Ted a vécu une existence longue et active, dont il est difficile de rendre compte en quelques paragraphes. Je vais tout de même essayer d’en retracer les étapes et les accomplissements principaux.
Ted Grant est né en Afrique du Sud, en 1913. A l’âge de 15 ans, il adhère aux idées du marxisme. Il en avait fait connaissance grâce à un jeune communiste sud-africain du nom de Ralph Lee (Raphaël Lévy). Lee avait adhéré au Parti Communiste sud-africain en 1922, mais en avait était exclu dès la première vague d’« épurations » staliniennes.
A l’époque, l’Internationale Communiste, formée en 1919, subissait les conséquences de la dégénérescence bureaucratique de l’Etat soviétique. Léon Trotsky et l’Opposition de gauche menaient la lutte pour défendre l’internationalisme révolutionnaire contre la théorie stalinienne du « socialisme dans un seul pays ». Mais la défaite de la révolution chinoise (1925-1927) a scellé le sort de l’Opposition, qui fut exclue de l’Internationale en 1927. L’année suivante, Trotsky a été déchu de sa citoyenneté et expulsé d’URSS.
Au sixième congrès de l’Internationale, une copie de la Critique du projet de programme de l’Internationale Communiste, dans lequel Trotsky expliquait les positions de l’Opposition, est tombée entre les mains du militant communiste américain James Cannon. A son retour aux Etats-Unis, Cannon a fondé The Militant. C’est en lisant ce journal, qu’ils ont trouvé dans une librairie de gauche de Johannesburg, en 1929, que Ralph Lee et Ted Grant ont fait connaissance avec les idées de l’Opposition.
Ted a quitté l’école à 15 ans, puis a trouvé un emploi dans une compagnie de commerce maritime. Il consacrait son temps libre à l’étude des classiques du marxisme. En 1934, l’Opposition de gauche sud-africaine a pris forme à Johannesburg. Ted, avec Ralph et Millie Lee, fut parmi ses membres fondateurs. Mais peu de temps après, Ted décida de quitter l’Afrique du Sud et de s’installer en Grande-Bretagne. Lors de son voyage, il passa par la France, où lui et le camarade qui l’accompagnait, Sid Frost, ont rencontré Léon Sédov, le fils de Léon Trotsky, qui était une figure centrale de l’Opposition. Il arriva à Londres vers la fin de 1934.
Ted s’est immédiatement lancé dans l’activité politique. Il a participé à la célèbre « bataille de Cable Street », où 100 000 travailleurs britanniques ont dressé des barricades pour barrer la route à une manifestation de l’Union Britannique des Fascistes, dirigée par Sir Oswald Mosley. Les 7000 « chemises noires » ont été mises en déroute et ne se sont jamais relevées de cette magnifique riposte ouvrière.
Ted appartenait à une organisation, connue sous le nom de « Groupe Militant ». Elle n’était pas très grande, mais était très active, et ses militants faisaient preuve de beaucoup d’enthousiasme. Ses points forts étaient à Londres et à Liverpool. Ted disait toujours que cette période appartenait à la « préhistoire » du trotskisme britannique. Le travail n’a été mis sur une base politique et organisationnelle vraiment solide qu’à partir de la formation de la Workers International League (WIL), à la fin de 1937.
L’année 1938 a vu la création de la IVe Internationale. Pendant les années 30, l’appareil stalinien menait une politique de répression, de purges et d’exécutions contre les membres de l’Opposition, en Russie comme dans le reste du monde. La dégénérescence bureaucratique de l’Internationale Communiste avait atteint un point de non-retour. Face à la dictature stalinienne, au fascisme qui s’étendait en Europe et à la perspective d’une nouvelle guerre mondiale, il fallait hisser le drapeau de l’internationalisme et du socialisme pour préparer l’avenir. La WIL ne fut pas admise dans la IVe Internationale en 1938, car elle refusait « l’unité » artificielle – sans accord sur le programme, l’orientation et les perspectives – avec les autres groupements se réclamant des idées de Trotsky, unité qu’exigeait Cannon d’une façon purement bureaucratique.
