Les mesures tarifaires imposées par Trump ont déclenché une confrontation ouverte entre les deux premières puissances économiques mondiales. Cette offensive révèle en réalité une lutte acharnée entre impérialismes pour la suprématie à l’échelle mondiale. Les conséquences pour l’économie globale et la stabilité sociale sont désastreuses.
Trump adore des tarifs douaniers. Il met la moitié de la planète sous pression à coups de droits d’importation, dans le but d’obtenir de meilleurs « accords ». Il s’agit là d’un tournant historique : durant 70 ans, le libre-échange et la mondialisation ont constitué la ligne directrice de la politique économique américaine. Désormais, la protection de l’industrie nationale — autrement dit, le protectionnisme — est redevenue doctrine officielle.
La plupart des États, Suisse comprise, ont tenté de calmer le jeu, allant jusqu’à supplier Washington d’ouvrir des négociations. Seule la Chine a relevé le défi lancé par Trump. Par des droits de douane et des mesures de rétorsion équivalentes, les deux géants économiques ont porté leur guerre commerciale à un niveau inédit. À son paroxysme, les importations chinoises étaient frappées de tarifs douaniers atteignant 145 %, tandis que les produits américains étaient taxés à hauteur de 125 %. Le commerce entre les deux pays s’est quasiment figé. Les chaînes de production ont été interrompues, des milliers de travailleurs ont vu leurs revenus s’effondrer et les marchés boursiers ont plongé. C’est précisément pour cela que le protectionnisme constitue une menace directe pour l’économie capitaliste.
Le 12 mai, des diplomates américains et chinois se sont accordés à Genève sur un cessez-le-feu de 90 jours. Durant cet intervalle, les droits de douane seront réduits de 115 points de pourcentage et les bases d’un accord de plus longue durée seront discutées. Que faut-il en conclure ? Trump a engagé un bras de fer sans obtenir la moindre concession de la Chine. L’économie américaine semble avoir davantage souffert des droits de douane que l’économie chinoise. La position réelle de Trump s’est révélée plus fragile que ne le laissaient croire ses déclarations. Il a notamment cédé sous la pression des capitalistes américains, inquiets pour leurs profits. Leur pessimisme a provoqué une chute des marchés financiers et des taux de change.
Rien n’est réglé. L’accord sino-américain n’est qu’un armistice de 90 jours, en aucun cas un traité de paix. Cette rivalité entre grandes puissances est appelée à marquer durablement l’époque.
Par ses droits de douane agressifs, Trump cherche à résoudre les contradictions du capitalisme américain en attaquant son principal rival : la Chine. Il s’agit d’un protectionnisme réactionnaire, symptomatique d’une puissance impérialiste sur le déclin.
Depuis 1945, l’impérialisme américain régnait sans partage sur le monde capitaliste. La Seconde Guerre mondiale avait affaibli ses concurrents européens, ouvrant la voie aux investissements et aux marchandises en provenance des États-Unis. Juste après le conflit, ces derniers produisaient 60 % des biens industriels de la planète. Wall Street s’imposa comme le centre financier mondial et le dollar comme monnaie de référence. L’impérialisme américain a sécurisé cette position économique dominante sur le plan politique, en créant d’institutions internationales comme l’ONU, la Banque mondiale ou le FMI, complétées par un vaste réseau de bases militaires, des guerres ainsi que l’OTAN, au service des intérêts des multinationales américaines sur tous les continents. Sous la bannière du libre-échange, les États-Unis imposèrent l’ouverture des marchés dans le monde entier et tirèrent d’immenses profits de la croissance d’après-guerre. Après l’effondrement de l’Union soviétique, leur hégémonie paraissait inébranlable.
Mais la situation a changé. L’avance industrielle des États-Unis s’effrite rapidement. Depuis le début du XXIe siècle, leur part dans la production industrielle mondiale est passée de 25 % à 16 % (ONUDI). Tandis que l’industrie américaine stagne, la Chine a, dans le même temps, fortement développé la sienne, faisant passer sa propre part de 6 % à 32 %. En termes de pouvoir d’achat, l’économie chinoise dépasse celle des États-Unis depuis près de dix ans (FMI). Il s’agit là d’un basculement majeur dans les rapports de force économiques mondiaux.
La Chine n’est plus aujourd’hui un simple atelier de fabrication de jouets en plastique bon marché. Elle est devenue, au fil des décennies, la deuxième puissance impérialiste mondiale. Elle a fait émerger ses propres grands monopoles, qui dominent davantage de marchés — c’est-à-dire qu’elles détiennent, selon le CEPII, plus de 50 % des parts d’exportation pour un produit donné — que les monopoles européens, américains, japonais et indiens réunis. Cela concerne aussi bien des matériaux stratégiques comme l’aluminium ou les aimants pour dispositifs électroniques, que des biens complexes comme les cellules solaires ou les véhicules électriques. La Chine est devenue le principal partenaire commercial de l’Amérique latine, de l’Afrique et de l’Asie, et occupe désormais la deuxième place mondiale en matière d’exportation de capitaux.
