PREMIÈRE PARTIE : COMMENT PROUDHON RÉSOUT LA QUESTION DU LOGEMENT
La crise du logement – à laquelle la presse de nos jours porte une si grande attention -, ne réside pas dans le fait universel que la classe ouvrière est mal logée, et vit dans des logis surpeuplés et malsains. Cette crise du logement-là n’est pas une particularité du moment présent; elle n’est pas même un de ces maux qui soit propre au prolétariat moderne, et le distinguerait de toutes les classes opprimées qui l’ont précédé; bien au contraire, toutes les classes opprimées de tous les temps en ont été à peu près également touchées. Pour mettre fin à cette crise du logement, il n’y a qu’un moyen : éliminer purement et simplement l’exploitation et l’oppression de la classe laborieuse par la classe dominante. Ce qu’on entend de nos jours par crise du logement, c’est l’aggravation particulière des mauvaises conditions d’habitation des travailleurs par suite du brusque afflux de la population vers les grandes villes; c’est une énorme augmentation des loyers; un entassement encore accru de locataires dans chaque maison et pour quelques-uns l’impossibilité de trouver même à se loger. Et si cette crise du logement fait tant parler d’elle, c’est qu’elle n’est pas limitée à la classe ouvrière, mais qu’elle atteint également la petite bourgeoisie.
La crise du logement pour les travailleurs et une partie de la petite bourgeoisie dans nos grandes villes modernes est un des innombrables maux d’importance mineure et secondaire qui résultent de l’actuel mode de production capitaliste. Elle n’est nullement une conséquence directe da l’exploitation du travailleur, en tant que tel, par la capitalisme. Cette exploitation est le mal fondamental que la révolution sociale veut abolir en supprimant le mode da production capitaliste. La pierre angulaire de cette production capitaliste est constituée par le fait que notre organisation actuelle da la société permet aux capitalistes d’acheter à sa valeur la force de travail de l’ouvrier, mais d’en tirer beaucoup plus qua sa valeur, en faisant travailler l’ouvrier plus longtemps qu’il n’est nécessaire pour retrouver le prix payé pour cette force de travail. La plus-value créée de cette manière est répartie entre tous les membres de la classe des capitalistes et des propriétaires fonciers et entre leurs serviteurs appointés, depuis le pape et l’empereur jusqu’au veilleur de nuit et au-dessous. Le mode de cette répartition ne nous intéresse pas ici; ce qui est certain, c’est que tous ceux qui ne travaillent pas ne peuvent vivre que des miettes de cette plus-value, qui leur parviennent d’une manière ou d’une autre. (cf. Marx : Le Capital, où ceci a été développé pour la première fois.)
La répartition parmi les classes oisives de la plus-value produite par la classe ouvrière et qui lui est retirée sans rétribution, s’effectue au milieu de querelles fort édifiantes et de duperies réciproques; dans la mesure où cette répartition se fait par voie d’achat et de vente, l’un de ses principaux ressorts est l’escroquerie de l’acheteur par le vendeur, escroquerie qui est devenue à présent une nécessité vitale absolue pour le vendeur dans le commerce de détail, notamment dans les grandes villes. Mais si le travailleur est trompé par son épicier ou son boulanger sur le prix ou la qualité de la marchandise, ce n’est pas en sa qualité spécifique de travailleur. Au contraire, dès qu’une certaine quantité moyenne d’escroquerie devient la règle sociale en un lieu quelconque, elle doit forcément à la longue trouver sa compensation dans une augmentation correspondante des salaires. Le travailleur se présente devant l’épicier . comme un acheteur, c’est-à-dire comme quelqu’un possédant de l’argent ou du crédit, donc nullement comme un travailleur, c’est-à-dire comme quelqu’un vendant sa force de travail. L’escroquerie peut certes le toucher, comma d’ailleurs toute la classe moins fortunée, plus durement que les classes sociales plus aisées : elle n’est point un mal qui soit propre à sa classe.