La WIL n’avait pas tort de se tenir à l’écart. L’unité sans principes des groupements rassemblés par Cannon n’a pas fait long feu, et la section « officielle » de la IVe Internationale en Grande-Bretagne n’aboutit à rien. Malgré les difficultés exceptionnelles de l’époque, la WIL, à l’inverse, connut une croissance régulière de ses effectifs et de ses moyens d’action. La façon dont elle a mené son travail pendant la deuxième guerre mondiale mériterait à elle seule un article, et nous y reviendrons. La WIL a mené un travail exemplaire dans le mouvement ouvrier comme dans les forces armées. La lutte des classes n’a pas cessé pendant la guerre. A partir de 1943, surtout, un important mouvement de grève s’est développé, notamment dans les charbonnages. 120 000 mineurs ont fait grève dans le Yorkshire, 100 000 au Pays de Galles, et plusieurs milliers dans d’autres régions minières.
La Parti Communiste s’opposait catégoriquement au mouvement de grève, au nom de « l’union nationale » avec le gouvernement de Churchill, « allié » de Staline. Dans sa propagande, il imputait les grèves à l’agitation des « trotskistes », qu’il assimilait aux fascistes. Mais en réalité, même si la WIL soutenait les grèves, elle n’en était pas la cause. Les grèves exprimaient la colère croissante des travailleurs face aux profiteurs capitalistes et à la politique réactionnaire du gouvernement. Les années 1943 et 1944 ont vu le plus grand mouvement de grève depuis la grève générale de 1926. Dans ce contexte, la WIL, dont Ted était le secrétaire national, a pu étendre son influence dans les syndicats et recruter une nouvelle couche de militants ouvriers expérimentés. La WIL a également gagné une influence importante dans les forces armées, et notamment dans les « parlements de soldats » qui existaient dans la 8e armée, en Libye et en Egypte, ainsi que dans la Royal Air Force.
James Cannon ne pouvait que reconnaître la supériorité politique et organisationnelle de la WIL par rapport à la section officielle de l’Internationale, qui avait passé toute la période de la guerre à stagner dans un retranchement pacifiste stérile, ce qui la coupait irrémédiablement des travailleurs. En mars 1944, une fusion entre les groupes eut lieu – cette fois-ci sur la base des positions de la WIL. Cette fusion donna naissance au RCP (Parti Communiste Révolutionnaire), un nom choisi pour se distinguer de la politique d’« union sacrée » défendue par le Parti Communiste britannique. Lors du congrès fondateur du RCP, une nouvelle grève de 100 000 mineurs éclata. Des mouvements de grèves se multipliaient dans d’autres secteurs de l’économie. La grève des « apprentis ouvriers » prit une grande ampleur. Les services secrets britanniques (MI5) ont organisé une série de rafles dans les locaux du RCP, à Londres et dans d’autres régions. De nombreux dirigeants de l’organisation furent arrêtés, inculpés et incarcérés pour « implications dans des grèves illégales ». Mais grâce à une campagne nationale particulièrement vigoureuse menée par le RCP, le procès a donné lieu à un acquittement et les détenus ont dû être libérés sur-le-champ.
A la fin de la deuxième guerre mondiale, en 1945, Ted Grant avait 32 ans. Il était un révolutionnaire expérimenté et éprouvé. Et pourtant, s’il fallait déterminer la période la plus importante de sa vie, du point de vue de l’histoire du mouvement marxiste, je dirais sans hésiter que c’est l’après-guerre. L’issue de la guerre a débouché sur un contexte international auquel personne – pas même Léon Trotsky, assassiné par un agent de Staline en 1940 – ne s’attendait. Pour permettre à la nouvelle génération de militants révolutionnaires de comprendre l’époque, d’en dégager des perspectives et s’y orienter correctement, il fallait être capable d’appliquer la méthode du marxisme à cette nouvelle donne. Malheureusement, sans Trotsky, les dirigeants de la IVe Internationale n’en étaient pas capables. Ils répétaient, tels des perroquets, les perspectives et hypothèses formulées par Trotsky avant sa mort, et ne voulaient pas tenir compte des réalités.
