Cet article a été écrit fin mai, avant la tenue du sommet Trump-Kim Jong Un de Singapour.
De toute évidence, les subtilités de la diplomatie bourgeoise ne sont pas le point fort de Donald Trump. Ses coups d’éclats et de bluff effrayent bien des « alliés » traditionnels des Etats-Unis, dont l’impérialisme français.
En avril, la France participait aux frappes contre la Syrie aux côtés des Américains. Macron mettait alors en scène ses « excellents rapports » avec le Président américain. Quelques semaines plus tard, sans le moindre égard envers leur « relation spéciale », le président Trump envoyait Macron dans les roses sur la question de l’accord nucléaire avec l’Iran. Ainsi se comporte un maître, d’un coup de pied sec, à l’égard de son petit caniche.
En matière de relations internationales, les initiatives de Trump sont chaotiques et imprévisibles, certes, mais pas absurdes ou irrationnelles. « Il y a de la méthode dans cette folie », selon la formule de Shakespeare. A sa manière, Trump cherche à défendre les intérêts de l’impérialisme américain, qui est toujours le plus puissant, de très loin, mais qui n’en est pas moins confronté à des limites – et notamment à l’influence croissante de la Russie et de la Chine.
L’accord sur le nucléaire iranien
Lorsque le gouvernement américain a bombardé et envahi l’Irak, en 2003, il n’a pas seulement détruit des millions de vies. En détruisant l’armée irakienne, il a également brisé le fragile équilibre militaire et politique dans la région. L’influence de l’Iran a grandi au détriment des alliés traditionnels des Etats-Unis, en particulier de l’Arabie Saoudite. L’intervention américaine dans la guerre civile en Syrie, à partir de 2011, était une tentative de revenir à l’ancienne situation. Ce fut un fiasco – et depuis l’intervention militaire de la Russie en Syrie, en 2015, c’est Moscou et Téhéran qui dominent la situation.
C’est ce constat d’échec qui a poussé l’ancienne administration américaine à un accord sur le nucléaire iranien, en 2015. Face à l’apparition de l’Etat Islamique, rejeton des interventions américaines en Irak et en Syrie, Obama a été contraint de s’appuyer sur son ancien ennemi : l’Iran. Cet accord était un compromis par lequel les Etats-Unis reconnaissaient la place de Téhéran dans l’équilibre des forces dans la région, et donc (implicitement) leur propre affaiblissement. Voilà ce que Trump et son secrétaire d’Etat, Mike Pompeo, ne veulent pas accepter. En sortant de l’accord avec l’Iran, ils tentent de rebattre les cartes. Cependant, on ne voit pas bien comment ils pourraient y parvenir.
Pour justifier sa sortie de l’accord, Trump accuse Téhéran de financer et de soutenir le terrorisme. Quelle hypocrisie ! Les principaux soutiens du terrorisme, dans la région, furent les Etats-Unis eux-mêmes et leur allié saoudien. Trump accuse aussi le régime iranien de ne pas avoir respecté l’accord. C’est un mensonge pur et simple. Tous les rapports des inspecteurs l’affirment : Téhéran a respecté l’accord.
Le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, et l’héritier du trône d’Arabie Saoudite, Mohammed ben Salman, ont eux aussi la nostalgie de leur puissance d’antan. Tel-Aviv et Riyad sont ulcérés par l’influence croissante – militaire et politique – de l’Iran. D’où, notamment, l’aventure militaire désastreuse des Saoudiens au Yémen, où ils ont massacré des milliers de civils et poussé des centaines de milliers de personnes au bord de la famine, sans pour autant s’approcher d’une victoire – malgré le soutien logistique des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la France. La coalition que menait Riyad, au Yémen, est même en train de se désagréger. Les Emirats Arabes Unis tentent de jouer contre l’Arabie Saoudite en favorisant la sécession du Sud-Yémen.
Mohammed ben Salman applaudit donc les attaques de Trump contre l’Iran. En ce qui concerne Netanyahu, ses motivations officielles se doublent d’un besoin pressant de distraire son opinion publique, car il est personnellement mis en cause dans deux graves affaires de corruption.
Les Etats-Unis et l’Europe
Trump a annoncé que des sanctions seraient mises en place pour frapper les entreprises étrangères qui feraient des affaires en Iran. C’est un coup dur pour l’économie iranienne, mais aussi pour les grandes entreprises européennes qui se sont jetées sur le marché iranien lorsque les anciennes sanctions ont été levées, il y a deux ans. Airbus et Total, par exemple, ont signé de juteux contrats en Iran. Ils sont sérieusement compromis.
C’est ce qui explique, pour partie, le communiqué commun d’Angela Merkel, d’Emmanuel Macron et de Theresa May, qui réaffirmait l’attachement de ces trois pays à l’accord multipartite de 2015. Leur choc, après l’annonce de Trump, a été d’autant plus grand que Macron s’était personnellement engagé (et mis en scène) dans cette affaire, lors de son dernier déplacement aux Etats-Unis.
Ainsi, du point de vue des grandes puissances européennes, les considérations économiques ne sont pas les seules en jeu. Leur condamnation de l’initiative de Trump découle aussi de l’humiliation qu’il leur fait subir, par sa décision unilatérale, alors que les dirigeants européens estimaient avoir déjà fait aux Etats-Unis d’importantes concessions.