À l’époque de l’impérialisme, de tels bouleversements économiques entraînent inévitablement une lutte féroce pour l’hégémonie. Chaque puissance montante revendique une part des profits, des marchés et des matières premières. Cela se fait nécessairement au détriment des puissances établies, qui ne renoncent pas à leurs positions sans combat. Cette dynamique est d’autant plus violente que l’économie mondiale traverse une crise profonde et durable, comme c’est le cas aujourd’hui.
La suprématie des États-Unis est certes contestée par la Chine, mais elle demeure. Le déclin de l’impérialisme américain est avant tout relatif, en comparaison à sa position au siècle dernier. Le budget militaire américain reste trois fois supérieur à celui de la Chine. 58 % des réserves monétaires mondiales se font en dollars, contre à peine 2 % en renminbi (Statista). La puissance de leurs monopoles – tels qu’Apple, Amazon ou BlackRock – s’exprime dans le fait que les entreprises américaines représentent 65 % de la capitalisation boursière mondiale (WEF). Avec leur immense marché intérieur et leur statut de plus grand importateur mondial, les États-Unis restent le principal marché d’exportation pour de nombreuses marchandises.
Trump compte désormais s’appuyer sur ces avantages pour tenter d’endiguer le déclin de l’impérialisme américain.
Trump a été élu parce qu’il promettait un retour au bon vieux temps. Cela exprime le désespoir des travailleurs américains face à la dégradation de leurs conditions de vie et à l’effondrement de leurs perspectives d’avenir. Au fil des décennies de mondialisation, les capitalistes américains ont fermé des usines, délocalisé les emplois, provoqué des crises financières – tout en s’enrichissant de façon spectaculaire. Les électeurs de Trump espéraient un boulversement de la politique menée jusqu’alors par les démocrates comme par les républicains.
Avec ses droits de douane et d’autres mesures protectionnistes, Trump poursuit quatre objectifs. D’abord, les droits de douane doivent renchérir les importations de biens manufacturés et faire revenir les emplois industriels aux États-Unis. Deuxièmement, il s’agit d’affaiblir son principal rival, la Chine. Troisièmement, les recettes issues des taxes douanières sont censées alléger le budget fédéral. Enfin, ces droits servent aussi d’outil de négociation pour obtenir des concessions économiques et politiques.
Du point de vue de l’impérialisme américain, des mesures s’imposent pour renforcer sa base économique et entraver le développement chinois. Cette logique brutale sous-tend la guerre commerciale menée par Trump. Mais les démocrates et les républicains y adhèrent tout autant. En 2009, Obama avait déjà instauré des droits de douane de 35 % sur les pneus automobiles chinois. Durant son premier mandat, Trump a déclenché une première véritable guerre commerciale, en taxant les machines à laver, les panneaux solaires et d’autres produits en provenance de Chine. Biden a prolongé cette orientation, en imposant de nouvelles taxes sur les batteries et les voitures électriques. La classe dirigeante américaine partage donc, dans son ensemble, les fondements de cette politique protectionniste.
Trump reste toutefois plus imprévisible que ne le souhaiteraient la plupart des chefs d’entreprises. Il annonce des taxes douanières pour les retirer deux jours plus tard, sans se soucier des détails. Mais quel que soit le président à venir, les États-Unis continueront d’affronter la Chine sur le terrain économique, et poursuivront, sous une forme ou une autre, la politique amorcée par Trump.
La Chine n’est toutefois pas disposée à sacrifier son propre développement économique pour apaiser Trump. Après trente années de croissance soutenue, avec des taux oscillant entre 10 % et 15 %, le capitalisme chinois atteint ses limites. La Chine ne pourra maintenir une croissance proche des 5 % qu’avec une stratégie internationale aggressive.
La Chine s’est dotée d’un vaste appareil productif, avec un nombre considérable d’usines, de chaînes d’approvisionnement et une main-d’œuvre ouvrière hautement qualifiée. L’avenir économique et social du pays dépend désormais de la rentabilité de ces moyens de production. Avec sa transition vers le capitalisme, la Chine n’a pas échappé aux contradictions propres à ce système. La plus fondamentale : la surproduction. Qui achètera toutes les marchandises fabriquées par les usines chinoises ?
