« La Révolution d’octobre a jeté les bases d’une nouvelle culture conçue pour servir à tous, et c’est précisément pourquoi elle a pris tout de suite une importance internationale. Même si, par l’effet de circonstances défavorables et sous les coups de l’ennemi, le régime soviétique – admettons-le pour une minute – se trouvait provisoirement renversé, l’ineffaçable marque de l’insurrection d’octobre resterait tout de même sur toute l’évolution ultérieure de l’humanité. » (Léon Trotski, Histoire de la révolution russe, marxists.org)
Il y a 75 ans ce mois-ci, un événement s’est produit qui a modifié le cours de l’histoire de l’humanité. Pour la première fois – si l’on exclut le bref mais glorieux épisode de la Commune de Paris – les travailleurs ont pris le pouvoir et ont entamé la tâche gigantesque de la reconstruction socialiste de la société.
Aujourd’hui, à la veille de ce grand anniversaire, les masses de l’ancienne Union soviétique sont confrontées au spectre de la contre-révolution capitaliste. Au milieu des scènes les plus épouvantables de chaos économique et social, toutes les forces obscures qui avaient été balayées par le flot révolutionnaire reviennent en force. La propriété privée, la spéculation, l’église orthodoxe, le racisme, le nationalisme, les pogroms, la prostitution, le chômage et l’inégalité – comme une nuée d’insectes grotesques et venimeux sortis de dessous une pierre.
Tout cela est salué comme une « nouvelle aube » par les médias occidentaux. Les personnes capables d’associer de telles monstruosités à l’idée de « progrès » ne reculent vraiment devant rien. Aucun mensonge n’est trop grand pour eux, aucune déformation n’est trop vile. L’avalanche de mensonges a déjà commencé.
En effet, pour justifier le système capitaliste, il faut noircir le nom du socialisme, et surtout celui du socialisme scientifique, tel qu’il s’exprime dans les idées de Marx, Engels, Lénine et Trotski. Il faut surtout montrer que la révolution est une mauvaise chose, qu’elle représente une horrible déviation des « normes » de l’évolution pacifique de la société et qu’elle aboutit inévitablement à un désastre.
Il y a peu, nous avons célébré le 200e anniversaire de la Révolution française. Bien qu’il s’agisse d’une révolution bourgeoise, bien qu’elle ait eu lieu il y a deux siècles, la classe dirigeante, en France et ailleurs, n’a pas pu s’empêcher de dénigrer la mémoire de 1789-93. Même un événement historique aussi lointain était un rappel inconfortable pour les riches et les puissants de ce qui se passe lorsqu’un système socio-économique donné atteint ses limites. Ils ont même proposé de changer les paroles guerrières de la « Marseillaise » !
Pourtant, les révolutions se produisent, et pas par hasard. Une révolution devient inévitable lorsqu’une forme particulière de la société entre en conflit avec le développement des forces productives, qui constituent la base de tout progrès humain.
L’« Histoire de la révolution russe » de Léon Trotski est l’un des plus grands livres du XXe siècle. Cette étude monumentale de l’événement de 1917 n’a jamais été égalée. C’est un exemple remarquable de l’utilisation de la méthode du matérialisme historique pour analyser les processus en cours dans la société. Les événements qui ont conduit à Octobre ne sont pas simplement relatés, mais expliqués d’une manière dont la validité et l’application dépassent de loin la révolution russe elle-même.
Afin de discréditer la révolution d’octobre, la classe dirigeante, par l’intermédiaire de ses valets qu’on retrouve dans les universités, a cultivé assidûment le mythe selon lequel la révolution bolchevique n’était qu’un « coup d’État » réalisé par Lénine et une poignée de conspirateurs.
En réalité, comme l’explique Trotski, l’essence d’une révolution est l’intervention directe des masses dans la vie sociale et politique. Dans les périodes « normales », la majorité des gens se contentent de laisser la gestion de la société aux mains des « experts » – les parlementaires, les conseillers, les avocats, les journalistes, les responsables syndicaux, les professeurs d’université et tous les autres.
Au cours d’une période, qui peut durer des années ou même des décennies, la société peut renvoyer l’apparence d’un certain « équilibre ». C’est particulièrement vrai dans une période prolongée d’essor économique capitaliste, comme celle qui a duré près de quatre décennies après la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Dans de telles périodes, les idées du marxisme ne sont pas facilement acceptées ou comprises, parce qu’elles semblent aller à l’encontre des « faits ». Au contraire, les illusions des dirigeants réformistes sur un changement lent, progressif et évolutif – « aujourd’hui meilleur qu’hier, et demain meilleur qu’aujourd’hui » – trouvent un large écho.
Cependant, sous la surface apparemment calme, de puissants courants se développent. Les masses accumulent progressivement mécontentement et frustration, et les couches moyennes de la société sont de plus en plus mal à l’aise. Cette situation est particulièrement ressentie par les intellectuels et les étudiants, qui sont un baromètre sensible reflétant les changements d’humeur de la société.
