Jamal vit depuis 1998 en Suisse. Il dut quitter son pays natal, le nord de l’Irak, pour des raisons politiques. Le pays était alors traversé par une une grande instabilité qui s’installe à travers différents groupes politiques. D’un côté, un nationalisme kurde, qui cherche à émanciper une région kurde et de l’autre côté une dictature militaire irakienne répressive. De plus, une littérature censurée et des traditions conservatrices que les marxistes cherchent à briser contraignent Jamal à la fuir. Est-il possible de sauver le peuple (kurde) à travers l’esprit marxiste ?
Vous vivez depuis 1998 en Suisse et travaillez dans le secteur du tourisme. Quelle activité exerciez-vous en Irak?
Jusqu’à ce que l’on m’enlève le droit d’étudier, j’effectuais des études de médecine. Mais durant cet été, l’Etat recrutait les hommes capables de servir les forces armées. Je refusais de rejoindre l’armée afin de servir un Etat qui tuait ses propres citoyens. Ainsi, on m’a interdit de terminer mes études car le service militaire était une condition sine qua non afin de rentrer à l’université.
La littérature marxiste était interdite lorsque vous viviez en Irak. Comment l’avez-vous découverte?
Effectivement, la littérature marxiste était interdite pendant les années 80 en Irak. Cependant, ces années étaient fortement influencées par des idéaux politiques de gauche. Nous avions à peine terminé notre lycée et commencé nos études universitaires lorsque nous avons découvert les traductions en arabe ou en kurde de la littérature marxiste. Il s’agissait d’œuvres de Lénine, Trotski ou Marx mais aussi d’écrits de Mao et de Che Guevara. Pourtant les idées politiques ne provenaient pas uniquement d’écrits marxistes. Celles des générations précédentes, de nos parents et grand-parents, étaient très traditionnelles et locales. Nous avions besoin de nous libérer de ce poids. Nous ressentions le besoin de découvrir le monde et nous sommes ainsi familiarisé avec le marxisme qui légitimait et partageait notre identité humaniste. En quelque sorte, le marxisme a été pour nous une échappatoire envers l’humanité et la liberté.
Quelle a été votre approche par rapport à la question politique et au travail politique ?
Pendant les années 1980 nous avions des organisations et des associations d’étudiants qui nous formaient et servaient comme cercles de discussion. Nous avions également des travailleurs dans nos organisations. Le plus gros challenge dans ces regroupements était de trouver des personnes de confiance. Avant 1984, nous étions plus orientés vers la théorie que la pratique. Mais tout à changé à partir de 1984, lorsque l’Etat introduisit l’obligation du service militaire. C’était la première fois que nous devions agir concrètement. Nous nous sommes associés avec d’autres organisations et d’autres universités afin de s’opposer à cette obligation. C’était en pleine période d’examen. Aucun étudiant kurde ne s’est présenté à ses examens et nous avons tous fait la grève pendant 4 jours dans l’université. Après 4 jours nous sommes partis, certains étudiants se présentant néanmoins à leurs derniers examens suite à de maintes menaces provenant de l’université. C’est après cette action que nous avons compris qu’il était nécessaire qu’on s’organise mieux, non pas en association d’étudiants ni en de petites organisation, mais bien en tant que véritable parti politique.
Comment vous êtes vous organisées ?
Tout d’abord, il était primordial d’initier un mouvement égalitaire et c’est ainsi que nous avons créé une organisation indépendante pour les femmes. Nous devions briser le rôle traditionnel de la femme. De l’autre côté, nous avons créé un parti pour les jeunes, pour les ouvriers et pour les étudiants. Après, chaque membre avait son rôle et ses responsabilités qui lui étaient attribués. Beaucoup d’entre-nous s’occupaient de la mobilisation en diffusant secrètement nos événements et cercles de discussion afin de rencontrer et recruter de nouvelles personnes. C’était une tâche qui demandait une extrême prudence car il fallait trouver des personnes de confiance. Nous avions des troupes de nuit qui distribuaient secrètement les flyer dans les maisons. D’autres peignaient les messages sur le mur afin que tout le peuple soit informé. La création des flyers était extrêmement compliquée étant donné que nous ne disposions pas des techniques modernes actuelles et aucune ressource financière. Il était en outre très difficile de prendre contact avec les ouvriers car les syndicats collaboraient étroitement avec le régime de Saddam. Mais nous avions des travailleurs actifs dans les branches du textile et du tabac qui essayaient de prendre un rôle de syndicat afin de nous assurer une influence dans ces milieux.
Vous-même écriviez beaucoup en kurde et en arabe. Aviez-vous de ce fait une responsabilité spécifique ?
J’étais responsable de notre littérature marxiste, de la publication de notre journal marxiste appelé « Bo peschawa » ce qui signifie « en avant » et de la publication de notre magazine « shabang » – traduit au figuré par “l’étincelle de l’arc-en-ciel” – dans lequel nous publiâmes nos propres textes. Ces activités étaient très risquées. Beaucoup de nos membres furent séquestrés, attaqués, torturés ou tués par des islamistes extrémistes ou des nationalistes kurdes lors des manifestations ou des séminaires. La situation était critique et dangereuse étant donné que beaucoup de nos leader furent assassinés de cette manière.
Avez-vous également vécu ce genre de situation dangereuse ?
