Avec la loi « Sécurité globale », le gouvernement Macron veut encore restreindre nos libertés démocratiques, déjà mises à mal par divers « états d’urgence ». Dans ce contexte, une vieille question revient dans le débat, à gauche : la démocratie est-elle en train de céder la place, en France, à un régime de type autoritaire, voire dictatorial ?
Jules Legendre, TMI France
Jean-Luc Mélenchon parle de « dérive autoritaire » du macronisme. L’association Acrimed – entre autres – lui emboîte le pas. Plus généralement, il n’est pas rare d’entendre des manifestants et des militants de gauche dénoncer une « dictature » macroniste.
Les marxistes n’utilisent pas ces catégories politiques à la légère. Elles ont un contenu scientifique précis et des implications pratiques très importantes. Pour s’orienter correctement dans les grandes luttes à venir, le mouvement ouvrier doit clarifier sa position sur cette question.
Aucune démocratie bourgeoise n’est exempte de violences policières et de répression politique. Il en a toujours été ainsi – et partout. En France, il suffit de penser aux manifestants abattus par la police à Brest, en 1950, ou encore à l’assassinat de Malik Oussekine – parmi tant d’autres exemples. De même, la répression des partis de gauche n’est pas un phénomène récent. Dans la première moitié du XXe siècle, le jeune Parti communiste français accumulait les peines de prison contre ses dirigeants, à tel point qu’en 1929 la quasi-totalité de sa direction était en prison ! Dans les années 1970, de nombreuses organisations politiques de gauche ont été dissoutes arbitrairement par le ministère de l’Intérieur.
Pour poser correctement la question, il faut commencer par rappeler cette vérité élémentaire : tout Etat est l’instrument de domination d’une classe sociale déterminée. L’Etat est apparu, il y a quelques milliers d’années, lorsque les sociétés humaines se sont divisées en classes distinctes. Comme l’expliquait Engels, l’Etat consiste, fondamentalement, en « détachements d’hommes en armes » qui défendent le pouvoir et les privilèges de la classe dominante. C’est vrai de tout Etat, y compris des Etats des régimes « démocratiques ».
La démocratie est toujours au service d’une classe. La forme démocratique de l’Etat n’enlève rien à son caractère de classe. La démocratie athénienne était celle des riches propriétaires d’esclaves – et non celle des petits paysans et des artisans pauvres, qui n’avaient pas le temps ni les moyens de participer à la vie politique (sans parler des esclaves, qui n’avaient aucun droit). De même, sous le capitalisme, la démocratie est au service de la classe capitaliste. Les hauts fonctionnaires, les ministres et la police défendent les intérêts de cette classe. Quant aux paragraphes vertueux et alambiqués des préambules constitutionnels, ils ne servent qu’à masquer la véritable nature et le véritable rôle de l’Etat.
Dans une démocratie bourgeoise, les libertés démocratiques sont donc toujours en partie relatives à la classe à laquelle on appartient. Un patron voyou comme Carlos Ghosn peut bénéficier de la compassion de la presse, de la Justice et des ministres, tandis qu’une mère pauvre qui vole des pâtes pour nourrir ses enfants peut être condamnée à de la prison. Quant au salarié qui occupe son usine pour défendre son emploi, il doit s’attendre à l’arrivée de la gendarmerie. Ainsi, l’emploi de la violence contre la classe ouvrière et ses organisations ne signifie pas forcément que la « démocratie » a été abolie.
Cependant, dans certaines conditions, la démocratie bourgeoise peut céder la place à un régime de type « bonapartiste » (dictatorial). Cela survient en général après une phase d’intense lutte des classes, lorsqu’aucune des classes n’arrive à vaincre l’autre et qu’un relatif équilibre s’instaure. Alors, l’appareil d’Etat se trouve en position d’arbitre, et peut s’affranchir du contrôle politique direct de la bourgeoisie pour prendre le pouvoir entre ses mains. Pour autant, si la bourgeoisie perd – ou plutôt, cède – une partie du pouvoir politique direct, les moyens de répression de l’Etat demeurent à son service dans la lutte contre les travailleurs. En ce sens, le bonapartisme bourgeois est une tentative de sauver le capitalisme… des capitalistes eux-mêmes.
La Russie de Poutine est un bon exemple de ce type de régime. Dans la foulée de la restauration du capitalisme en Russie, dans les années 90, la faiblesse de la bourgeoisie russe, d’une part, et la désorientation de la classe ouvrière, d’autre part, ont permis aux services de l’Etat, de la police et de l’armée d’acquérir une relative indépendance à l’égard de la classe dirigeante. Poutine a fini par s’imposer comme la clé de voûte de ce phénomène. Cependant, un tel régime n’est pas aussi solide qu’il y paraît – ou que Poutine cherche à nous en convaincre. Il ne tient que grâce à la provisoire passivité de la classe ouvrière. La moindre flambée de luttes menace de renverser tout le château de cartes du pouvoir autoritaire.