Dans une phrase merveilleusement imagée, Trotski parle du « processus moléculaire de la révolution », qui se poursuit de manière ininterrompue dans l’esprit des travailleurs. Cependant, comme ce processus est graduel et n’affecte pas la physionomie politique générale de la société, il passe inaperçu pour tout le monde – sauf pour les marxistes.
De la même manière, le sol semble être solide et ferme sous nos pieds (« aussi stable qu’un rocher », comme dit le proverbe). Mais la géologie nous apprend que les rochers sont loin d’être stables et que le sol se déplace constamment sous nos pieds. Les continents sont continuellement en mouvement, en perpétuelle « guerre » pourrait-on dire, les uns entrant en collision avec les autres. De même que les changements géologiques ne se mesurent pas en années, ni même en siècles, mais en éons, les déplacements des continents passent inaperçus, sauf pour les spécialistes. Pourtant, les lignes de faille s’accumulent, soumises à des pressions inimaginables et finissent par provoquer des tremblements de terre.
Des failles similaires existent dans les sociétés les mieux ordonnées. L’irruption soudaine des guerres et des révolutions obéit à peu près aux mêmes lois que les tremblements de terre et est tout aussi inévitable. Le moment arrive inévitablement où la masse des gens décide que « les choses ne peuvent plus continuer ainsi ». La rupture se produit lorsque la majorité décide de prendre sa vie et son destin en main. C’est cela, et rien d’autre, le sens profond d’une révolution.
Pourtant, pour l’universitaire bien nourri, une révolution est une aberration, un « monstre », un écart par rapport à la norme. La société devient temporairement « folle », jusqu’à ce que « l’ordre » soit rétabli. Pour une telle psychologie, la représentation mentale la plus satisfaisante d’une révolution est celle d’un troupeau aveugle qui a soudainement paniqué ou, mieux encore, d’une conspiration ourdie par des démagogues.
En réalité, les changements psychologiques qui surviennent avec une extrême brutalité dans toute révolution ne sont pas accidentels, mais s’enracinent dans toute la période précédente.
L’esprit humain, en général, n’est pas révolutionnaire, mais conservateur. Tant que les conditions sont généralement acceptables, les gens ont tendance à accepter l’état actuel des choses au sein de la société. La conscience a tendance à être très en retard par rapport aux changements qui se produisent dans le monde objectif de l’économie et de la société.
Ce n’est qu’en dernier ressort, lorsqu’il n’y a pas d’alternative, que la majorité opte pour une rupture décisive avec l’ordre existant. Bien avant cela, elle essaiera par tous les moyens de s’adapter, de faire des compromis, de chercher la « voie de la facilité ». C’est, entre autres, le secret de l’attrait des politiques réformistes, en particulier dans une période d’essor du capitalisme.
La révolution d’octobre a été le produit de toute la période précédente. Avant d’opter pour les bolchéviques, les ouvriers et les paysans russes avaient déjà fait l’expérience de deux guerres (1904-1905 et 1914-1917) et de deux révolutions (1905 et février 1917).
La Russie tsariste, tout en figurant parmi les principaux États impérialistes et en disposant d’une armée puissante, était néanmoins une puissance capitaliste économiquement arriérée. En vertu de la loi du développement inégal et combiné, une industrie à grande échelle s’était développée dans une poignée de centres (principalement Moscou, Saint-Pétersbourg, la région occidentale, l’Oural et le Donbass) à la suite d’investissements occidentaux. Cependant, la grande majorité de la population était composée de paysans qui vivaient dans des conditions d’arriération quasi médiévales. À bien des égards, la composition sociale de la Russie tsariste était similaire à celle de nombreux pays pauvres aujourd’hui.
Malgré sa faiblesse numérique, la classe ouvrière russe a très tôt marqué l’Histoire de son empreinte. Lors de la vague de grèves des années 1890, elle a annoncé son existence au monde entier. Dès lors, la « question du travail » devait occuper une place centrale dans la politique russe.
L’essor industriel fulgurant des premières années du 20ème siècle a entraîné une croissance rapide de la classe ouvrière. Contrairement à la Grande-Bretagne, où le capitalisme a connu une croissance lente, graduelle et organique pendant 200 ans, le développement du capitalisme en Russie s’est fait de manière fulgurante en quelques décennies.
En conséquence, l’industrie russe n’a pas eu à passer par la phase de l’artisanat, de la petite industrie artisanale, de la manufacture et des grandes entreprises. D’énormes usines ont directement été créées avec les techniques les plus modernes importées de Grande-Bretagne, d’Allemagne et des États-Unis. La technologie la plus moderne importée de l’Occident s’est accompagnée des idées les plus modernes et les plus avancées du socialisme.
En effet, à partir des années 1890, le marxisme réussissait à supplanter l’ancien courant socialiste terroriste et utopique des nardoniks en tant que tendance dominante du mouvement ouvrier.
Les critiques les plus sophistiqués du bolchevisme tentent d’établir une distinction entre le marxisme civilisé « occidental » et le léninisme grossier et barbare, produit, soi-disant, de l’arriération russe.
