personnel réduit au strict minimum, a donné un nouveau souffle au mouvement « small is beautiful ». Comme au XIXe siècle, à l’époque de la ruée vers l’or américaine, promesse est aujourd’hui faite que tout jeune entrepreneur en herbe peut devenir rapidement riche ; une bonne idée, une dose d’enthousiasme et de l’audace : voilà tout ce dont a besoin. Haut les cœurs, il y a de l’or sous la montagne !
De tels appels euphoriques et joyeux sont régulièrement lancés lors de la naissance de nouvelles bulles. Marx a analysé la nature et la dynamique de ces bulles dans le Capital. Elles naissent de l’anarchie du marché capitaliste : un nouveau marché émerge ; en l’absence de concurrence, les pionniers réalisent de super profits ; une mentalité grégaire s’installe lorsque des hordes d’investisseurs se bousculent, angoissées de rater la fête ; le secteur est submergé de capacités excédentaires ; et la crise arrive lorsque les capitalistes découvrent qu’ils sont écrasés par des dettes qu’ils ne pourront pas rembourser, conséquences d’emprunts justifiés par des profits qui ne seront jamais réalisés.
Voilà le schéma de toute bulle, de la « tulipe-mania » hollandaise de 1600, au gaz de schiste américain actuellement. Aujourd’hui, alors que des montagnes de cash s’accumulent dans les mains des capitalistes, sans aucune perspective d’investissement rentable, le cours en bourse et la quantité d’argent dépensée dans les start-ups sont de plus en plus découplés de la réalité économique.
Il n’est pas nécessaire de remonter très loin en arrière pour trouver le dernier cas qui a affecté le secteur technologique : celui de la bulle internet au début de ce millénaire, une bulle qui a explosé en laissant derrière elle une récession économique aigüe.
Les nouvelles entreprises fondées sur les récentes technologies de l’information sont évaluées à des montants faramineux. Pinterest, WhatsApp, Snapchat et Instagram auraient ainsi une valeur de, respectivement, 11, 19, 20 et 35 milliards de dollars. Et pourtant, aucune n’a de source de revenus… Tous les signes d’une nouvelle bulle technologique sont présents ; une autre expression de l’énorme surproduction qui existe aujourd’hui à l’échelle mondiale et de la pénurie d’endroits réellement profitables où les riches pourraient mettre leur argent.
Pendant ce temps, les investisseurs injectent donc leurs fonds dans l’économie « collaborative »/à la demande. AirBnB et Über, entreprises évaluées respectivement à 26 et 41 milliards de dollars, ont chacune levé des fonds pour plus de 8 milliards de dollars sans pour autant permettre à leurs investisseurs de faire aucun profit. Tout cet argent est amassé grâce à la promesse que ces entreprises consolideront leur position de monopole et, finalement, seront capables de réaliser de super profits dans un futur pas trop éloigné.
Le fait que des entreprises comme AirBnB et Über doivent se trouver en position de monopole avant de pouvoir réaliser des bénéfices est un coup de poing lancé en plein visage du « small is beautiful ». Le secteur technologique, si souvent loué pour son dynamisme et ses start-ups à croissance rapide, demeure dominé par des monopoles (comme tous les autres secteurs). Apple, Google, Facebook et Amazon : toutes ces marques familières, des multinationales géantes, bénéficient d’une situation quasi monopolistique sur leur marché respectif. Et, comme le montre le rachat de WhatsApp et Instagram par Facebook, le petit finira toujours avalé par le gros.
Il en va de même pour l’économie « collaborative ». Par exemple, ZipCar, une compagnie de « partage » de véhicules et un des pionniers de l’économie « collaborative », a été rachetée début 2013 par Avis, une multinationale de location de voitures. Pendant ce temps, alors que des entreprises comme AirBnB se présentent comme des plateformes permettant à des gens ordinaires de gagner un peu d’argent en louant leurs chambres supplémentaires, une étude a montré qu’environ 50 % des profits réalisés par cette entreprise à New York viennent des utilisateurs répertoriés plusieurs fois : les grands propriétaires. De la même manière, trois quarts des résultats d’AirBnB proviennent de la location de maisons entières, ce qui n’est clairement pas le fait de gens ordinaires qui se font quelques à-côtés.