Il en est exactement de même pour la crise du logement. L’extension des grandes villes modernes confère au terrain, dans certains quartiers, surtout dans ceux situés au centre, une valeur artificielle, croissant parfois dans d’énormes proportions; les constructions qui y sont édifiées, au lieu de rehausser cette valeur, l’abaissent plutôt, parce qu’elles ne répondent plus aux conditions nouvelles; on les démolit donc et on les remplace par d’autres. Ceci a lieu surtout pour les logements ouvriers qui sont situés au centre et dont le loyer, même dans les maisons surpeuplées, ne peut jamais ou du moins qu’avec une extrême lenteur, dépasser un certain maximum. On les démolit et à leur place on construit des boutiques, de grands magasins, des bâtiments publics A Paris, le bonapartisme avec son baron Haussmann a exploité au suprême degré cette tendance pour le plus grand profit de la spéculation et de l’enrichissement privé; mais l’esprit d’Haussmann a soufflé aussi à Londres, Manchester, Liverpool, et il semble se sentir chez lui également à Berlin et Vienne. Il en résulte que les travailleurs sont refoulés du centre des villes vers la périphérie, que les logements ouvriers, et d’une façon générale les petits appartements deviennent rares et chers et que souvent même ils sont introuvables; car dans ces conditions, l’industrie du bâtiment, pour qui les appartements à loyer élevé offrent à la spéculation un champ beaucoup plus vaste, ne construira jamais qu’exceptionnellement des logements ouvriers.
Cette crise de la location touche par conséquent le travailleur certainement plus durement que toute autre classa plus aisée; mais pas plus que l’escroquerie de l’épicier, elle ne constitue un mal pesant exclusivement sur la classe ouvrière, et, dans la mesure où elle la concerne, elle ne peut manquer de trouver également une certaine compensation économique, lorsqu’elle a atteint un certain degré et une certaine durée.
Ce sont ces maux-là, communs à la classe ouvrière et à d’autres classes, par exemple à la petite bourgeoisie, auxquels s’intéresse de préférence le socialisme petit-bourgeois, dont fait partie Proudhon lui aussi. Et ce n’est ainsi nullement un hasard, si notre disciple allemand de Proudhon [6] s’empare avant tout de la question du logement qui, nous l’avons vu, n’intéresse pas du tout la seule classe ouvrière à l’exclusion de toutes les autres, et s’il déclare au contraire que c’est une question qui la concerne véritablement et exclusivement.
« Le salarié est au capitaliste ce que le locataire est au propriétaire. »
Ceci est complètement faux.
Dans la question du logement nous avons, en face l’une de l’autre, deux parties : le locataire et le logeur ou propriétaire. Le premier veut acheter au second l’usage temporaire d’un logement; il a de l’argent ou du crédit – même s’il doit acheter ce crédit au propriétaire lui même à un prix usuraire par un supplément au loyer. Il s’agit là d’une simple vente de marchandise, non d’une affaire entre prolétaire et bourgeois, entre ouvrier et capitaliste; le locataire – même s’il est ouvrier – se présente comme un homme qui a de l’argent; il faut qu’il ait déjà vendu la marchandise qu’il possède en propre, sa force de travail, avant de se présenter, avec la prix qu’il en a retiré, comme acquéreur de la jouissance d’un appartement – ou bien il doit pouvoir garantir la future vente de cette force de travail. Tout ce qui caractérise la vente de la force de travail au capitaliste manque ici totalement. Les capitalistes font reproduire en premier lieu sa valeur à la force de travail qu’ils ont achetée; puis une plus-value qui reste provisoirement entre leurs mains, en attendant qu’elle soit répartie entre les membres de la classe capitaliste. Il y a donc ici production d’une valeur excédentaire; la somme totale de la valeur existante se trouve augmentée. Il en va tout autrement dans une location de logement. Quels que soient les avantages exorbitants que le propriétaire tire du locataire, il n’y a jamais ici que le transfert d’une valeur déjà existante, produite auparavant; la somme totale des valeurs possédées ensemble par le locataire et le logeur reste la même après comme avant. L’ouvrier, que son travail lui soit payé par le capitaliste à sa valeur, au-dessous, ou au-dessus, est toujours escroqué d’une partie du produit de son travail; le locataire, seulement dans le tas où il doit payer le logement au-dessus de sa valeur. C’est donc déformer complètement les rapports entre locataires et logeurs que vouloir les identifier à ceux qui existent entre travailleurs et capitalistes. Bien au contraire, nous avons affaire ici à une transaction commerciale du type courant, entre deux citoyens, et elle s’effectue suivant les lois économiques qui règlent la vente des marchandises en général et, en particulier, celle de cette marchandise qu’est la propriété foncière. Les frais de construction et d’entretien de la maison, ou de la partie de cette maison qui est en question entrent d’abord en ligne de compte; la valeur du terrain déterminée par l’emplacement plus ou moins favorable de l’immeuble, vient ensuite; le rapport entre l’offre et la demande, tel qu’il existe au moment envisagé, décide en dernier ressort.