En fait, les idées de Lénine, qui a passé toute sa vie à combattre inlassablement les Narodniks et leur « voie russe vers le socialisme », n’ont que peu, voire pas, de caractère spécifiquement russe.
Lénine et Trotski ont tous deux consacré leur vie à la défense de l’internationalisme socialiste. Leurs idées ne peuvent pas plus être considérées comme « russes » que les idées de Marx ne peuvent être considérées comme « allemandes ». Lénine et Trotski ont développé et élargi le marxisme, mais ont défendu les idées et principes fondamentaux élaborés par Marx et Engels à partir de 1848.
La première grande épreuve pour les marxistes russes a eu lieu en 1905.
En effet, la crise sociale profonde fut portée à son paroxysme par la guerre russo-japonaise, qui s’est soldée par un désastre militaire pour le tsarisme. Le 9 janvier 1905, les travailleurs de Saint-Pétersbourg se rassemblent, avec leurs familles, pour une manifestation pacifique sur la place du palais d’Hiver. Leur objectif est de présenter une pétition au tsar – le « petit père ».
La majeure partie de ces travailleurs, dont la plupart sont arrivés récemment des villages, sont non seulement religieux, mais aussi monarchistes. Les marxistes (ou sociaux-démocrates, comme on les appelait à l’époque) avaient des forces très réduites et étaient divisés entre bolchéviques et menchéviques. Lorsqu’ils ont tenté à plusieurs occasions de distribuer des tracts dénonçant la monarchie, les ouvriers ont déchiré leurs tracts et sont allés jusqu’à les battre.
Pourtant, en l’espace de neuf mois, ces mêmes ouvriers en sont venus à organiser une grève générale révolutionnaire et un soviet, et à la fin de l’année, les ouvriers de Moscou se soulèvent en insurrection armée. Dans tous les centres urbains, les sociaux-démocrates deviennent la force décisive.
La révolution de 1905 fut vaincue en grande partie parce que le mouvement dans les campagnes n’a commencé qu’après la défaite des travailleurs dans les villes.
Pendant plusieurs années (1907-11), la Russie est plongée dans la nuit noire de la réaction. Cependant, en 1911-1912, un nouveau départ se dessine, caractérisé par une vague de grèves massives (reflétant en partie une reprise de l’économie), qui, partant de revendications économiques, prend rapidement un caractère politique.
Au cours de cette période, les bolchéviques ont obtenu une majorité décisive dans la classe ouvrière organisée. En 1912, ils rompent avec l’aile opportuniste des Menchéviques et créent le parti bolchevique.
Il convient toutefois de rappeler que les bolchéviques et les Menchéviques étaient des tendances du parti de masse traditionnel des travailleurs, le RSDLP (parti ouvrier social-démocrate russe), et que même après 1912, les bolchéviques s’appelaient encore le RSDLP (B).
À la veille de la Première Guerre mondiale, la Russie est à nouveau au bord de la révolution. Les bolchéviques auraient probablement pu prendre le pouvoir à ce moment-là, mais la situation fut bouleversée par le déclenchement des hostilités en août 1914. Pendant la guerre, le parti bolchevique est décimé par les arrestations et l’exil. La jeunesse, principale source de recrutement du parti, est enrôlée dans l’armée, où l’élément ouvrier est noyé dans une mer de soldats paysans. En exil, Lénine est en contact avec quelques dizaines de collaborateurs seulement.
En 1915, lors de la conférence des socialistes internationalistes à Zimmerwald, Lénine dit en plaisantant que l’on pourrait mettre tous les internationalistes du monde dans deux diligences. Lors d’une réunion de la Jeunesse socialiste suisse en janvier 1917, il déclare qu’il ne vivra probablement pas assez longtemps pour voir la révolution socialiste. Quelques semaines plus tard, le tsar était renversé et, à la fin de l’année, Lénine était à la tête du premier gouvernement ouvrier du monde.
Comment expliquer un retournement de situation aussi dramatique ? Les historiens vulgaires expliquent la révolution comme le produit d’une extrême misère. C’est partial et faux. Comme l’explique Trotski, si c’était le cas, les masses d’un pays pauvre, comme par exemple l’Inde, seraient toujours en révolte. La victoire de la réaction dans la période 1907-11 a été facilitée par la crise économique qui, venant après une défaite politique, a temporairement étourdi et désorienté les travailleurs. Comme l’avait prédit Trotski, il a fallu une reprise économique (1911-12) pour permettre au mouvement de se rétablir.
En réalité, ni les boums économiques ni les récessions ne provoquent en eux-mêmes des révolutions. Ce sont leurs successions rapides, soit l’interruption du modèle »normal » d’existence, qui provoquent l’incertitude et l’instabilité générale et amènent les gens à remettre en question l’état actuel des choses. Plus profonds encore sont les chocs provoqués par les guerres, qui bouleversent le monde, déracinent des millions de personnes et obligent les hommes et les femmes à se débarrasser de leurs illusions et à se confronter enfin à la réalité.
La révolution de février a été l’expression concrète de l’impasse dans laquelle se trouvait l’ancien régime. Comme en 1904-1905, le coup de massue de la défaite militaire a permis d’exposer la pourriture intérieure du tsarisme.
