Une troisième contribution aux débat essentiel sur la question de l’Etat nous a été fournie avec le papier sur l’Etat de Clément et al. Ce document n’est pas pour autant une contribution à la démocratie interne du parti. Seuls des arguments formulés peuvent être réfutées et c’est seulement ainsi que le niveau théorique des positions au sein de la Jeunesse socialiste suisse (JS) peuvent être amélioré. Cependant, nous saluons également ce document pour une deuxième raison : Bien qu’il soit tout aussi réformiste que celui du comité directeur, il est beaucoup plus honnête et direct. En regardant à travers la pathétique leçon rhétorique, nous trouvons les huit thèses suivantes :
Nous ne souhaitons pas aborder ici la question de savoir si cette façon de diffuser des idées socialistes est vraiment réfléchie – nous supposons que Clément et al. voient leur papier comme un exemple à cette rhétorique et nous laissons les lecteurs/trices évaluer ceci par eux/elles-mêmes. Vérifions donc les thèses sur leur contenu et leur cohérence.
Objectifs conservateurs
La première thèse se base sur l’observation tout à fait exacte que notre société est traversée par des conflits d’intérêts qui ne peuvent être résolus que lorsqu’un camp l’emporte sur l’autre. L’erreur du papier est qu’il considère l’Etat comme conséquence logique de ce fait sans déduire que les conflits d’intérêts existants proviennent des contradictions irréconciliables de la société de classe. Sur ce point découle le caractère conservateur du papier : Non seulement l’État, mais aussi les conflits d’intérêts inconciliables sont présentés comme hors du temps. Ainsi, les auteur-e-s rejettent l’objectif d’une société qui fonctionne sans différences de classes, sans conflits d’intérêts irréconciliables, sans domination d’un camp sur l’autre et sans Etat.
On peut conclure des thèses deux et trois que si l’Etat bourgeois est l’effet des structures capitalistes, il disparaîtrait avec la fin de ce système. Si les deux sont structurellement liés, il ne peut pas y avoir d’Etat bourgeois sans capitalisme et pas de capitalisme sans Etat bourgeois. Cependant, une rupture définitive avec la domination bourgeoise n’est formulée dans aucune partie du document. Ceci est symptomatique pour un texte qui ne cherche pas un changement fondamental de l’ordre dominant et qui n’est pas non plus convaincu d’une telle possibilité mais qui essaie de lui donner un visage humain.
Que veut dire « structure » ici ?
Dans les thèses trois à cinq, le papier opte pour un point de vue structuraliste du monde : l’Etat bourgeois serait structurellement associé avec le capitalisme et de se reproduirait structurellement, sans que cela influencé par la mauvaise volonté d’acteur-e-s individuel/elles. Le texte n’adopte cependant cette vision que pour l’apparence : S’il poursuivait véritablement cette idée jusqu’au bout, il serait obligé d’admettre que l’Etat bourgeois sert structurellement à la préservation du capitalisme et est donc totalement inadapté comme outil d’une révolution socialiste.
Si l’Etat bourgeois et le capitalisme sont structurellement liés, ils ne peuvent pas exister indépendamment l’un de l’autre. Ils se soutiennent mutuellement. En d’autres termes, si le capitalisme devait être surmonté, l’Etat bourgeois doit disparaitre. C’est exactement pour cela qu’il doit être démantelé et remplacé par un Etat ouvrier socialiste. Avec une telle conclusion, nous serions tout à fait d’accord avec le texte, mais celui-ci ne dit pas cela.
Plutôt, le document utilise le terme « structure » pour les aspects suivants : Tout d’abord, on suppose que l’État ne dépend pas de la conscience de ses acteur-e-s qui sont porteurs/euses de ces structures. Ainsi, le papier assume que les acteur-e-s étatiques, les policiers/ères, les officiers/ères et les bureaucrates agissent sans mauvaise volonté. Il est vrai que les structures gouvernementales sont des structures de pouvoir et se trouvent donc au-dessus de la volonté des individus. Le papier ne prend pourtant pas en compte que ces appareils influencent activement la conscience des acteur-e-s. La police, la formation des officiers/ères, les niveaux supérieurs des tribunaux et de l’administration ne sont pas seulement des organes exécutifs mais aussi de véritables écoles pour une conscience de classe petite bourgeoise réactionnaire.