[…]Pour créer la classe révolutionnaire moderne du prolétariat, il était indispensable que fût tranché le cordon ombilical qui rattachait au sol le travailleur du passé. Le tisserand qui possédait à côté de son métier sa maisonnette, son jardinet et son bout de champ, était, avec toute sa misère et malgré l’oppression politique, un homme tranquille et heureux, qui vivait » en toute piété et honnêteté « , tirait son chapeau devant les riches, les curés et les fonctionnaires de l’État, et était au fond de lui-même 100 % un esclave. C’est la grande industrie moderne qui a fait du travailleur rivé au sol un prolétaire ne possédant absolument rien, libéré de toutes les chaînes traditionnelles, libre comme l’air; c’est précisément cette révolution économique qui a créé les conditions qui seules permettent d’abolir l’exploitation de la classe ouvrière sous sa forma ultime, la production capitaliste.
[…]D’après ce qui précède il est facile de prévoit de quelle manière notre proudhonien va résoudre la grande question du logement. Nous avons, d’une part, la revendication pour chaque travailleur d’un logement qui lui appartienne en propre, afin de ne pas rester plus longtemps » au-dessous des saunages « . D’autre part, nous avons l’affirmation que le fait, réel en effet, que le prix de revient initial d’une maison arrive à être payé 2, 3, 5 ou 10 fois sous forme de loyers repose sur un titre juridique et que ce titre se trouve en contradiction avec la » justice éternelle « . La solution est simple : nous abolissons le titre juridique et déclarons, en vertu de la justice éternelle, que les loyers payés sont des acomptes sur le prix même du logement. Quand on a disposé ses prémisses de telle façon qu’elles renferment déjà la conclusion, il n’est pas nécessaire de posséder plus d’habileté que n’en a tout charlatan pour tirer de son sac le résultat préparé à l’avance et se glorifier de la logique imperturbable dont il est le produit.
Et c’est ce qui se passe ici. On proclame que l’abolition des loyers est une nécessité et l’on exige que chaque locataire se transforme en propriétaire de son logement.
[…]Comment donc résoudre la question du logement ? Dans notre société actuelle, comme toute autre question sociale : en établissant graduellement un équilibre économique entra l’offre et la demande; cette solution, qui n’empêche pas le problème de se reposer sans cesse, n’en est donc pas une. Quant à la manière dont une révolution sociale résoudrait la question, cela dépend non seulement des circonstances dans lesquelles elle se produirait, mais aussi de questions beaucoup plus étendues, dont l’une des plus essentielles est la suppression de l’opposition entre la ville et la campagne. Comme nous n’avons pas à bâtir des systèmes utopiques pour l’organisation de la société future, il serait plus qu’oiseux de nous étendre sur ce sujet. Ce qui est certain, c’est qu’il y a dans les grandes villes déjà suffisamment d’immeubles à usage d’habitation pour remédier sans délai par leur emploi rationnel à toute véritable » crise du logement « . Ceci ne peut naturellement se faire que par l’expropriation des propriétaires actuels, par l’occupation de leurs immeubles par des travailleurs sans abri ou immodérément entassés dans leurs logis; et dès que le prolétariat aura conquis le pouvoir politique, cette mesure exigée par le bien public sera aussi facile à réaliser que le sont aujourd’hui les expropriations et réquisitions de logements par l’État.