Mais exposer quelque chose ne signifie pas en être la cause. La crise des marchés financiers internationaux et la ruée sur la livre sterling ont récemment révélé la faiblesse chronique de l’économie britannique. Mais la décomposition du capitalisme britannique s’est faite progressivement sur une période de plusieurs décennies, masquée par l’essor général de l’économie mondiale. Les marxistes l’ont expliqué il y a des décennies. La différence aujourd’hui est que, sous la pression incessante de la crise capitaliste mondiale, la masse du peuple britannique a commencé à se rendre compte de la situation.
Amorcé depuis la guerre, le mouvement de grève à Petrograd prend une ampleur considérable au début de l’année 1917. Le mécontentement émanant des centres industriels trouve un écho dans les rangs de l’armée, qui souffre de la défaite et de l’épuisement. La crise du régime précédait le mouvement des masses.
Toute révolution commence, non pas par le bas, mais par le haut. Sa première manifestation est une série de crises et de scissions dans la classe dirigeante, qui se sent dans une impasse et est incapable de gouverner à l’ancienne.
Trotski l’exprime de la manière suivante : « La révolution éclate lorsque tous les antagonismes sociaux ont atteint leur extrême tension. Mais c’est précisément ainsi que la situation devient intolérable même pour les classes de la vieille société, c’est-à-dire pour celles qui sont condamnées à la disparition. » (Léon Trotski, Histoire de la révolution russe, marxists.org)
L’odeur de la corruption et du scandale plane toujours sur un régime qui a fait son temps. L’épidémie actuelle de scandales politiques et financiers en Grande-Bretagne, au Japon, aux Etats-Unis, en Italie, n’est pas plus un accident que l’influence de Raspoutine à la cour de Nicolas « le Sanguinaire », ou de Mme de Pompadour dans l’Ancien Régime français.
Malgré toute sa puissance armée, sa police, ses cosaques, sa police secrète, le tsarisme est tombé au premier défi sérieux, comme une pomme pourrie tombe au premier souffle de vent. L’armée s’est effondrée comme un château de cartes, dès que les travailleurs l’ont confrontée à une volonté claire de changer la société.
La classe ouvrière dans son ensemble apprend de l’expérience, en particulier de l’expérience des grands événements. L’expérience de 1905, malgré la défaite, avait laissé une impression indélébile qui a immédiatement resurgi en février avec la création des Soviets – des comités élus d’ouvriers et de soldats – qui étaient à la fois des organes de lutte et, potentiellement, des organes d’un nouveau pouvoir.
Comme cela s’est produit à maintes reprises dans l’histoire, lors de la révolution de février, les travailleurs avaient le pouvoir entre leurs mains, mais ne l’ont pas reconnu. Avec une direction correcte, la classe ouvrière aurait pu immédiatement mener à bien la révolution socialiste. Mais sous la direction des Menchéviques et des sociaux-révolutionnaires, la révolution de février s’est soldée par l’avortement du « double pouvoir ».
La révolution signifie l’entrée explosive sur la scène politique de millions d’hommes et de femmes sans expérience politique préalable, à la recherche d’une solution à leurs problèmes les plus urgents. Inévitablement, dans un premier temps, les masses recherchent les solutions les plus faciles, sous la forme de personnalités politiques connues, de partis politiques familiers.
Dans le cas de la Russie, la guerre elle-même avait eu un effet fondamental sur l’équilibre des forces de classe. Les « masses » étaient constituées avant tout de la paysannerie, épine dorsale de l’armée tsariste. Jusqu’en 1914, les bolchéviques avaient la direction des quatre cinquièmes de la classe ouvrière organisée. Mais la guerre avait modifié cette situation.
Lors de la révolution de février, tout l’équilibre des forces de classe a été modifié par l’émergence explosive sur la scène de la masse des travailleurs sans formation politique, qui avaient tendance à soutenir les menchéviques. L’élément décisif de l’équation était l’armée, dans laquelle les paysans avaient une prépondérance écrasante. Les soldats paysans, récemment éveillés à la vie politique, se sont d’abord tournés non pas vers les bolchéviques, mais vers les leaders socialistes modérés, les menchéviques et surtout les sociaux-révolutionnaires.
Quant aux ouvriers, après l’expérience de 1905, ils craignaient une rupture avec les paysans en uniforme et étaient prêts à momentanément attendre. Dans cette première phase de la révolution, le poids combiné de la paysannerie et de la masse des travailleurs politiquement inexpérimentés a donc fait pencher la balance en faveurs des Menchéviques et les SR, réduisant les bolcheviks à une petite minorité.
Les masses ont fait confiance aux dirigeants syndicaux réformistes. Et ces derniers, comme toujours, ont fait confiance à l’aile « libérale » de la bourgeoisie qui, à son tour, s’efforçait désespérément de défendre la monarchie et de mettre fin à la révolution. Pendant ce temps, en coulisses, les généraux réactionnaires préparaient un contre-coup d’État.