En premier lieu, le document suggère donc que les agents, assistant-e-s et complices de la politique bourgeoise n’auraient pas nécessairement une attitude réactionnaire. Ensuite, le texte poursuit en disant que ces acteur-e-s étatiques doivent toutefois être convaincu-e-s. Ce serait suffisant pour s’emparer de l’Etat comme obstacle à la révolution socialiste. Quel virage de 180° ! Tout à coup, les structures étatiques dépendent quand même de la conscience de leurs supporteurs/euses.
Résumons : L’Etat bourgeois n’a pas besoin de cultiver une conscience bourgeoise. Une conscience critique ou socialiste que l’Etat bourgeois – selon les auteur-e-s – tolérerait bien sûr facilement dans son noyau est suffisant pour annuler son caractère de classe et donc l’Etat comme Etat bourgeois. Et tout ceci peut être affirmé par le papier, car il détermine d’abord (à juste titre) que l’Etat se base sur la coercition et le consentement des opprimé-e-s (décrit dans le document comme hégémonie) mais continue ensuite, en faisant semblant que l’Etat se base uniquement sur le consentement. Cela, même si nous sommes exposé-e-s tous les jours à de nombreuses contraintes économiques auxquelles nous nous soumettons parce que nous avons peur d’une confrontation directe avec les forces de la police ou parce que nous sommes tout simplement pas encore assez fort pour renverser ce système et de nous émanciper de ses contraintes. Comment le texte justifie cela ? Parce que l’Etat ne peut pas recourir à la coercition contre une majorité de la population. Pourquoi pas ? Quoi qu’il en soit, les (de facto) gouvernements militaires en Egypte et en Turquie ou les Etats fascistes du 20e siècle montrent une toute autre histoire où l’Etat a véritablement utilisé la violence pour supprimer la majorité de la population, même si chaque individu de la majorité opprimée ne fut pas affecté. Et même les Etats bourgeois les plus stables, comme la Suisse, ne peuvent pas se remettre entièrement au consentement des opprimés et ont besoin d’une instance armée « en réserve » qui peut en cas d’hésitation recourir à la répression brutale contre la population. C’est pour cela que Antonio Gramsci a écrit dans son journal de prisonnier que l’hégémonie d’un groupe dominant est basé sur « un consensus, blindé avec la contrainte. »
Nous ne savons pas si les partisan-e-s de ce document ont déjà essayé de provoquer de l’agitation politique parmi les officiers/ères de police (qui peut-être ont de la sympathie pour le fascisme) ou s’ils/elles ont même convaincu des « acteurs de plus farouches de l’Etat ». Nous ne savons pas non plus si l’argument que l’humain devrait se laisser guider par ses sentiments car que l’Etat bourgeois compte la rationalité humaine a fonctionné. Ce que nous savons c’est que l’idéologie bourgeoise se trouve dans le noyau le plus profond de l’Etat bourgeois, l’appareil répressif, toujours sous la forme la plus concentrée et que cette idéologie est également maintenue à travers diverses formes de contraintes, telles que le licenciement des fonctionnaires critiques ou la détention des « traîtres du pays ». Concrètement, cela signifie par exemple que si un-e membre de la police cantonale de Berne développe une conscience socialiste (même s’il participe régulièrement à des manifestations dans des affrontements physiques avec la gauche) et qu’il/elle montre uniquement des signes qu’il/elle (comme dans l’exemple du texte) refuse d’arrêter le voleur qui a faim, ce dernier serait immédiatement licencié et remplacé par des subordonné-e-s plus fidèles. L’appareil policier ne peut justement servir à rien d’autre qu’au maintien de l’ordre bourgeois et donc du capitalisme. C’est exactement pour cela que cet Etat doit être démantelé.
