Comme lors des grèves de l’automne 2010, les transporteurs routiers et les salariés du secteur pétrolier sont aux avant-postes. Très vite, le gouvernement a mobilisé les CRS contre les blocages de dépôts de carburant. Mais en réponse, les salariés de plusieurs raffineries ont voté l’arrêt de la production. Face à une action collective et déterminée des travailleurs, la répression policière devient contre-productive, du point de vue du gouvernement. Elle radicalise la lutte. Dans la foulée de la mise à l’arrêt de la raffinerie Total de Feyzin, près de Lyon, Eric Sellini (CGT Total) expliquait à l’AFP : « Les salariés sont plus que jamais motivés, même ceux qui au départ étaient plutôt réticents [nous soulignons]. On franchit un cap dans la mobilisation. »
Les leçons de l’automne 2010
Au niveau national, l’intersyndicale (CGT, Solidaires, FO, FSU, Unef, UNL, FIDL) appelle à une nouvelle « journée d’action » le 26 mai, puis une autre le 14 juin. Mais désormais, les journées d’action n’ont d’intérêt que si elles sont directement liées au mouvement de grève reconductible qui s’est engagé ; elles doivent se donner comme objectif de soutenir et, surtout, d’étendre ce mouvement. L’étape des mobilisations de 24 heures est dépassée ; il est clair qu’en elles-mêmes, elles ne feront pas reculer le gouvernement. L’axe de la lutte s’est déplacé sur le terrain de la grève reconductible. De deux choses l’une : soit cette grève se développe, gagne de nouveaux secteurs – soit le mouvement sera battu.
A l’automne 2010, face à une énième offensive gouvernementale contre nos retraites, une grève reconductible s’était engagée dans plusieurs secteurs décisifs : raffineries, ports, transports public et routier, collecte des ordures – entre autres. A leur apogée, ces grèves avaient eu sur l’activité économique un impact significatif, mais au final insuffisant. Les transports publics, par exemple, n’étaient que partiellement paralysés. Les dirigeants confédéraux des syndicats – y compris Bernard Thibault (CGT) – n’appelaient pas à l’extension du mouvement de grèves reconductibles. Ils se contentaient d’organiser de nouvelles « journées d’action » (il y en a eu 14, au total). A trois reprises (les 12, 16 et 19 octobre), entre 3 et 3,5 millions de personnes sont descendues dans les rues. Mais le gouvernement ne cédait pas. Isolés, les travailleurs en grève reconductible ont fini par reprendre le travail. La contre-réforme des retraites a été adoptée.
Depuis 2010, les effets de la crise du capitalisme et des politiques d’austérité ont créé une situation explosive. En six ans, la température sociale est montée de plusieurs degrés, comme le démontrent clairement la mobilisation de la jeunesse et les Nuits debout. Ainsi, le potentiel du mouvement actuel est encore plus important qu’en 2010. Mais comme en 2010, son talon d’Achille réside dans l’attitude et la stratégie des directions syndicales.
La pression des bases syndicales
Du fait de la place de la CGT dans le mouvement ouvrier, son attitude est déterminante. Son congrès, mi-avril, a été marqué par de nombreuses interventions de délégués exigeant que la direction confédérale prépare sérieusement un mouvement de grève reconductible. La stratégie des journées d’action « saute-mouton » a été critiquée à maintes reprises. En réponse à cette pression de la base, la direction a fait adopter une résolution appelant à « la tenue d’assemblées générales dans les entreprises et les services publics pour que les salariés décident, sur la base de leurs revendications et dans l’unité, de la grève et de sa reconduction pour gagner retrait et ouverture de véritables négociations de progrès social. » Dans une interview à La Provence, le 21 avril, Philippe Martinez précisait : « on est disponible sur l’ensemble des formes de lutte, y compris une grève reconductible, mais ce sont les salariés en assemblée générale qui doivent décider et la première des choses, c’est d’organiser des assemblées générales ».
Qu’il soit impossible, dans toute entreprise, de lancer une grève reconductible sérieuse contre l’avis d’une majorité de travailleurs, c’est une évidence. La nécessité d’organiser des AG est une autre évidence. Les militants syndicaux n’ont pas tellement besoin de tels conseils. Ce dont ils ont besoin, c’est d’une attitude claire, offensive et déterminée de leur direction confédérale. Lorsqu’ils convoquent une AG des salariés, dans leur entreprise, ils doivent pouvoir démontrer aux travailleurs qu’ils ne partiront pas seuls, que toute la CGT – à commencer par sa direction confédérale, dont c’est le rôle – mène une campagne systématique, énergique, massive, en vue de mobiliser un maximum de secteurs dans le mouvement. Face à la loi Travail, la grève reconductible n’est plus seulement une « forme de lutte » parmi d’autres, pour reprendre la formule de Martinez ; elle est désormais la seule forme de lutte qui puisse arracher la victoire. Voilà le message qui devrait être martelé par les sommets de la CGT. Sans cela, les salariés convoqués en AG vont regarder par-dessus l’épaule de leurs collègues syndiqués, en direction des sommets de la CGT – et, constatant une attitude hésitante, vacillante, vont se dire : « si on part, on risque de se retrouver seuls ».