Les Etats-Unis émergeaient de la guerre avec un appareil industriel non seulement intact, mais considérablement renforcé. Ceci leur permettait, par le biais du Plan Marshall, d’accélérer la reconstruction des économies dévastées du continent européen. Comme Ted l’expliquait alors, la perspective qui se dessinait, dans les pays industrialisés, était celle d’une période de croissance économique et d’une stabilité relative des rapports de classe, en même temps qu’une consolidation du stalinisme en URSS. Mais les chefs de l’Internationale ne voulaient rien savoir. Ernest Mandel, par exemple, insistait sur l’idée que le capitalisme britannique ne « connaîtrait plus jamais d’essor économique ». La direction de la IVe Internationale avançait l’idée que le capitalisme ne pourrait plus gouverner que par la dictature militaire. Elle prétendait également que l’URSS avait était été tellement affaiblie par la guerre qu’une « simple pression diplomatique » suffirait à « la détruire à court terme ».
L’abolition du capitalisme et l’établissement de régimes de type staliniens, en Chine et en Europe de l’Est, les laissaient tout aussi perplexes. Dans un premier temps, ils nièrent le fait que, dans ces pays, le capitalisme avait été aboli. Puis, dans une volte-face de 180°, ils se mirent à attribuer à certains d’entre eux un certificat « socialiste ». Ils considéraient, par exemple, que le régime dictatorial de Tito était une authentique « démocratie ouvrière ». Ces analyses erronées, et les innombrables soubresauts absurdes qu’elles engendraient, ne pouvaient que semer la confusion et la démoralisation dans les rangs de l’Internationale, la condamnant à l’impuissance et à une longue série de conflits internes, d’exclusions – dont celle de Ted et de son organisation – et de scissions.
Les écrits Ted Grant au cours de cette période conservent aujourd’hui toute leur validité. Ils sont, à côté des textes et résolutions des quatre premiers congrès de l’Internationale Communiste (1919-1923) et du premier congrès de la IVe Internationale (1938), un témoignage de la supériorité du marxisme comme méthode d’analyse. Les plus importants des écrits de Ted ont été publié par les éditions Wellred, en anglais, il y a de cela quelques années, dans un livre intitulé The Unbroken Thread. Les idées qu’il a défendues contre les dirigeants de la IVe Internationale sur les questions du « guérillérisme », du terrorisme, du Tiers-mondisme, du Titoisme, du Maoïsme, du Keynésianisme et de toutes les autres manifestations idéologiques du déclin et de la désintégration de la IVe Internationale, sont résumées dans son texte Le Programme de l’Internationale, publié en en mai 1970.
Ted expliquait que la longue période de croissance – les « trente glorieuses » – ne pouvait pas durer indéfiniment. Et effectivement, en 1973-74, il y eut la première récession mondiale depuis la fin de la guerre. Le chômage de masse et l’inflation galopante, inconnus en Europe depuis les années 30, minèrent le niveau de vie des travailleurs. En Grande-Bretagne et à travers l’Europe, des mouvements sociaux de grande ampleur se sont produits. J’étais lycéen à l’époque, à Ellesmere Port. Les manifestations et grèves provoquées par le blocage des salaires et les lois anti-syndicales imposées par le gouvernement conservateur d’Edward Heath m’avaient incité, avec quelques amis, à organiser une section du National Union of School Students, un syndicat lycéen qui venait de se créer. C’est à cette époque que j’ai rencontré Ted Grant. Son organisation, laMilitant Tendency s’était résolument orientée vers les organisations de la classe ouvrière, et avait réussi à s’y établir comme la tendance majoritaire dans l’organisation de jeunesse du Parti Travailliste, le LPYS (Labour Party Young Socialists).
Je me souviens encore de la petite réunion publique à laquelle j’ai assisté – au printemps de 1973, me semble-t-il – dans le siège du Parti Travailliste, à Chester. Ted était un orateur exceptionnel. Il avait une connaissance solide de l’histoire et de l’actualité du mouvement ouvrier international, et expliquait les idées du marxisme d’une manière claire et percutante. Sa conviction, sa confiance inébranlable dans les perspectives qu’il développait et dans la capacité de la classe ouvrière à changer la société, étaient contagieuses. La réunion fut mémorable pour une autre raison. La salle était assez sombre, et il n’y avait pas d’ampoule au plafond. Au début de la soirée, cela ne posait pas de problème, mais nous nous sommes rapidement trouvés dans une obscurité quasi-totale. On ne discernait plus que la vague silhouette de l’orateur, qui ne nous voyait pas davantage. Mais cela ne l’a pas perturbé pour autant.