Économie sociale de marché ou socialisme
Cependant, le papier apporte la preuve la plus claire de son réformisme avec la demande d’une « organisation démocratique des entreprises ». Voici le problème avec cette solution pseudo-socialiste : d’un côté les entreprises opèrent toujours dans le cadre du marché et sont donc toujours soumises à ses lois, de l’autre les relations de propriété ne sont pas nécessairement changées (nulle part ne parle-t-on d’expropriation, mais uniquement de gestion !). Cela signifie que les capitalistes continuent de posséder l’entreprise, peuvent décider combien est investi et ainsi décider en dernière instance de tout ce qui occupe l’entreprise. Ce pseudo-socialisme tombe de lui-même dans la même farce qu’a été le droit de cogestion des conseils d’entreprise en Allemagne. Il n’est pas un moyen de défaire le capitalisme, mais une façon de faire participer une partie de la classe ouvrière directement dans l’exercice du pouvoir capitaliste. De ce fait, au maximum on crée une couche de travailleurs/euses privilégié-e-s et corrompu-e-s par les intérêts capitalistes et qui, dans l’exercice de leur droit de cogestion, doivent toujours se soumettre à l’obligation de faire du profit et aux contraintes de la concurrence capitaliste (dans lesquelles les entreprises se trouveraient toujours). Et donc tu dois expliquer à tes travailleurs/euses pourquoi tu te fais licencier.
Le texte se conclut avec un morceau de pessimisme cynique : ni le public ni la JS ne liraient les papiers de l’Etat. Cependant les vivantes et vastes discussions tenues dans les MVs ont montré que la JS est dans tous les cas intéressée à la question de l’Etat. Les grandes masses n’apprennent en effet pas des livres ou des résolutions, mais non parce qu’elles seraient des êtres irrationnels, tels que le suggère le texte mais parce qu’avec la dépendance au salaire, les gens n’ont généralement pas le temps ou la perspective d’organiser un parti et d’y étudier la théorie politique. C’est précisément dans cette attitude élitiste et cynique que le réformisme du texte est enraciné.
Le texte finit avec un regard nostalgique vers un futur dans lequel les réformistes ont convaincu les « acteurs de l’Etat les plus convaincus » et la « grande » majorité. Le socialisme aurait finalement une chance. Ainsi, ils transfèrent les habitudes issues du travail parlementaire – selon lesquelles pour aboutir à quelque-chose on a besoin d’une majorité – à la politique en général. Personne ne savait mieux répondre à cette vieille lyre réformiste que Rosa Luxemburg dans son livre sur la Révolution russe :
« La véritable dialectique de la révolution renverse cette sagesse de taupe parlementaire : la voie n’est pas de la majorité à la tactique révolutionnaire, mais de la tactique révolutionnaire à la majorité. Seul un parti qui sait les conduire, c’est-à-dire les pousser en avant, gagne dans la tempête la masse des adhérents. »
Ce papier cependant ne veut rien savoir de la poursuite en avant des luttes des classes, du fait que ces luttes sont confrontées au pouvoir d’Etat bourgeois et que la classe ouvrière doit être préparée à cette confrontation. La JS propose simplement de « transmettre ses idées toujours d’une nouvelle manière », ce qui ne signifie rien d’autre que « comme on l’a fait jusqu’ici ». Le papier ne conduit donc pas à une tactique révolutionnaire mais seulement à la continuation des tactiques réformistes de la social-démocratie. Le mot d’ordre « croyons en un monde meilleur ! » en tant que stratégie politique. Le fait que finalement le petit mot de révolution soit timidement inséré pour donner au texte une coloration de gauche ne change absolument rien. Quiconque souhaite une JS armée théoriquement pour défier le capitalisme non seulement en paroles mais aussi en actes ne peut soutenir ni ce papier ni celui de la direction.
Frank Fritschi
JS Bâle-Ville
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