Ce n’est ni la première ni la dernière fois que les travailleurs s’étaient battus, avaient vaincus et se retrouvaient spoliés des fruits de la victoire à cause de leurs dirigeants. Les dirigeants des SR et des Menchéviques étaient obsédés par une seule idée : rendre le pouvoir le plus rapidement possible aux banquiers et aux capitalistes.
Le gouvernement provisoire issu de la révolution de février était un gouvernement de propriétaires terriens et de capitalistes se proclamant « démocrates ». Le leader travailliste de droite (« Trudovik ») Kerenski est entré au gouvernement en tant que ministre de la Justice. Le ministre de la guerre était le grand industriel moscovite Goutchkov. Le « libéral » Milyukov est devenu ministre des affaires étrangères.
Les militants ouvriers se méfiaient profondément du gouvernement. Mais dans la masse de la société, il y avait une vague d’euphorie. Les masses se faisaient des illusions sur leurs dirigeants et considéraient Kerenski comme leur porte-parole au sein du gouvernement.
L’atmosphère dominante d’ivresse démocratique révolutionnaire affectait même certains dirigeants bolchéviques à Petrograd. Lénine était toujours en exil en Suisse. Les principaux dirigeants de Petrograd étaient Kamenev et Staline, qui cédaient à la pression de l’« unité ». Instinctivement, les bolchéviques de Petrograd s’opposaient au gouvernement provisoire, qu’ils qualifiaient à juste titre de gouvernement contre-révolutionnaire. Cependant, Kamenev et Staline orientaient le parti vers une alliance étroite avec les SR et les menchéviques, et proposaient même une réunification avec ces derniers.
Depuis son exil en Suisse, Lénine observait la situation avec inquiétude. Ses premiers télégrammes à Petrograd étaient d’une intransigeance totale, tant dans le ton que dans le contenu : « Notre tactique : défiance absolue ; pas de soutien au nouveau gouvernement ; suspecter Kerenski en particulier ; armement du prolétariat comme seule garantie ; élections immédiates au conseil municipal de Petrograd ; pas de rapprochement avec les autres partis. » (Lénine, Letter to Volksrecht, 1917, notre traduction)
Après le retour de Lénine en avril, le parti bolchévique entre en crise. C’est une loi dans une situation révolutionnaire, lorsque la pression des forces de classe étrangères pèse lourdement sur le parti et sa direction, alors la pression pour « l’unité de la gauche », la peur de l’isolement se fait pesante.
La tension entre Lénine et la majorité des dirigeants était si grande que, immédiatement après son retour, Lénine fut contraint de publier ses thèses d’avril dans la Pravda sous sa propre signature.
Lors de la conférence d’avril, qui a donné lieu à une lutte acharnée, Lénine avertit que, plutôt que d’accepter la position de Kamenev et de Staline, il préférerait être seul « comme Karl Liebknecht, un contre 110 » (en référence à la courageuse position anti-guerre de Liebknecht dans la faction parlementaire du SPD allemand).
Lénine explique que la révolution n’a pas atteint ses objectifs centraux : il est nécessaire de renverser le gouvernement provisoire ; les ouvriers doivent prendre le pouvoir, alliés à la masse des paysans pauvres. Ce n’est qu’ainsi que l’on pourra mettre fin à la guerre, donner la terre aux paysans et créer les conditions d’une transition vers un régime socialiste.
En substance, ces idées étaient identiques aux perspectives brillamment élaborées par Trotski en 1904-1905, et connues de l’histoire sous le nom de « révolution permanente ».
Les idées de Lénine l’ont emporté. Cependant, les bolchéviques restaient minoritaires au sein des soviets et les dirigeants soviétiques – SR et menchéviques – soutenaient le gouvernement provisoire. C’est là qu’est apparue la tactique souple de Lénine, bien loin de l’aventurisme de l’ultra-gauche. Sous le slogan : « Expliquer patiemment », il a exhorté les bolchéviques à faire face aux travailleurs soviétiques pour exiger des dirigeants réformistes qu’ils agissent au lieu de parler, qu’ils publient les traités secrets, qu’ils mettent fin à la guerre, qu’ils rompent avec la bourgeoisie et qu’ils prennent le pouvoir. S’ils faisaient cela, répétait Lénine à maintes reprises, la lutte pour le pouvoir se réduirait à une lutte pacifique pour une majorité dans les Soviets.
Cependant, les Menchéviques et les dirigeants des SR n’avaient aucunement l’intention de rompre avec le gouvernement provisoire bourgeois. En réalité, ils étaient terrifiés à l’idée de prendre le pouvoir et craignaient davantage les ouvriers et les paysans que l’état-major contre-révolutionnaire.
La vérité, c’est que le gouvernement provisoire était une coquille vide. Il n’y avait que deux pouvoirs réels dans le pays, et l’un ou l’autre devait être renversé.
D’une part, les Soviets des députés ouvriers et paysans ; d’autre part, les restes de l’ancien appareil d’État, groupés autour de la monarchie et de l’état-major, qui, sous l’ombre protectrice du Gouvernement provisoire, se préparaient à l’épreuve de force avec les Soviets.