Enfin, Paris, Londres et Berlin ne voient pas bien – et pour cause ! – quel est le plan de Trump pour remplacer l’accord de 2015, et comment tout ceci pourrait favoriser une stabilisation de la situation dans la région. Nombre des initiatives diplomatiques de Trump sont des coups de bluffplus ou moins réussis, qui consistent à faire monter la pression pour obtenir des concessions. Ce fut par exemple le cas avec ses alliés de l’OTAN : en menaçant d’envoyer au diable ses accords fondateurs, Trump a obtenu des pays européens des promesses d’augmentation de leurs budgets de défense. Cependant, on voit mal ce qui pousserait les Iraniens à rentrer dans ce genre de jeu.
Au passage, la Pologne – qui dépend beaucoup de Washington, militairement – s’est ostensiblement distancée de la « position commune » européenne. Les tensions internes à l’UE s’en trouvent donc aggravées, ce qui n’est pas pour déplaire à l’administration américaine.
Bluff réciproque en Corée
L’impérialisme américain est aussi en difficulté en Asie, où la Chine attire vers elle un certain nombre d’anciens alliés des Etats-Unis, dont le Pakistan, la Thaïlande et les Philippines.
D’après Trump lui-même, cependant, sa plus grande réussite diplomatique concerne la péninsule coréenne, où sa fermeté aurait contraint Kim Jong-un à accepter des négociations. Un tel « succès » est censé servir d’exemple à sa politique iranienne. En réalité, si la crise coréenne illustre quelque chose, c’est bien l’affaiblissement de Washington.
Malgré les déclarations enflammées de Kim Jong-un et de Trump, l’automne dernier, le risque d’une guerre atomique n’a jamais été sérieux. Une agression militaire de la Corée du Nord serait suivie d’une riposte immédiate et massive contre la Corée du Sud, voire contre le Japon. Séoul, la capitale de la Corée du Sud, n’est qu’à quelques dizaines de kilomètres de la frontière avec le Nord. Elle est à la portée de la puissante artillerie conventionnelle de son voisin, sans même parler de l’arme nucléaire.
Une intervention militaire américaine contre Pyongyang était donc exclue. Mais la situation est aussi complexe du point de vue des Nord-coréens, qui ne peuvent plus autant compter que par le passé sur le soutien de la Chine. Après avoir si longtemps soutenu le régime nord-coréen, la Chine le considère de plus en plus comme une nuisance, alors que Pékin tente d’améliorer ses relations avec l’Europe et la Corée du Sud.
Les hurlements guerriers de Washington et de Pyongyang étaient un bluff réciproque. Trump espérait effrayer le régime nord-coréen pour le pousser à négocier, alors que Kim voulait pousser son programme nucléaire le plus loin possible avant d’envisager une négociation. Le rapprochement amorcé en mars dernier, entre le dirigeant nord-coréen et le président américain, se réalise à l’avantage du premier. Kim Jong-un n’a en effet rien promis de très important, à part le démantèlement de son site d’essai nucléaire, devenu inutile à présent que son arme nucléaire semble au point.
Par contre, en acceptant de le rencontrer en personne, alors qu’aucun président américain n’a jamais rencontré de dirigeant nord-coréen, Trump a offert à Pyongyang une reconnaissance diplomatique de taille. C’est ce qui expliquait les hésitations sur ce « sommet » inédit. Les diplomates professionnels de Washington sont horrifiés par ce « succès » diplomatique de Trump. En outre, tout accord avec le régime de Pyongyang coûtera des milliards de dollars aux Américains – en aides économiques et investissements divers.
Rapprochement nord-sud
Cette situation a débouché sur un rapprochement entre Séoul et Pyongyang, contraignant Pékin et Washington à envoyer d’urgence leurs diplomates sur place, pour qu’ils soient sûrs de ne pas être oubliés. Pour le nouveau gouvernement sud-coréen du président Moon Jae-in, la paix est une perspective intéressante à plus d’un titre. Après les années de politique réactionnaire de l’ex-présidente Park Geun-hye, la promesse d’un rapprochement pacifique avec le Nord permet à Moon de marquer sa différence avec Park, sans avoir à revenir sur la politique intérieure de celle-ci, ses lois anti-syndicales et sa répression des organisations de gauche.
Pour Séoul, la Corée du Nord offre aussi des perspectives économiques alléchantes, alors que la bureaucratie du Nord s’oriente vers une restauration « à la chinoise » du capitalisme. Pour les capitalistes sud-coréens, la Corée du Nord est un réservoir potentiel de matières premières et de force de travail à bon marché, en même temps qu’un marché à conquérir. De leur point de vue, ce serait d’autant plus bienvenu que l’accès au marché américain est menacé par les mesures protectionnistes de Trump sur les importations en provenance de la Corée du Sud. Là encore, le dénouement (provisoire) de cette crise se fait au détriment des Etats-Unis. Leur allié sud-coréen se distance d’eux et essaie de jouer l’équilibre avec la Chine, tout en poursuivant ses propres objectifs en Corée du Nord.
Trump tente de résoudre les problèmes de l’impérialisme américain en bluffant et en tapant du poing sur la table. Mais dans le contexte d’une crise mondiale du capitalisme, cela relève d’une efficacité très limitée. Trump ne pourra pas restaurer la toute-puissance passée des Etats-Unis. Par contre, ses aventures militaires et diplomatiques ne manqueront pas d’aggraver l’instabilité des relations internationales.
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