The Economist décrit ainsi cet horizon de la domination de l’économie « collaborative »/à la demande par les grandes entreprises :
« Ce qui est vu comme un nouveau modèle perturbateur finira probablement mélangé avec les modèles existants et sera adopté par les acteurs historiques, comme cela s’est souvent produit auparavant. Tim O’Reilly du O’Reilly Media, un observatoire des tendances du web, indique que de telles consolidations sont inévitables. Selon lui, “quand de nouveaux marchés émergent, ils prônent souvent une démocratisation bien plus grande que celle à laquelle ils aboutissent”. L’idée de louer à travers une personne plutôt qu’à travers une entreprise sans visage survivra, mais pas l’idéalisme de départ de l’économie collaborative. » (nous soulignons)
L’économie « collaborative »/à la demande donne l’illusion de la décentralisation parce que les échanges ont lieu entre pairs, parce que le travail est sous-traité à des indépendants et parce que l’interaction se produit à travers une application ; mais en réalité, ces marchés sont encore dominés par des monopoles. En outre, malgré leur nature de pair-à-pair, un incroyable niveau de planification et de contrôle est toujours nécessaire, comme dans toute grande entreprise ; la planification interne de la production est là pour accroître l’efficacité, diminuer les coûts et doper les profits.
C’est encore une autre contradiction absurde du capitalisme : celle entre les énormes niveaux de planification à l’intérieur des entreprises en termes de travail, d’infrastructures et de ressources (tout ceci au nom du profit, bien entendu) et l’anarchie complète entre les entreprises, qui s’accompagne de l’abandon, à la « main invisible » du marché, de l’allocation des ressources à l’échelle de la société.
Comme dans toute entreprise à la recherche de bénéfices, la planification et la centralisation existent au sein des grands monopoles de l’économie « collaborative »/à la demande, tels que AirBnB et Über. La différence est que la majorité de cette planification se produit automatiquement (à travers les logiciels intelligents et les algorithmes) et se trouve décentralisée géographiquement. Il y a toujours une stratégie globale, mais elle n’est plus élaborée dans un même endroit, clairement visible et identifiable, comme c’est le cas pour une usine ou un bureau.
Mais par-dessus tout, ceci apporte une preuve du potentiel de planification de l’économie entière d’une façon démocratique et rationnelle, si seulement de tels monopoles étaient repris des mains du privé pour devenir propriété collective. L’activité d’entreprises comme AirBnB et TaskRabbit démontre que les technologies existent aujourd’hui pour avoir un plan de production réellement démocratique, partager les richesses et les ressources dans la société d’une façon équitable et efficace, et permettre aux gens ordinaires de participer directement au fonctionnement de la société, sans l’intermédiaire d’un appareil d’État bureaucratique.
Peu importe où l’on pose le regard : partout, nos vies sont dominées par des monopoles, multinationales géantes qui tiennent les rênes de la société. L’émergence d’internet, des réseaux sociaux et des smart phones n’a rien changé à cette situation. Nous sommes peut-être plus que jamais connectés les uns aux autres, mais les réseaux demeurent toujours aux mains des grandes entreprises. Il suffit d’observer l’industrie des médias (contrôlée par des oligarques et dominée par une poignée d’entreprises) pour voir combien, malgré une pléthore de blogs indépendants, les nouvelles et l’information que nous recevons demeurent le produit d’un groupe de truands comme Murdoch et compagnie.
Dans le même temps, les inégalités augmentent et la richesse est plus concentrée que jamais, comme l’a montré un récent rapport d’Oxfam selon lequel, fin 2015, le 1 % le plus riche détenait plus que l’ensemble du reste de la population de la planète.
Tout ceci étaye parfaitement les analyses faites par Marx sur le capitalisme : les lois et les dynamiques de la compétition mènent inéluctablement à la concentration et la centralisation ; le libre marché a une tendance organique à se transformer en son opposé monopolistique. Malgré tous les discours sur le « small is beautiful », il semble que le monde soit encore largement dominé par les gros.
Europe — de Emanuel Tomaselli, ICR Autriche — 16. 11. 2024
Amérique du nord — de la rédaction — 13. 11. 2024
Europe — de Jack Halinski-Fitzpatrick, marxist.com — 11. 11. 2024