L’une des principales caractéristiques d’une situation révolutionnaire est la soudaineté avec laquelle l’humeur des masses peut changer. Les travailleurs apprennent rapidement sur la base des événements.
Ainsi, une tendance révolutionnaire peut connaître une croissance explosive, passant d’une infime minorité à une force décisive, à la seule condition de combiner une tactique souple avec une fermeté implacable sur toutes les questions politiques.
Au début, Lénine fut raillé par ses adversaires comme un « sectaire » sans espoir, condamné à l’impuissance en se tenant à l’écart de « l’unité de la gauche ». Cependant, le vent a commencé bientôt à tourner et à souffler fortement dans la direction du bolchevisme.
Dans une révolution, écrit Trotski, « le plus extrême l’emporte toujours sur le moins extrême ». Les travailleurs comprennent la justesse des idées de la tendance révolutionnaire grâce à leur propre expérience, en particulier l’expérience des grands événements.
Ces expériences sont absolument nécessaires pour que les travailleurs soient convaincus de la nécessité d’une transformation radicale de la société. Les différentes étapes de la prise de conscience de la classe se reflètent dans la montée et la chute des partis politiques, des tendances, des programmes et des individus qui se succèdent.
L’incapacité du gouvernement provisoire bourgeois à résoudre un seul des problèmes fondamentaux de la société a provoqué une vive réaction dans les principaux centres ouvriers, en particulier à Petrograd, où le prolétariat militant s’associait aux marins révolutionnaires (qui, contrairement à l’infanterie, étaient généralement issus du prolétariat d’usine, en particulier des ouvriers qualifiés).
L’augmentation constante des prix, la réduction de la ration de pain, ont provoqué une vague de mécontentement. Crucialement, la poursuite de la guerre a fait monter la température au point d’ébullition.
Les travailleurs ont réagi par une série de manifestations de masse à partir du mois d’avril, ce qui indiquait un glissement de plus en plus marqué vers la gauche. Parallèlement, les forces de la réaction tentaient de se mobiliser dans les rues, ce qui a donné lieu à une série d’affrontements.
Les bolchéviques convoquent une manifestation en avril pour faire pression sur les dirigeants réformistes et tester l’état d’esprit de la capitale.
Les résolutions des usines et des districts ouvriers affluent à l’exécutif du Soviet, exigeant une rupture avec la bourgeoisie. Les travailleurs se rendent dans les comités locaux pour demander comment transférer leur nom des Menchéviques aux bolchéviques.
Au début du mois de mai, les bolchéviques rassemblent déjà derrière eux au moins un tiers des travailleurs de Petrograd.
Chacune des manifestations de masse, indépendamment de son but direct, est un avertissement pour la direction. L’admonestation est d’abord modérée, mais devient ensuite de plus en plus hardie. En juillet, elle devient une menace. En octobre, c’est le dénouement. (Trotski, Histoire de la Révolution russe)
Les apologistes de la classe dirigeante cherchent toujours à présenter la révolution comme un bain de sang. Les dirigeants réformistes apportent leur pierre à l’édifice en se faisant passer pour des démocrates parlementaires pacifiques. Mais l’histoire démontre la fausseté de ces deux affirmations. Les pages les plus sanglantes de l’histoire des conflits sociaux se produisent lorsqu’une direction lâche et inepte hésite au moment décisif et ne parvient pas à mettre fin à la crise de la société par une action vigoureuse. L’initiative passe alors aux forces de la contre-révolution qui sont invariablement sans pitié et prêtes à traverser des rivières de sang pour « donner une leçon aux masses ».
En avril 1917, les dirigeants réformistes du Soviet auraient pu prendre le pouvoir « pacifiquement », comme Lénine les y invitait. Il n’y aurait pas eu de guerre civile. L’autorité de ces dirigeants était telle que les ouvriers et les soldats leur auraient obéi sans condition. Les réactionnaires auraient été des généraux sans armée.
Mais le refus des réformistes de prendre le pouvoir pacifiquement a rendu inévitables l’effusion de sang et la violence, et a mis en péril les acquis de la révolution. De la même manière, les dirigeants sociaux-démocrates allemands ont rendu le pouvoir conquis par les ouvriers et les soldats allemands en 1918, un crime que le monde entier a payé par la montée d’Hitler, les camps de concentration et les horreurs d’une nouvelle guerre mondiale. Au lieu de prendre le pouvoir, les dirigeants Menchéviques et SR sont entrés dans le premier gouvernement de coalition avec les dirigeants bourgeois.
Les masses se sont d’abord réjouies de cette situation, croyant que les ministres socialistes étaient là pour représenter leurs intérêts. Une fois de plus, seuls les événements pouvaient provoquer un changement de conscience. Inévitablement, les ministres socialistes sont devenus les pions des propriétaires terriens et des capitalistes, et surtout de l’impérialisme anglo-français, qui réclamait impatiemment une nouvelle offensive sur le front russe.