[…]DEUXIÈME PARTIE : COMMENT LA BOURGEOISIE RÉSOUT LA QUESTION DU LOGEMENT
C’est le caractère essentiel du socialisme bourgeois de chercher à maintenir la base de tous les maux dans la société actuelle et de vouloir en même temps les abolir. Les socialistes bourgeois, comme le dit déjà le Manifeste du Parti communiste veulent » remédier aux anomalies sociales, afin de consolider la société bourgeoise « ; ils veulent » la bourgeoisie sans le prolétariat « . Nous avons vu que c’est exactement ainsi que M. Sax pose le problème.
Il en trouve la solution dans celle de la question du logement. Son avis est qu’
« en améliorant les habitations des classes laborieuses on pourrait remédier avec succès à la misère physique et morale précédemment décrite et ainsi – par la seule et large amélioration des conditions d’habitation – la majorité de ces classes pourrait être tirée du marais où s’enlise leur existence souvent à peina humaine et s’élever vers les sommets purifiés du bien être matériel et spirituel » (p. 14).
Soit dit en passant, il est dans l’intérêt de la bourgeoisie ce dissimuler l’existence d’un prolétariat créé par les conditions de la production capitaliste et qui est indispensable à sa conservation. C’est pourquoi M. Sax nous raconta à la page 21 que, sous la dénomination de classes laborieuses il faut comprendre toutes » les classes sociales dénuées de moyens « , » les petites gens en général, tels les artisans, les veuves, les pensionnés (!), les fonctionnaires subalternes, etc. « , à côté des ouvriers proprement dits. Le socialisme bourgeois tend la main au socialisme petit-bourgeois.
D’où provient la crise du logement ? Comment est-elle née ? En bon bourgeois M. Sax ne peut savoir qu’elle est nécessairement produite par la forme bourgeoise de la société : une société ne peut exister sans crise du logement lorsque la grande masse des travailleurs ne dispose exclusivement que de son salaire, c’est-à-dire da la somme des moyens indispensables à sa subsistance et à sa reproduction; lorsque sans cesse de nouvelles améliorations mécaniques, etc., retirent leur travail à des masses d’ouvriers; lorsque des crises industrielles violentes et cycliques déterminent, d’une part, l’existence d’une forte armée de réserve de chômeurs et, d’autre part, jette momentanément à la rua la grande masse des travailleurs; lorsque ceux-ci sont entassés dans les grandes villes et cela à un rythme plus rapide que celui de la construction des logements dans les circonstances actuelles et qua pour les plus ignobles taudis il se trouve toujours des locataires; lorsqu’ enfin, le propriétaire d’une maison, en sa qualité de capitaliste, a non seulement le droit mais aussi dans une certaine mesure; grâce à la concurrence, le devoir de tirer de sa maison, sans scrupules, les loyers les plus élevés. Dans une telle société, la crise du logement n’est pas un hasard, c’est une institution nécessaire; elle ne peut être éliminée ainsi que ses répercussions sur la santé, etc., que si l’ordre social tout entier dont elle découle est transformé de fond en comble. Mais le socialisme bourgeois ne peut se permettre de le savoir. Il ne peut expliquer la crise du logement par les circonstances. II n’a donc pas d’autre moyen pour l’expliquer que de recourir aux considérations morales sur la méchanceté des hommes, en quelque sorte au péché originel.
[…]De même que Proudhon nous faisait passer de l’économie à la jurisprudence, notre socialiste bourgeois nous entraîne ici de l’économie à la morale. Rien de plus naturel. A celui qui déclare intouchables le mode de production capitaliste, les » lois d’airain » de la société bourgeoise actuelle et qui pourtant veut en abolir les conséquences impopulaires, mais inéluctables, que reste-t-il en dehors de prêches moralisateurs aux capitalistes ? L’effet sentimental qu’ils produisent s’évapore aussitôt sous l’influence de l’intérêt privé et, au besoin, de la concurrence. Ils ressemblent tout à fait à ceux que la poule adresse aux canetons qu’elle a couvés, du bord de l’étang sur lequel ils nagent joyeusement. Les canetons vont à l’eau se moquant de l’absence de planches et les capitalistes se jettent sur le profit, se souciant fort peu de son manque de coeur. » Dans les affaires d’argent, la sentimentalité n’a pas sa place « , disait déjà le vieux Hansemann [19], qui s’y connaissait mieux que M. Sax.