Dans la foulée du congrès de la CGT, la pression de la base a continué de croître, en particulier depuis le début des grèves reconductibles, la semaine dernière. Avant-hier, samedi 21 mai, Martinez est venu soutenir des grévistes près de Valenciennes. Entouré de travailleurs scandant « grève générale ! », Martinez a déclaré : « La grève se généralise. Les salariés de quatre raffineries sont en grève. (…) La CGT propose de généraliser ces grèves. (…) Il faut généraliser dans la métallurgie, dans le commerce aussi. » Voilà très exactement ce que la direction de la CGT doit dire ! Et elle doit le dire non seulement à l’occasion d’un rassemblement de grévistes, comme ce samedi, mais systématiquement, sur tous les médias, par tous les moyens à la disposition de la CGT, à l’appui d’une grande campagne nationale d’agitation et d’un plan bien élaboré.
Le temps presse !
De par sa nature même, l’extension d’une grève reconductible doit être rapide. Chaque jour compte : on ne peut demander aux transporteurs routiers et aux salariés des raffineries d’attendre indéfiniment le soutien des travailleurs d’autres secteurs. La journée d’action du 26 mai annoncée par l’intersyndicale peut jouer un rôle dans le soutien et l’extension de la grève reconductible. Mais qu’en est-il de la journée d’action du 14 juin ? C’est dans trois semaines. D’ici là, soit la grève reconductible aura gagné d’autres secteurs, soit le mouvement aura reflué. C’est du moins la perspective la plus probable – et conforme à l’expérience de 2010.
Le 20 mai, dans son communiqué annonçant la mobilisation du 14 juin, l’intersyndicale expliquait : « Les organisations décident de renforcer l’action par une journée de grève interprofessionnelle avec manifestation nationale à Paris le 14 juin, au début des débats au Sénat. Elles appellent à multiplier d’ici là, sur tout le territoire, des mobilisations sous des formes diversifiées. » On retrouve ici l’idée dangereuse des « mobilisations diversifiées », alors que la seule arme efficace, désormais, est la grève reconductible et son extension. L’intersyndicale devrait concentrer toutes ses forces – et celles de ses militants – sur cet objectif. Il faut, sans perdre de temps, étendre le mouvement « à la métallurgie, au commerce », comme le disait Martinez samedi. Il faut commencer par les secteurs les plus militants, les plus combatifs, pour entrainer les autres à leur suite.
La date du 14 juin a été retenue parce qu’elle correspond à l’ouverture des « débats au Sénat ». Mais à quoi bon calquer le rythme des mobilisations sur le calendrier parlementaire ? Si une puissante grève reconductible se développe rapidement, le Sénat ne discutera de rien du tout, car le gouvernement devra capituler. L’idée de « faire pression » sur les parlementaires est d’autant plus déroutante que, dans les faits, le gouvernement a recours au 49-3 ! Au passage, cet épisode a démontré que les prétendus « frondeurs » socialistes veulent bien s’« opposer » à la loi Travail, mais pas au point de faire tomber le gouvernement : ils n’ont pas voté la motion de censure. Le gouvernement n’aurait de nouveau recours aux services des parlementaires que si la dynamique de la lutte l’y oblige, et ce dans le but de sauver la loi en sacrifiant tel ou tel de ses articles. Il chercherait alors à embarquer les dirigeants syndicaux dans la manœuvre. Samedi, Martinez a répété : « on lutte pour le retrait » pur et simple de la loi. Cette ligne doit être maintenue jusqu’au bout.
Le même communiqué de l’intersyndicale annonce « une grande votation dans les entreprises, les administrations et les lieux d’étude qui se déroulera dans les semaines à venir en parallèle au débat parlementaire afin de poursuivre avec les salarié-es et les jeunes les débats sur la loi Travail, obtenir le retrait de ce texte pour gagner de nouveaux droits permettant le développement d’emplois stables et de qualité. » Là encore, c’est une stratégie en décalage avec la dynamique réelle de la lutte, sur le terrain. Il n’y a plus besoin d’une « grande votation » pour démontrer que l’écrasante majorité des salariés est opposée à la loi Travail : tous les sondages l’indiquent déjà. La plupart des travailleurs n’ont plus besoin d’être convaincus du caractère réactionnaire de cette loi ; ils ont besoin d’être convaincus du fait que leur mobilisation peut aboutir à la victoire ; ils ont besoin d’une stratégie et d’une perspective claire, offensive.
L’objectif de cette « grande votation » est-il de convaincre le gouvernement ? Ce serait absurde. Le gouvernement sait bien que la majorité des salariés s’oppose à la loi Travail. Mais il prend ses ordres du Medef, pas dans les résultats de « grandes votations » syndicales. Et il ne reculera que face à un puissant mouvement de grève reconductible. Toutes les forces du mouvement ouvrier doivent donc se concentrer sur cet objectif. Il n’y a plus de temps à perdre : les prochains jours seront décisifs.
Enfin, « le développement d’emplois stables et de qualité », dont parle le communiqué de l’intersyndicale, est un objectif louable, mais inatteignable dans le cadre du capitalisme en crise, qui signifie au contraire la régression sociale permanente. Il faut expliquer cette vérité aux travailleurs. Si elles veulent vraiment lutter pour « des emplois stables et de qualités », les organisations syndicales doivent intégrer à leur plateforme revendicative des mesures décisives contre le pouvoir des capitalistes, c’est-à-dire leur contrôle de l’économie. Il faut transformer la lutte défensive contre la loi Travail en une lutte offensive contre le pouvoir et les privilèges des « 200 familles » de grands capitalistes qui contrôlent tout et décident de tout, dans ce pays.
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