Ted et la Militant Tendency accordaient une importance primordiale à l’étude et à la discussion théoriques. Ceci nous donnait un avantage colossal dans le développement de nos idées et dans tous les aspects de notre activité. « Il n’y a pas d’action révolutionnaire sans théorie révolutionnaire », disait-il. Ce qui a fait le succès de cette organisation, c’était, d’une part, son attitude sérieuse en matière de théorie, de programme, de perspectives, d’organisation – et, d’autre part, son orientation vers les organisations traditionnelles de la classe ouvrière.
A partir de 1973, le Militant commençait à capter l’attention de militants individuels et de groupes révolutionnaires à l’étranger. Sa campagne de solidarité et de lutte contre la dictature franquiste, en Espagne, lui a permis de développer une organisation révolutionnaire clandestine, en Espagne, qui après la chute de Franco a connu un développement impressionnant, et publie aujourd’hui El Militante. Il a également pu établir une organisation en Irlande. D’autres contacts ont été pris en Allemagne, en Suède et en Italie. Mais la plus grande section de l’organisation internationale qui prenait forme restait la section britannique. Au moment de mon adhésion, en 1973, il y avait environ 250 adhérents. Vers la fin des années 80, il y en avait près de 7000, avec quelques 200 permanents, une base sociale massive à Liverpool, de nombreux élus locaux et deux députés travaillistes à la Chambre des Communes (le Parlement britannique).
A partir de 1990, l’irresponsabilité de plusieurs collaborateurs de Ted a détruit une partie de ce qui avait été accompli en Grande-Bretagne. Un certain nombre de dirigeants duMilitant se sont convaincus qu’ils n’avaient plus besoin de s’orienter vers le mouvement travailliste et sa base syndicale massive. Ils considéraient également qu’une attitude trop insistante, à l’égard de la théorie et des méthodes de travail, constituaient un obstacle au développement du « parti révolutionnaire de masse », envisagé désormais comme un objectif à très court terme. Ted Grant et Alan Woods, en particulier, se sont opposés à cette dérive ultra-gauchiste, ce qui a entraîné leur exclusion et une scission. Le Militant a donc cessé d’exister au profit du journal d’un « Parti Socialiste » lancé dans l’indifférence générale. Cette aventure sectaire a abouti à un véritable effondrement de l’organisation britannique, dont les effectifs n’ont cessé de chuter.
Bien que minoritaire en Grande-Bretagne, la plateforme de Ted Grant et Alan Woods était largement majoritaire dans l’organisation internationale, et Ted ne fut pas perturbé outre mesure par ce revers. C’était tout à fait dans sa nature. Rien ni personne ne pouvait ébranler sa confiance dans l’avenir du mouvement marxiste. Cette confiance, il l’a gardée jusqu’à son dernier souffle. Il faut juste se remettre au travail, disait-il, rétablir les orientations et les bases théoriques du mouvement, et les désagréments occasionnés par la scission seront rapidement surmontés.
Encore un fois, il n’avait pas tort. Le mouvement international marxiste qui s’est construit sur les épaules de cet homme impressionnant n’a jamais été plus fort qu’aujourd’hui. Il est implanté dans près d’une trentaine de pays, du Pakistan aux Etats-Unis, en passant par pratiquement tous les pays de l’Europe occidentale et plusieurs pays latino-américains. Son autorité politique n’a jamais été aussi si grande.
C’est là un témoignage vivant de la grandeur et de l’accomplissement de cet homme. Ted Grant conservera à tout jamais, dans nos coeurs et dans l’esprit révolutionnaire qui nous anime, la place qui revient à l’un des plus grands représentants de la pensée et de l’action marxistes dans l’histoire du mouvement ouvrier. Il a donné toute sa vie, chaque fibre de son être, à la défense des opprimés de ce monde. Il mérite notre respect et notre gratitude. Mais avant tout, nous lui offrons notre engagement, nous aussi, de consacrer notre énergie, notre dévouement et notre vie à la grande cause du socialisme international.
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