[…]Tout ce bavardage sur l’ » ignorance » des deux parties se ramène aux vieux slogans sur l’harmonie des intérêts du Capital et du Travail. Si les capitalistes connaissaient leur véritable intérêt, ils procureraient aux ouvriers de bons logements et d’une façon générale un meilleur standard de vie; et si les travailleurs comprenaient leur véritable intérêt, ils ne feraient pas de grèves, ne s’occuperaient pas de socialisme, ne se mêleraient pas de politique, mais suivraient bien sagement leurs supérieurs, les capitalistes. Malheureusement les deux parties découvrent leur intérêt tout à fait ailleurs que dans les prêches de M. Sax et de ses innombrables devanciers. L’évangile de l’harmonie entre le Capital et le Travail est prêché depuis déjà une cinquantaine d’années; la philanthropie bourgeoise a dépensé de grosses sommes en installations modèles pour le prouver; et, comme nous le verrons par la suite, nous sommes aujourd’hui tout aussi avancés qu’il y a cinquante ans.
Et maintenant notre auteur aborde la solution pratique de la question. Proudhon projetait de rendre les travailleurs propriétaires de leurs logements; le fait que le socialisme bourgeois dès avant lui avait tenté et tente encore de réaliser pratiquement ce projet, montre à quel point cette solution était peu révolutionnaire. M. Sax à son tour nous déclare que la question du logement ne sera résolue qu’en transférant aux ouvriers la propriété de leur logement (pp. 58 et 59).
[…]Le capitalisme de notre travailleur a une autre face. Supposons que, dans une région industrielle donnée, ce soit devenu la règle que chaque ouvrier possède sa propre maisonnette. Dans ce cas, la classe ouvrière de cette région est logée gratis; les frais de logement n’entrent plus dans la valeur de sa force de travail. Mais toute diminution des frais de production de la force de travail, c’est-à-dire tout abaissement un peu durable du prix des moyens de subsistance de l’ouvrier, revient, » en se basant sur les lois d’airain de la doctrine d’économie politique « , à exercer une pression sur la valeur de la force de travail qui entraîne finalement une baisse correspondante du salaire. Celui-ci donc tomberait de la somme économisée en moyenne sur le loyer courant, ce qui veut dire que le travailleur paierait le loyer de sa propre maison, non pas comme précédemment sous la forme d’une somme d’argent remise au propriétaire, mais sous la forme de travail non payé exécuté pour le compte du fabricant qui l’emploie. De cette manière, les économies investies par le travailleur dans sa petite maison deviendraient bien dans une certaine mesure du capital… non pour lui, mais pour le capitaliste, son employeur.
[…]On avoue donc que la solution bourgeoise de la question du logement a fait faillite : elle s’est heurtée à l’opposition entre la ville et la campagne. Et nous voici arrivés au coeur même de la question; elle ne pourra être résolue que si la société est assez profondément transformée pour qu’elle puisse s’attaquer à la suppression de cette opposition, poussée à l’extrême dans la société capitaliste d’aujourd’hui. Bien éloignée de pouvoir supprimer cette opposition, elle la rend au contraire chaque jour plus aiguë. Les premiers socialistes utopiques modernes, Owen et Fourier, l’avaient déjà parfaitement reconnu. Dans leurs constructions modèles, l’opposition entre la ville et la campagne n’existe plus. Il se produit donc le contraire de ce qu’affirme M. Sax : ce n’est pas la solution de la question du logement qui résout du même coup la question sociale, mais bien la solution de la question sociale, c’est-à-dire l’abolition du mode de production capitaliste, qui rendra possible celle de la question du logement. Vouloir résoudre cette dernière avec le maintien des grandes villes modernes est une absurdité. Ces grandes villes modernes ne seront supprimées que par l’abolition du mode de production capitaliste et quand ce processus sera en train, il s’agira alors de tout autre chose que de procurer à chaque travailleur une maisonnette qui lui appartienne en propre.