C’est ce qui est arrivé, en 1974, aux dictatures militaires d’Espagne, de Grèce et du Portugal. Le réveil soudain de la classe ouvrière les a balayées en quelques mois, malgré leur énorme appareil répressif. Le même sort fut réservé, plus récemment, aux régimes de Ben Ali, en Tunisie, ou de Compaoré au Burkina Faso. Malheureusement, dans chacun de ces cas, l’absence d’un parti révolutionnaire a permis à la bourgeoisie, après un moment de panique, de se rétablir et de restaurer son autorité, sous le masque de la démocratie bourgeoise, sans que la situation sociale des masses s’en trouve améliorée. Le caractère extérieur du régime (sa forme) avait changé, mais pas sa nature de classe.
L’erreur de ceux qui crient à la dictature imminente n’est pas sans conséquences pratiques. Comme l’enfant qui criait au loup, ils sèment la confusion. Au Brésil, par exemple, dans les mois qui ont suivi l’élection de Bolsonaro, les dirigeants de la gauche réformiste n’ont cessé d’agiter la menace d’une « dictature fasciste » – pour mieux justifier leurs alliances opportunistes avec la droite « constitutionnelle ».
Pour autant, peut-on dire que tous les régimes politiques se valent – et qu’il n’y aurait aucune différence, du point de vue des travailleurs, entre la démocratie bourgeoise et un régime dictatorial ? Bien sûr que non. Dans une démocratie bourgeoise, les travailleurs jouissent d’une liberté d’expression et d’organisation plus grande. Cette liberté est très relative, comme on le voit à chaque manifestation réprimée, mais elle est très précieuse et doit être défendue coûte que coûte.
Lorsque cette liberté disparaît suite à l’instauration d’une dictature ouverte, le travail des militants ouvriers et la diffusion des idées révolutionnaires deviennent plus difficiles et dangereux. C’est dans ces conditions que doivent militer, dans plusieurs pays, nos camarades de la Tendance Marxiste Internationale. La lutte pour des droits démocratiques figure en tête de leurs revendications – étroitement liée à la lutte pour renverser le capitalisme. De même, dans les démocraties bourgeoises, les marxistes et l’ensemble du mouvement ouvrier doivent se mobiliser et lutter contre toutes les tentatives de restreindre nos droits démocratiques, comme c’est le cas aujourd’hui avec la loi Sécurité globale.
Marx l’expliquait déjà en son temps : la République bourgeoise est le meilleur type de régime capitaliste possible – du point de vue de la lutte des travailleurs pour renverser cette même République bourgeoise, et lui substituer une République socialiste.
Ceci étant posé, la bourgeoisie française pourrait-elle instaurer un régime bonapartiste dans un avenir proche ? Une fraction de la classe dirigeante et une partie de l’appareil d’Etat sont manifestement tentés par un tel scénario, comme le montrent les déclarations de certains éditorialistes et chefs de syndicats policiers. Mais leur seule volonté n’y suffit pas.
L’instauration d’une dictature bonapartiste suppose que la classe ouvrière ait subi toute une série de défaites, au point d’en être démoralisée et désorientée. Dans le Chili du début des années 70, par exemple, il a fallu que les dirigeants réformistes paralysent le processus révolutionnaire pour que soient créées les conditions d’un coup d’Etat militaire, en septembre 1973, et d’une consolidation du régime bonapartiste de Pinochet. Plus récemment, en Egypte, c’est l’épuisement des masses dans d’innombrables mobilisations sans issue, faute d’une direction révolutionnaire, qui a ouvert la voie à la dictature militaire du maréchal Al-Sissi.
Ce n’est pas du tout la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, en France. Loin d’être épuisée et paralysée, la classe ouvrière française commence à se mobiliser à une grande échelle. Elle se radicalise et cherche des voies vers l’action de masse, comme l’ont montré la mobilisation des Gilets jaunes et les grandes grèves de décembre 2019 et janvier 2020.