Ces mêmes « socialistes » qui avaient tenu une position pacifiste auparavant, une fois franchi le seuil du ministère, ont instantanément oublié leurs discours de Zimmerwald et ont soutenu la guerre avec enthousiasme. Une nouvelle offensive fut annoncée. Les mesures visant à réintroduire la discipline dans l’armée reflétaient alors une tentative de réaffirmer le pouvoir de la caste des officiers. L’humeur des travailleurs de Petrograd était proche de l’ébullition. En guise d’avertissement et d’épreuve de force, les bolchéviques envisagent alors une manifestation armée pour faire pression sur le Congrès des Soviets en juin.
Le parti reflétait le sentiment croissant de frustration des ouvriers de Petrograd, résumé dans des slogans adressés aux dirigeants réformistes du soviet : « Prenez le pouvoir de l’Etat ! « Rompez avec la bourgeoisie ! « Abandonnez l’idée d’une coalition et prenez les rênes du pouvoir ! » L’idée d’une manifestation armée a provoqué une réaction hystérique de la part des dirigeants de la classe moyenne qui ont lancé une campagne de diffamation, la présentant à tort comme une tentative de coup d’État. Le ministre Menchévique Tsereteli avertissait de manière inquiétante que « les gens qui ne savent pas se servir d’armes doivent être désarmés ». En tant que petite minorité au Congrès des soviets (avec lequel la manifestation devait coïncider), les bolchéviques ont décidé de battre en retraite. L’idée d’une manifestation armée a été abandonnée. A sa place, le Congrès des soviets lui-même a convoqué une manifestation non armée le 1er juillet. Cependant, cette tentative de manœuvrer contre les bolchéviques s’est retournée contre eux.
Les ouvriers et les soldats sont venus à la manifestation « officielle » en portant des pancartes avec les slogans des bolchéviques : « A bas les traités secrets ! » « A bas les dix ministres capitalistes ! » « Non à l’offensive ! » « Tout le pouvoir aux soviets ! »
Dans une révolution, même des organisations aussi démocratiques et flexibles que les soviets n’étaient pas capables de refléter les changements d’humeur rapides des masses. Le soviet était en retard sur le comité d’usine et les comités d’usine étaient en retard sur les masses. Par-dessus tout, les soldats étaient à la traîne des ouvriers, et les provinces arriérées à la traîne de la révolutionnaire Petrograd.
Le processus de développement de la conscience n’est jamais uniforme. Des couches différentes arrivent à des conclusions différentes à des moments différents. Il y a toujours un danger que les couches les plus avancées de la classe aillent trop loin, trop tôt, et se séparent de la majorité, avec des conséquences désastreuses.
Furieuses de l’offensive, les sections les plus radicales de la garnison de Petrograd se préparaient à une manifestation armée. Conscients que les provinces n’étaient pas encore prêtes pour une confrontation avec le gouvernement provisoire, les bolchéviques ont tenté de contenir les soldats, mais ont finalement été contraints de se placer en tête de la manifestation afin d’éviter un massacre.
Comme prévu par les bolchéviques, le gouvernement a saisi l’occasion pour réprimer le mouvement, en s’appuyant sur des régiments plus rétrogrades. Les « Journées de juillet » se sont soldées par une défaite, mais grâce à la direction responsable des bolchéviques, les pertes ont été réduites au minimum et les effets de la défaite n’ont pas été durables.
Une révolution n’est pas un drame en un acte. Ce n’est pas non plus un processus simple qui va de l’avant. La révolution russe s’est déroulée sur neuf mois. La révolution espagnole s’est déroulée sur sept ans, de la chute de la monarchie en 1931 aux journées de mai de Barcelone en 1937. Au sein de la révolution, il y a des périodes d’avancée vertigineuse, mais aussi des périodes d’accalmie, de défaite, voire de réaction. Ainsi, à la révolution de février a succédé la réaction qui a suivi les Journées de juillet. Les bolchéviques, accusés d’être des agents allemands, furent alors impitoyablement traqués, arrêtés et emprisonnés. Lénine fut contraint de se cacher, puis de s’exiler en Finlande.
Depuis février, la contre-révolution attendait son heure, se cachant derrière le gouvernement provisoire. L’offensive et l’écrasement des bolchéviques en juillet ont fait pencher la balance à droite. La caste des officiers peut donc commencer à préparer sérieusement un coup d’État, qui a culminé avec le soulèvement du général Kornilov à la fin du mois d’août. Seule la réaction courageuse des ouvriers et des soldats a sauvé la révolution. Les cheminots, au péril de leur vie, refusèrent de conduire les trains ou les ont mal dirigés. L’armée de Kornilov s’est retrouvée sans ravitaillement, sans essence, désorganisée et désorientée. Des agitateurs, principalement des bolchéviques, se sont activés au sein des troupes de Kornilov et les ont gagnés à leur cause. Kornilov s’est retrouvé général sans armée. À contrecœur, les Menchéviques et les SR ont alors dû légaliser les bolchéviques.
