Le mouvement de grève des femmes est l’expression de la radicalisation mondiale des femmes qui en ont marre du sexisme, des bas salaires et de la double charge du travail domestique et salarié. La grève des femmes en 2019 a le potentiel de servir de signal de départ pour une véritable offensive dans la lutte des femmes, mais sous condition que le 14 juin ne reste pas un acte isolé. La question cruciale qui se pose désormais est la suivante : comment le mouvement de la grève des femmes peut-il s’organiser sur le long terme ? Avec ce document, le courant marxiste « l’étincelle » veut apporter des réponses stratégiques et programmatiques.
Plus de 500’000 femmes ont participé à la grève des femmes suisses en 1991. Au terme de cette lutte, la loi sur l’égalité de rémunération a été adoptée. Mais cette concession symbolique n’a rien changé. Jusqu’à aujourd’hui, les capitalistes et l’Etat bourgeois n’ont pas encore réalisé l’égalité salariale. Et ils ne le feront pas non plus dans le futur. Les capitalistes ne nous font pas de cadeaux. L’expérience de 1991 montre que nous ne pouvons compter que sur nos propres forces. L’Etat et les capitalistes doivent être contraints d’appliquer les lois. Ce n’est que si nous construisons une force de frappe dans les entreprises que nous pourrons forcer les capitalistes à mettre en œuvre nos revendications. Une grève ne doit donc pas être considérée comme une « mesure symbolique ». Une grève ne fait pression que si elle bloque l’économie ! Autrement dit : avec l’idée d’une simple « grève symbolique », qui a également déterminé la discussion sur la grève des femmes de cette année, nous sommes en train de nous désarmer !
Aujourd’hui la grande majorité des femmes fait partie de la classe salariée, car elle ne gagne qu’un salaire. C’est pourquoi, pour aller de l’avant, notre programme et notre organisation doivent avoir un caractère de classe clair. Nos ennemis ne sont pas les hommes, mais le capitalisme. Nos alliés ne sont pas la minorité des femmes bourgeoises qui profitent du capitalisme et ne veulent pas l’attaquer. L’allié naturel des femmes est la classe salariée dans son ensemble. Pourtant, nous ne nous faisons aucune illusion à ce sujet : il y a des préjugés sexistes parmi les travailleurs, raison pour laquelle la lutte contre le sexisme au sein du mouvement ouvrier est centrale. Nous devons convaincre les hommes de notre programme et les impliquer dans la lutte ! Si nous ne le réussissons pas, nous ne parviendrons à rien. Parce que chaque homme qui travaille pendant que nous faisons grève sape l’efficacité de la grève. S’il compense l’absence des femmes dans l’entreprise, la grève est sans effet. En nous séparant de cette façon, nous affaiblissons la lutte contre le capital et l’oppression des femmes. C’est précisément la lutte commune qui est capable de surmonter les vieux préjugés.
Après le mouvement mondial de #MeToo, les femmes recourent désormais au moyen de la lutte de classe : la grève. En Espagne, six millions de femmes et six millions d’hommes ont chacun fait grève le 8 mars 2018 et 2019. Le mouvement en Espagne a eu un si grand impact international parce qu’une grève de masse a ébranlé toute la société espagnole.
La grève est la meilleure arme à notre disposition. Elle nous permet de mener la lutte contre l’oppression des femmes en tant que lutte des classes, ce dont elle fait intégralement partie. Les capitalistes dépendent de leur capacité à exploiter les salarié-e-s pour faire de gros profits. Et l’Etat bourgeois a pour tâche de faire fonctionner l’économie capitaliste dans les meilleures conditions possibles. Mais quand nous, la classe salariée, faisons grève, nous faisons pression sur les patrons pour qu’ils se plient à nos exigences. Avec une grève, nous montrons qui a vraiment le pouvoir dans la société. A savoir la classe ouvrière – à condition qu’elle soit organisée et unie dans la lutte !
Le 14 juin 2019 est un grand jour de combat et d’action. Mais pour la majorité des femmes, il n’est pas possible de faire grève aujourd’hui. Cela ne doit en aucun cas diminuer l’importance du grand nombre d’actions menées dans tous les cantons. Le 14 juin comme journée de lutte aura sans aucun doute une grande influence sur la conscience de beaucoup de femmes (et d’hommes). Mais nous devons également dire clairement que nous voulons plus qu’une seule journée d’action. Et surtout, qu’il faut bien davantage pour mettre à genoux les capitalistes et leur système oppressif. Pour cela, nous devons nous organiser sur les lieux de travail en comités d’entreprise ! Celles et ceux qui sont isolé-e-s ne peuvent pas se battre. Ce n’est qu’ensemble que nous sommes forts. Pour faire la grève, il faut pouvoir faire confiance à ses collègues avec un comité d’entreprise fort. Le 14 juin devrait être le signal de départ d’un changement durable dans le rapport de force.