La Chine doit exporter. Mais aucun pays n’est prêt à absorber une telle masse de produits chinois au risque de ruiner sa propre industrie. Un seul exemple suffit : selon le Financial Times, la Chine dispose déjà de capacités de production suffisantes pour satisfaire 75 % de la demande mondiale en voitures électriques. C’est la raison pour laquelle non seulement les États-Unis et l’Union européenne, mais aussi des partenaires commerciaux et alliés proches comme l’Inde, le Brésil ou la Russie imposent désormais des taxes douanières et des restrictions sur les importations en provenance de Chine. La Chine ne peut donc pas simplement ignorer les droits de douane de Trump, et elle ne pourra pas poursuivre son ascension économique de la même manière qu’auparavant.
D’autres leviers ont déjà été épuisés : le boom immobilier s’est achevé par l’éclatement d’une bulle. Pour relancer l’activité, l’État a laissé exploser la dette, qui dépasse désormais 300 % du PIB. Il tente aussi de stimuler l’économie en créant de la monnaie. Mais il n’existe aucune échappatoire aux contradictions fondamentales du capitalisme. C’est d’ailleurs pourquoi, comme l’a révélé un sondage de la Chambre de commerce de l’Union européenne, une majorité d’entreprises européennes présentes en Chine redoutent davantage le ralentissement de la croissance chinoise que la guerre commerciale elle-même.
Du point de vue d’une puissance impérialiste, la guerre commerciale est inévitable. Mais elle ne résout aucun problème ; au contraire, elle menace d’entraîner l’économie mondiale dans une profonde dépression. Les économies nationales sont désormais si étroitement imbriquées que toutes pâtissent de ce conflit commercial.
Trump se plaint des volumes d’exportation chinois vers les États-Unis. Mais de la même manière que les États-Unis représentent le principal débouché de la Chine, le marché américain dépend massivement des produits chinois. En renchérissant les échanges, les droits de douane américains perturbent aussi leur propre économie. D’innombrables biens de consommation indispensables à la vie quotidienne des Américains disparaîtraient du marché ou deviendraient considérablement plus chers.
L’industrie américaine, qui repose sur des fournisseurs chinois, est elle aussi touchée. Pendant des décennies, les entreprises américaines ont participé à l’essor des compétences industrielles, des infrastructures, des technologies et de la main-d’œuvre qualifiée en Chine, au point de la rendre irremplaçable. De nombreuses grandes firmes américaines subissent aujourd’hui les effets conjugués des droits de douane imposés par les deux pays, car leurs produits font l’aller-retour entre les États-Unis et la Chine à plusieurs reprises avant d’être terminés. Rapatrier l’ensemble des chaînes de production sur le sol américain prendrait des décennies, coûterait une fortune — si tant est que ce soit faisable — et déboucherait sur des produits non compétitifs.
Ces dernières années, la Chine a tenté de réduire sa dépendance aux États-Unis en cherchant de nouveaux débouchés. Mais le marché américain est trop important pour que sa perte puisse être compensée. Les pays pauvres n’ont pas le pouvoir d’achat pour absorber les voitures électriques, les pièces industrielles ou les iPhones jusque-là destinés aux États-Unis. Et les pays riches ne sont pas disposés à laisser leurs marchés être envahis par les produits chinois : ils augmentent à leur tour les droits de douane pour protéger leurs propres industries. Chaque nouvelle mesure protectionniste accroît la pression sur les autres pays à en faire autant, en multipliant les barrières douanières ou les subventions.
Pendant des décennies, les échanges commerciaux entre les États-Unis et la Chine ont été l’un des moteurs essentiels de l’économie mondiale. C’est pourquoi toutes les nations sont aujourd’hui touchées par le conflit entre ces deux géants. La quasi-totalité des pays entretiennent des liens commerciaux étroits avec l’un ou l’autre, voire les deux. La plupart des biens vendus sur le marché mondial intègrent la Chine, les États-Unis, ou les deux dans leur chaîne d’approvisionnement. Partout, les produits deviennent plus chers. Et cette pression se fait d’autant plus sentir que l’économie mondiale est pratiquement stagnante depuis des décennies. Les anciens moteurs de la croissance sont aujourd’hui ceux qui menacent de précipiter une dépression globale.
Aucune des deux puissances ne « gagnera » cette guerre commerciale, car elles ne sont que les deux faces d’un même système capitaliste condamné. C’est une irrationalité presque inimaginable : les sommets de l’industrie, de la science et de la technologie se font mener vers la destruction mutuelle dans une guerre commerciale. Des moyens de production capables de satisfaire les besoins de toutes et tous se font détruire. Et pour quoi ? Pour déterminer si le monde sera gouverné et exploité depuis Pékin ou bien depuis Washington.