En 1997 je publiais un article traitant de la corruption d’un général kurde. Ce dernier avait acheté une petite fille mendiante afin de la marier et avait interdit par la suite la visite de ses parents. Le général me menaça et m’interdit la publication. J’ai quand même publié mon article et diffusé la menace du général ainsi que la séquestration de la fillette au grand public et ce grâce à une centrale radio. J’ai dû me cacher par la suite, mais je n’ai pas réussi à échapper longtemps aux mains du gouvernement. J’ai écrit plusieurs fois à propos de sujets qui me mettaient dans des situations dangereuses et c’est une des raisons qui m’a poussé à quitter l’Irak et venir en Suisse. Il ne s’agissait pas uniquement de la sécurité mais aussi celle de la famille. J’ai fuit le nord de l’Irak pour venir en Suisse, mais aucune raison spécifique ne m’a poussé à choisir la Suisse, il s’agit d’un pur hasard.
Alors comme maintenant, le “nationalisme kurde” occupe une place importante dans la région. Pouvez-vous nous expliquer le contexte de la question nationale par rapport aux partis politiques ?
Il y avait des « partis » politiques portés par des intérêts nationaux, mais ceux-ci ne se préoccupaient pas des questions sociales telles que les droits et le rôle de la femme ou encore le droit du travail. Ces partis ne luttaient pas pour des questions de droit ou d’éducation, donc il ne s’agissait pas de préoccupations politiques. Ils agissaient surtout par rapport à des questions territoriales et les forces militaires y étaient liées. Ces groupes s’opposaient souvent au régime de Saddam Hussain et se combattaient même entre eux.
Vous avez dit au début de notre interview que durant les années 1980 des idées de gauche commençaient à émerger. Est-ce que ces partis se confrontaient également à la question du « nationalisme »?
En effet, il y en avait, mais ceux-ci étaient non seulement fortement influencés, mais également contrôlés par l’Union soviétique. Ils ne partageaient pas une position marxiste et globalement leur position était très confuse. Ces partis se caractérisaient par des idéaux de gauche mais n’exprimaient aucune opinion par rapport à la question du nationalisme. Parfois, certains partis créèrent des alliances avec Saddam ou d’autres forces nationales, perdant ainsi leur crédibilité.
Lorsque Saddam perdit la deuxième guerre du Golfe en 1991, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis introduisirent la « No Fly-zone » afin de protéger la population kurde des attaques aériennes irakiennes. En plus, les forces militaires de Saddam durent se replier du nord de l’Irak suite à leur défaite. Quelle était la situation dans le Nord de l’Irak suite à ce revirement politique ?
C’était une des plus grandes opportunités pour les rebelles irakiens – tel que les talibans ou les Barsani – de s’arroger le pouvoir sous la protection de l’alliance du golfe. Le Kurdistan n’était pas une région officielle de l’Irak et n’était non plus pas un Etat officiellement reconnu. Le nord de l’Irak était comme un gigantesque camp de réfugiés – comme actuellement – dans lequel se rassemblaient et se créaient de différents pôles politiques et sociaux. Certains nationalistes kurdes cherchèrent le contact avec l’Irak, l’Iran, les Etats-unis ou la Turquie afin de consolider leur pouvoir mais sans prendre en considérations les demandes et les besoins de leur propre peuple. Celui-ci souffrait, la faim et la pauvreté le rongeaient et il n’y avait aucun espoir vers un futur meilleur.
J’imagine que pour vous en tant que jeune organisation marxiste il était plus simple dès lors d’agir et de s’unifier avec le peuple ?
En effet, grâce à ces conditions notre organisation grandit et prit de l’influence. Nous avons lancé un mouvement féministe et ouvrier. Notre objectif était de briser les normes traditionnelles et culturelles c’est pourquoi nous lancions une littérature progressiste. C’était important car nous n’avions aucun accès à une littérature ouverte au monde et aux diverses cultures. Notre organisation gagna en importance et en taille, c’est ainsi que nous créions le parti ouvrier communiste en 1993.
Quel a été le plus grand succès lié à votre travail?
Avant que Saddam ne perdît son influence au Kurdistan, nous n’agissions ni secrètement ni illégalement, mais nous étions parvenus à ouvrir des politburo et à nous armer afin de pouvoir faire face aux partis nationalistes. Chaque famille commença à parler de nous et des milliers de personnes participèrent à nos évènements tel que les conférences et les congrès. Nous organisions divers rassemblements générales des ouvriers et des communes locales. Nous participions beaucoup à la création de branches et étions très actifs. Notre succès était réel lorsque tout le monde au nord de l’Irak nous connaissait et parlait de nous car ceci nous permettait de créer de nouveaux contacts et de ne plus devoir nous cacher.
Quelles sont vos perspectives relatives à la situation du Kurdistan ?
La perspective communiste relative au Kurdistan est très vaste mais il y a des forces qui tentent à concentrer les efforts sur les questions sociales. Il s’agit de forces tel que YPG ou JPG qui sont des pôles positifs dans les régions kurdes. Il y a des partis ouvriers communistes en Irak comme par exemple à Bagdad qui sont très forts et qui soutiennent les ouvriers. Ces partis ont leur propre chaîne de radio et journal qui se questionnent par rapport au rôle de la femme. L’influence politique des kurdes depuis la Suisse, elle est très restreinte.
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