C’est un fait que le lieu de travail est l’endroit le plus efficace où les femmes peuvent s’organiser contre l’oppression et le capitalisme. D’une part, près de 80% des femmes en Suisse sont actives sur le marché du travail. Cela signifie que les femmes sont concentrées dans les entreprises et que leur organisation est donc grandement facilitée. En contrepartie, la Suisse compte 3.7 millions de ménages, qui sont donc des unités très éparpillées et isolées. D’autre part, en s’organisant sur le lieu de travail, nous nous attaquons directement aux capitalistes, qui bénéficient de plusieurs façons de l’oppression des femmes.
Les syndicats sont précisément l’outil avec lequel les salarié-e-s peuvent coordonner leurs luttes au-delà d’un seul lieu de travail et les mener avec force et unité. Les syndicats ont le potentiel d’organiser la grande majorité des femmes et des hommes. Mais ce potentiel n’est pas exploité aujourd’hui. En fait, les syndicats n’ont jamais réussi à s’ancrer dans les « secteurs féminins » typiques. C’est précisément là que le degré de syndicalisation est très faible. Il est donc tout à fait compréhensible que de nombreux travailleurs et travailleuses se détournent des syndicats, déçu-e-s, voire dégoûté-e-s.
Mais lorsqu’il s’agit de grèves, les syndicats sont la référence sur le lieu de travail. Pour que de nombreuses femmes se souviennent du 14 juin non seulement comme d’une journée d’action, mais aussi comme du jour de leur premier arrêt de travail effectif, les syndicats auraient dû mener la préparation et la planification de manière offensive. Les syndicats sont les seuls à avoir l’expérience, la taille et l’organisation nécessaires pour soutenir des milliers de femmes dans leur première grève.
Poussées par la dynamique de la grève des femmes en 2019, les femmes et les hommes doivent s’organiser sur leur lieu de travail. Les syndicats doivent donner l’impulsion et se battre pour les comités d’entreprise.
Le 14 juin montre de manière impressionnante combien est grand le besoin de lutter contre l’oppression des femmes. Cette énergie ne doit pas s’évaporer. Après le 14 juin, la création de groupes d’entreprise doit être encouragée. La question décisive mentionnée au début devrait y être discutée : comment le mouvement de grève des femmes peut-il s’organiser sur le long terme ? Car ce n’est qu’à travers une organisation permanente que le 14 juin 2019 pourra être utilisé afin d’établir une pression suffisante et de lutter et obtenir de nouvelles victoires.
La question de l’organisation soulève toujours directement la question de nos revendications : avec quel programme nous organisons-nous, avec quelles revendications luttons-nous ? Nos revendications doivent promouvoir la participation directe des femmes à la lutte – pas de politique de substitution : nous ne pouvons nous libérer que par nous-mêmes ! C’est pour cela que le courant marxiste se bat et qu’il propose dans les pages qui suivent un programme révolutionnaire – transformons la grève des femmes en une grève générale !
Proposition de programme du courant marxiste l’Etincelle :
Après des décennies de silence, les femmes reviennent sur la scène politique et revendiquent leur droit à l’autodétermination dans les mouvements mondiaux. Ce n’est pas une coïncidence. Depuis les mouvements de femmes des années 80, nous n’avons guère fait un pas de plus dans la lutte pour l’égalité des sexes, bien au contraire. Les capitalistes et l’Etat bourgeois sont non seulement incapables de promouvoir l’émancipation des femmes qui travaillent, mais ils ont un intérêt direct à maintenir leur oppression. Cependant, la discrimination salariale n’est que la pointe de l’iceberg : la plupart des femmes sont exposées au double fardeau du travail salarié et du travail domestique, elles travaillent souvent dans des « secteurs féminins » mal payés et le sexisme fait toujours partie de la vie quotidienne de la grande majorité des femmes. Ces problèmes sont profondément enracinés dans notre société.