Et comme dans toute guerre, c’est en fin de compte la classe ouvrière de chaque pays qui paie. Le coût de la vie grimpe lorsque les barrières douanières s’élèvent. Les usines ferment, et les travailleurs sont jetés à la rue. Et dans un marché en stagnation, les capitalistes tentent de sauver leurs profits en pressant leurs propres salariés jusqu’à la dernière goutte.
La guerre commerciale est une conséquence inévitable de la crise du capitalisme, qui pousse chaque pays à défendre son industrie et ses emplois. Mais elle ne fait qu’aggraver cette crise, car elle inverse le processus de mondialisation. Il en va de même pour le lien entre protectionnisme et lutte des classes.
Trump a su exploiter la haine de classe croissante aux États-Unis pour se faire élire. Mais il est incapable de tenir ses promesses. Au contraire : les biens de consommation bon marché, qui avaient rendu les trente dernières années un peu plus supportables, disparaissent – sans que les emplois ne reviennent pour autant. La mondialisation a été une catastrophe pour les travailleurs, mais le protectionnisme n’apportera aucune solution. C’est pourquoi, tôt ou tard, la haine de classe se retournera contre le trumpisme. Des millions de personnes en tireront des conclusions radicales. Elles ne se contenteront pas davantage du libéralisme tiède des démocrates. La guerre commerciale attise ainsi la lutte des classes.
Il en va de même pour la Chine, quand bien même sous une forme différente. Son développement fulgurant a donné naissance à la plus grande classe ouvrière de l’histoire. Pas moins de 700 millions de travailleurs actifs vivent dans d’immenses mégapoles dont nous n’avons jamais entendu parler. Entre leurs mains, ils ont potentiellement le pouvoir économique de mettre le régime à genoux ! Mais cette force potentielle s’est construite dans un contexte où l’économie chinoise progressait, tandis que celle des États-Unis stagnait. Année après année, de nouvelles usines ouvraient, les infrastructures se développaient, et les salaires furent multipliés par dix depuis les années 2000. Cette croissance a longtemps assuré la stabilité politique. Aujourd’hui, la tendance s’est inversée.
En Chine, la propriété privée domine. La classe capitaliste contrôle l’économie et s’appuie sur un État autoritaire. Elle a hérité d’un appareil d’État puissant, fruit de l’histoire complexe des révolutions et contre-révolutions chinoises. C’est pourquoi le parti au pouvoir continue de se dire communiste. Malgré les symboles du marteau et de la faucille, le PCC défend les intérêts de son propre capitalisme national. Cela inclut une répression brutale de la classe ouvrière chinoise. Celle-ci ne dispose d’aucun droit politique : pas d’élections, pas de grèves, pas de véritables syndicats. Il n’existe aucun moyen légal d’exprimer son mécontentement. La Chine est devenue une cocotte-minute sans soupape de sécurité. Lorsque la pression devient trop forte, il y aura une l’explosion sociale.
Le régime a réussi à maintenir un calme relatif parmi les travailleurs tant que l’économie progressait. Tant qu’un travail acharné permettait d’avoir une vie meilleure que celle de ses parents, l’oppression et les inégalités étaient tolérées. Mais aujourd’hui, cette promesse n’est plus tenue. Le chômage des jeunes, y compris diplômés, a considérablement augmenté. Certains sombrent dans le désespoir, d’autres se réfugient dans la spiritualité. En ligne, beaucoup se plaignent du neijuan, cette situation absurde où l’on doit pédaler de plus en plus dur pour rester sur place. Les travailleurs se mobilisent pour exiger le paiement de salaires impayés, comme le montre le China Labour Bulletin. Et la guerre commerciale ne fait qu’aggraver cette situation.
Le gouvernement chinois tente désormais de faire porter toute la responsabilité de cette impasse capitaliste aux États-Unis. Il existe une colère réelle et profonde face à l’humiliation historique infligée à la Chine par les puissances impérialistes. L’offensive douanière de Trump lui a offert une occasion en or pour jouer cette carte. Mais le nationalisme ne peut effacer cette vérité élémentaire : les milliardaires et les bureaucrates qui vivent du sang, de la sueur et des larmes des travailleurs chinois sont eux aussi chinois. Comme partout ailleurs, le capitalisme dans « l’Empire du Milieu » a engendré ses propres fossoyeurs. Le régime pourra investir autant qu’il veut dans la surveillance et la répression, rien ni personne ne pourra arrêter la classe ouvrière quand sa haine de classe commencera à bouillonner.
International — de Lukas Nyffeler, Berne — 28. 06. 2025
Moyen-orient — de Francesco Merli, marxist.com — 27. 06. 2025
Solidarité — de der redaktion — 20. 06. 2025
Luttes de Libération — de Ine Bouchon, Genève — 12. 06. 2025