Dans ces conditions, si la bourgeoisie s’orientait vers un régime de type dictatorial, elle risquerait de provoquer un soulèvement général qui mettrait en péril tout son régime. Une partie de la bourgeoisie en est d’ailleurs consciente et proteste, à travers ses médias, contre les tentatives du gouvernement de muscler l’arsenal répressif. Mais le gouvernement, de son côté, sent bien que la crise économique va jeter dans la lutte des masses de travailleurs et de jeunes, dont une partie a déjà été radicalisée par l’aggravation de ses conditions de vie depuis 2008. C’est là que se trouve l’origine des récentes lois sécuritaires, et non dans une « tentation » dictatoriale. Le gouvernement se prépare à une explosion de la lutte des classes, mais la bourgeoisie ne peut pas encore s’orienter vers un régime de type bonapartiste, qui suppose une limitation drastique de nos droits démocratiques et une offensive générale contre les organisations du mouvement ouvrier.
Non seulement la bourgeoisie française ne peut pas imposer une dictature militaire, à ce stade, mais en outre elle n’en a pas encore besoin. Et pour cause : pour assurer sa domination, la bourgeoisie ne s’appuie pas seulement sur l’appareil répressif de l’Etat ; elle s’appuie aussi – et surtout – sur la passivité, voire la complicité, des sommets du mouvement ouvrier (partis de gauche et syndicats), qui ont abandonné la lutte pour la révolution socialiste.
Si les dirigeants du mouvement ouvrier mobilisaient la jeunesse et les travailleurs sur un programme révolutionnaire, le régime capitaliste ne tiendrait pas longtemps, malgré tout son appareil répressif. Et la tâche des marxistes, précisément, c’est de construire la direction révolutionnaire qui permettra d’en finir avec toutes les formes – « démocratiques » ou non – de la « dictature du Capital ».
Quelle est la source du profit capitaliste ? Dans leurs diverses réponses, les économistes bourgeois rivalisent d’imagination : le profit serait le fruit d’un mystérieux « travail » capitaliste, ou la compensation d’une prise de risque, ou encore – très modestement – la rémunération d’un « génie créateur »… A les écouter, on se demande si les travailleurs y sont pour quelque chose !
A la différence de leurs héritiers contemporains, les premiers grands économistes bourgeois – tels Smith et Ricardo – ont fait faire d’énormes progrès à leur science. Marx leur doit beaucoup. Mais ils ne parvenaient pas à expliquer l’origine du profit. En effet, ils considéraient que, dans le processus productif, le capitaliste et le salarié échangent du travail contre un salaire. Or sur tout marché, y compris celui-ci, il y a échange entre des valeurs équivalentes. Donc, s’il ne se passe rien d’autre dans l’échange entre le travailleur et l’employeur, s’il y a simplement un échange de valeurs équivalentes (« travail » contre « salaire »), il ne peut en résulter aucun profit, d’un côté de cet échange ou de l’autre.
Marx a résolu cette énigme en soulignant que le travailleur ne vend pas son travail au capitaliste, mais plutôt sa force de travail. La différence est décisive. En effet, le capitaliste paye bien la force de travail à sa valeur, qui est déterminée par la quantité de richesses requises pour produire cette force de travail, c’est-à-dire pour la nourrir, la loger et lui permettre de venir travailler chaque jour. Mais une fois qu’il a acheté la force de travail, le capitaliste consomme cette marchandise. Or la force de travail est une marchandise très spéciale, une poule aux œufs d’or, car sa consommation (le travail effectif du salarié) produit de la valeur nouvelle – et en produit même davantage que la valeur du salaire versé au travailleur.
Autrement dit, la source du profit capitaliste, c’est l’exploitation de la force de travail – et rien d’autre. Le profit est ce que Marx appelait le « travail impayé de la classe ouvrière ». C’est toute la valeur que les salariés ont créée en plus de la valeur de leurs salaires, à la fin de la journée de travail.
Cette démonstration de Marx ruine l’idée selon laquelle « plus les capitalistes font des profits, mieux les salariés se portent ». Au contraire : chaque augmentation de salaire est une diminution équivalente du profit. Inversement, chaque baisse de salaire est une augmentation équivalente du profit. Il y a une contradiction directe entre le profit et le prix de la force de travail, et c’est cette contradiction qui est au cœur de la lutte des classes. En dernière analyse, la lutte pour de meilleurs salaires, de bonnes conditions de travail, des retraites décentes, des services publics de qualité, etc., est une lutte pour le partage – entre capitalistes et travailleurs – de la richesse créée par les seuls travailleurs.
Pour en finir avec cette exploitation de leur force de travail, les salariés devront prendre le contrôle collectif des grands moyens de production, dont les capitalistes sont aujourd’hui les propriétaires. Tel est précisément l’objectif de la révolution socialiste.
Image : wikipedia
Europe — de Emanuel Tomaselli, ICR Autriche — 16. 11. 2024
Amérique du nord — de la rédaction — 13. 11. 2024
Europe — de Jack Halinski-Fitzpatrick, marxist.com — 11. 11. 2024