Dans la crise actuelle du capitalisme, tous les acquis du siècle dernier sont remis en question – et ce sont surtout les femmes qui en subissent les conséquences. Les salaires sont sous pression, tout particulièrement dans le secteur des bas salaires, ce qui encore affecte en majorité plus fortement les travailleuses et surtout les femmes migrantes. C’est précisément la faiblesse de l’organisation syndicale (généralement moins de 6%) dans ces domaines qui rend la lutte contre ces attaques plus difficile. Au niveau étatique, les mesures d’austérité bourgeoises entraînent des coupes dans les services sociaux, qui en conséquence frappent en premier lieu les mères seules (qui sont déjà deux fois plus souvent affectées par la pauvreté que le reste de la population). Les conditions de travail dans les professions de l’enseignement et des soins infirmiers, qui sont des professions typiquement féminines, sont également touchées par les mesures d’austérité.
C’est évident que le capitalisme n’a plus rien à offrir aux femmes. Le système la frappe deux et trois fois : en tant que travailleuse, précaire, femme au foyer, partenaire et objet sexuel. Dans la crise, ces tendances s’intensifient : poussés par les intérêts du capital, les bourgeois s’en prennent aux acquis sociaux des femmes et de la classe ouvrière dans son ensemble. Notre réponse doit donc être claire : Nous, les femmes, nous ne payons pas pour la crise systémique des capitalistes ! Nous exigeons le retrait de toutes les mesures d’austérité et de privatisations et l’établissement d’une forte taxation des grandes entreprises et des riches pour l’expansion de la protection sociale ! Dans ce but, nous devons mener la lutte la plus radicale contre les attaques du capital et des bourgeois ! Pour y parvenir, nous devons nous organiser sur le plus long terme et promouvoir la mise en œuvre et le contrôle de nos droits, même dans les entreprises. Ne nous fions qu’à notre propre force : personne, pas même l’Etat bourgeois, ne mettra en œuvre nos exigences à notre place.
Nous exigeons :
Pour ce faire, les syndicats doivent :
Le sexisme et la violence sexuelle font toujours partie de la vie quotidienne, y compris en Suisse. Selon l’OMS, 35,6% des femmes dans le monde (32,7% dans les pays où les salaires sont élevés) subissent des violences physiques ou sexuelles dans leur vie, la plupart commises par leur partenaire. Ces violences se produisent dans le silence, c’est pourquoi le nombre de cas non signalés est très élevé. L’aide aux femmes qui sont exposées à de tels abus est nettement insuffisante en Suisse. Selon l’organisation faîtière des maison d’accueil pour les femmes (Fédération Solidarité Femmes DAO) plus de 1 200 femmes demandant une protection ont dû être rejetées en 2017. Les centres d’accueil pour femmes, qui devraient servir de refuge pour les femmes victimes de violences domestiques, sont surpeuplés, sous-financés et dépendent des dons. Une victime de violence sur quatre doit donc être rejetée par manque de place.
Cela démontre qu’il y a tout sauf l’égalité entre les sexes. Les modèles sexistes existent toujours. Dès le plus jeune âge, on nous enseigne des modèles genrés sexistes. Les femmes devraient être sensibles, les hommes dominants. C’est aussi une préparation pour percevoir plus tard notre rôle dans la famille comme père ou mère typiques. Cependant, ces comportements ne sont pas naturels, mais socialement acquis. Les hommes sont censés être les protecteurs de la famille ou de la femme, mais en retour, ils sont autorisés à en disposer et à les déterminer. Cette répartition des rôles est in fine induite par la division du travail entre les sexes et reproduite par le capitalisme. Beaucoup de femmes dépendent matériellement de leur mari ou de leur partenaire. Cette dépendance ne peut être rompue que par un réseau gratuit d’institutions de soutien.
C’est pourquoi nous demandons :
Le capitalisme est basé sur l’oppression des femmes. Le travail domestique non rémunéré est vital pour le capitalisme : les travaux comme le nettoyage, la cuisine, mais surtout les soins des enfants sont nécessaires pour que les salarié-e-s soient de retour au travail jour après jour. Ainsi, leur force de travail est reproduite et une nouvelle génération de salarié-e-s est formée qui peut remplacer la main-d’œuvre existante. Mais pour le capital, une chose est également claire : ce travail devrait leur coûter le moins cher possible. Le travail reproductif est donc toujours effectué de manière privée et non rémunérée au sein des familles. Aujourd’hui encore, ce sont les femmes qui s’occupent de la majorité des tâches ménagères et des soins – presque deux fois plus que les hommes. D’autre part, les hommes se voient attribuer le rôle de principal soutien de famille. Dans plus de la moitié des ménages de couples en Suisse, l’homme travaille à plein temps, la femme à temps partiel. La situation des parents seuls est particulièrement précaire. Les mères célibataires atteignent le sommet statistique avec une charge totale de plus de 70 heures de travail rémunéré et de travail domestique. En même temps, leur taux de pauvreté est de 12,7%, soit presque quatre fois plus élevé que celui du reste de la population active (3,5%). Les mères célibataires ne font pas partie de la famille nucléaire capitaliste – et sont punies encore plus sous le capitalisme.