Pour commencer, toute révolution sociale devra prendre les choses au point où elle les trouvera et remédier aux maux les plus criants avec les moyens existants. Et nous avons déjà vu qu’on peut apporter un soulagement immédiat à la crise du logement en expropriant une partie des habitations de luxe appartenant aux classes possédantes et en réquisitionnant l’autre.
[…]Il est clair comme le jour que l’État actuel ne peut ni ne veut remédier à cette plaie qu’est la pénurie de logements. L’État n’est rien d’autre que le pouvoir total organisé des classes possédantes, des propriétaires fonciers et des capitalistes en face des classes exploitées, des paysans et des ouvriers. Ce que les capitalistes considérés individuellement (il ne s’agit ici que d’eux, puisque dans cette question le propriétaire foncier intéressé apparaît d’abord en sa qualité de capitaliste) ne veulent pas, leur État ne le veut pas non plus. Donc, si les capitalistes pris individuellement déplorent, il est vrai, la crise du logement, alors qu’on peut à peine les décider à pallier superficiellement ses plus terribles conséquences, les capitalistes pris dans leur ensemble, c’est-à-dire l’État, ne feront pas beaucoup plus. Tout au plus l’État veillera-t-il à ce qu’on applique partout uniformément le palliatif superficiel qui est devenu usuel. Et nous avons vu que c’est bien le cas.
[…]En réalité, la bourgeoisie n’a qu’une méthode pour résoudre la question du logement à sa manière – ce qui veut dire : la résoudre de telle façon que la solution engendre toujours à nouveau la question. Cette méthode porte un nom, celui de » Haussmann « .
Par là j’entends ici non pas seulement la manière spécifiquement bonapartiste du Haussmann parisien de percer de longues artères droites et larges à travers les quartiers ouvriers aux rues étroites, et de les border de chaque côté de grandes et luxueuses constructions; le but poursuivi – outre leur utilité stratégique, les combats de barricades étant rendus plus difficiles -, était la constitution d’un prolétariat du bâtiment, spécifiquement bonapartiste, dépendant du gouvernement, et la transformation de la ville en une cité de luxe. J’entends ici par » Haussmann » la pratique qui s’est généralisée d’ouvrir des brèches dans les arrondissements ouvriers, surtout dans ceux situés au centre de nos grandes villes, que ceci réponde à un souci de la santé publique, à un désir d’embellissement, à une demande de grands locaux commerciaux dans le centre, ou aux exigences de la circulation – pose d’installations ferroviaires, rues, etc. Quel qu’en soit le motif, le résultat est partout le même : les ruelles et les impasses les plus scandaleuses disparaissent et la bourgeoisie se glorifie hautement de cet immense succès – mais ruelles et impasses resurgissent aussitôt ailleurs et souvent dans le voisinage immédiat.
[…]Voilà un exemple frappant de la manière dont la bourgeoisie résout dans la pratique la question du logement. Les foyers d’épidémies, les caves les plus immondes, dans lesquelles nuit après nuit le mode de production capitaliste enferme nos travailleurs, ne sont pas éliminés, mais seulement… déplacés ! La même nécessité économique les fait naître ici comme là. Et aussi longtemps que subsistera le mode de production capitaliste, ce sera folie de vouloir résoudre isolément la question du logement ou tout autre question sociale concernant le sort de l’ouvrier. La solution réside dans l’abolition de ce mode de production, dans l’appropriation par la classe ouvrière elle-même de tous les moyens de production et d’existence.
[…]Le texte complet peut être consulté sous le lien suivant: https://www.marxists.org/francais/engels/works/1872/00/logement.htm
Imperialisme, Colonialisme et Question Nationale — de Jannick Hayoz — 17. 10. 2024
Mouvement ouvrier — de Martin Kohler, Bern — 10. 10. 2024