La plupart des femmes sont ainsi exposées à un double charge énorme : les secteurs typiquement féminins sont caractérisés par des salaires bas et des conditions de travail précaires et les femmes sont discriminées de multiples façons sur le marché du travail : « risque de grossesse », congé parental inégal, discrimination salariale, etc. C’est précisément à cause de la double charge du travail rémunéré et du travail domestique que de nombreuses femmes sont obligées de travailler à temps partiel. Tout cela les conduit à une dépendance matérielle à l’égard des hommes. Tous ces mécanismes économiques reproduisent la division du travail selon le genre et apportent avec eux tous les modèles réactionnaires selon lesquels la femme est sensible, soigneuse, mais aussi soumise, tandis que l’homme est ambitieux et dominant. C’est pourquoi nous luttons pour l’indépendance économique des femmes qui travaillent, pour une réduction radicale du temps de travail et des salaires égaux, et pour la socialisation du travail domestique. C’est la seule façon de jeter les bases d’une véritable égalité entre les sexes.
Nous exigeons :
Nous exigeons la socialisation du travail domestique et des soins ! Ce qui veut dire :
Nous voulons la libération des femmes dans tous les domaines : économique, social et idéologique. Ce n’est qu’avec la possibilité réelle de participer à la vie publique de manière économiquement indépendante que l’on posera les bases d’une émancipation idéologique. Pour cela, nous avons besoin de la socialisation du travail domestique et de l’égalité entre les hommes et les femmes dans le travail rémunéré. Les femmes seront perçues comme égales, parce qu’elles sont égales – pas comme aujourd’hui, où elles sont considérées comme des machines de travail domestique et comme des appendices des hommes.
La lutte pour ces revendications signifie la lutte pour de meilleures conditions de vie ici et maintenant. La mise en œuvre de ce programme est nécessaire pour défendre à long terme les intérêts des femmes qui travaillent. C’est précisément pour cette raison que cette lutte appelle à une rupture radicale avec le capitalisme. Les intérêts des capitalistes et des salarié-e-s ne sont pas compatibles. La socialisation du travail domestique, l’augmentation des salaires ou la réduction du temps de travail sont toutes des revendications qui vont directement à l’encontre des intérêts des capitalistes. Ils ne sont pas compatibles avec la logique du profit qui détermine la société capitaliste. Nous devons donc prendre l’économie en main en plaçant les principales industries clés, les banques et les assurances sous le contrôle démocratique des travailleuses-eurs salarié-e-s. De cette façon, nous créons la base d’une planification démocratique de l’économie en fonction des besoins de la population plutôt que des profits de peu.
Une société socialiste offre la possibilité d’une émancipation générale de la classe ouvrière et en particulier des femmes travailleuses. En tant que société, nous organiserons notre coexistence ensemble et déciderons ce que nous produirons et comment. Dans le capitalisme, en revanche, l’économie reste une sphère dans laquelle seule une petite minorité de capitalistes décide pour son propre intérêt.
Sans le socialisme pas de libération des femmes et sans la libération des femmes pas de socialisme ! Ce slogan doit devenir notre guide d’action. Il signifie que ce n’est qu’en renversant le capitalisme que nous pourrons organiser la société de manière à ce que nous puissions décider de notre travail, de notre vie, de nos partenaires sexuels, de notre planning familial de manière indépendante et autodéterminée. Mais cela signifie aussi que nous ne pouvons atteindre cet objectif que si nous organisons aujourd’hui la lutte pour ces revendications et contre tout sexisme – aussi dans nos propres rangs ! Les préjugés sexistes existent aussi dans le mouvement syndical – la lutte contre ceux-ci est extrêmement importante. Et c’est ce combat que nous menons aujourd’hui. Il passe par la construction commune et la persuasion de nos revendications. Dans la lutte commune pour des intérêts communs, nous surmontons les idéologies sexistes et formons ainsi l’unité de la classe ouvrière !
Europe — de Emanuel Tomaselli, ICR Autriche — 16. 11. 2024
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Europe — de Jack Halinski-Fitzpatrick, marxist.com — 11. 11. 2024