Entre-temps, les masses avaient commencé à se rendre compte de la situation réelle. Dans un des premiers articles sur la révolution, rédigé entre deux séances de négociations de paix à Brest-Litovsk en 1918, Trotski évoque des événements encore frais dans son esprit : « Il était incontestable que la zone d’influence et les forces des Bolcheviks s’étaient développées dans une énorme mesure. Les Bolcheviks avaient mis en garde contre la coalition et contre l’offensive du 18 juin ; ils avaient prophétisé l’affaire Kornilov ; les masses populaires pouvaient donc se convaincre par expérience que nous avions raison. » (Trotsky, L’avènement du bolchévisme, marxists.org)
Paniqués par l’avancée de la « division sauvage » de Kornilov, les dirigeants soviétiques réformistes avaient été contraints d’armer les ouvriers. La position des bolchéviques est alors devenue décisive dans le soviet de Petrograd. En outre, l’heure du deuxième congrès panrusse des soviets, où les bolchéviques sont assurés d’avoir la majorité, approche.
À un moment donné, la politique contre-révolutionnaire des dirigeants réformistes des soviets incite Lénine à envisager d’abandonner le slogan « Tout le pouvoir aux soviets » et de le remplacer par l’idée de prendre le pouvoir par l’intermédiaire des comités d’usine. Ce fait montre l’extrême souplesse de la tactique de Lénine. Il n’était pas question de faire un fétiche d’une forme d’organisation, même des Soviets. Cependant, la forme soviétique d’élections directes sur les lieux de travail et dans les garnisons représentait une expression bien plus démocratique de la volonté de la société que n’importe quel régime de démocratie parlementaire bourgeoise connu dans l’histoire.
L’un des mensonges les plus flagrants au sujet d’Octobre est que les bolchéviques étaient « antidémocratiques » parce qu’ils s’appuyaient sur la démocratie soviétique plutôt que sur un parlement (« Assemblée constituante »). L’argument est que Lénine et Trotski ne représentaient pas les masses, mais seulement un petit groupe de conspirateurs étroitement disciplinés. Pour ces critiques, Octobre n’est pas une révolution, mais un « coup d’État ».
La vérité est tout autre. Le système soviétique de 1917 et des années qui ont immédiatement suivi la révolution est le système de représentation du peuple le plus démocratique jamais connu. Même les modèles les plus démocratiques du parlementarisme bourgeois ne peuvent se comparer à la démocratie simple et directe des soviets. Soit dit en passant, le mot russe « soviet » signifie simplement « conseil » ou « comité ». Les soviets sont nés en 1905 sous la forme de « comités de grève » élargis. En 1917, les soviets de travailleurs sont élargis pour inclure la représentation des soldats, qui étaient pour la plupart des paysans en uniforme. Les représentants des soviets étaient élus directement par leurs camarades de travail et étaient immédiatement révocables. Comparez cela au système actuel en Grande-Bretagne, où les parlements sont élus tous les quatre ans en moyenne. Il n’existe aucun moyen de révocation. Une fois qu’un parlement est élu, il ne peut être révoqué avant les prochaines élections générales. Les gouvernements sont libres de revenir sur leurs promesses – et le font invariablement, sachant qu’ils ne peuvent pas être destitués.
La plupart des parlementaires sont des politiciens professionnels qui n’ont aucun contact avec les citoyens qui les ont élus. Ils vivent dans un autre monde, avec des salaires et des dépenses élevés qui les placent dans une catégorie sociale différente de celle des personnes qu’ils sont censés représenter.
Dans une situation révolutionnaire, où les humeurs des masses changent rapidement, les mécanismes encombrants de la démocratie bourgeoise formelle seraient tout à fait incapables de refléter fidèlement la situation. Même les soviets, comme nous l’avons vu, étaient souvent à la traîne.
Dans son ouvrage de 1918, Trotski caractérise la démocratie des soviets de la manière suivante : « Ils [les soviets] s’appuient directement sur des groupements organiques, comme l’usine, l’atelier, la commune, le régiment, etc. Ici, naturellement, il n’y a plus ces garanties juridiques de la validité de l’élection que nous trouvons dans le recrutement des institutions démocratiques que sont le Conseil municipal ou le zemstvo (sorte de conseil de district élu dans les zones rurales sous le tsarisme (N.d.T.)). Mais, en revanche, nous avons ici des garanties infiniment plus sérieuses et plus profondes de l’union immédiate et directe existant entre le député et ses électeurs. Le délégué du Conseil municipal ou du zemstvo s’appuie sur la masse inorganique des électeurs qui, pour un an, lui donne pleins pouvoirs et puis se désagrège. Les électeurs du soviet, au contraire, restent pour toujours unis entre eux par les conditions mêmes de leur travail et de leur existence, et ils ont toujours l’œil sur leur délégué ; à chaque instant ils peuvent l’admonester, lui demander des comptes, le révoquer ou le remplacer par un autre. » (Léon Trotski, L’Avènement du bolchévisme, marxists.org)
Les socialistes de droite ont tenté par tous les moyens d’empêcher les soviets de prendre le pouvoir. Tout d’abord, ils ont organisé la « Conférence démocratique », qui réclamait un ministère « responsable ». Cette initiative qui ne satisfaisait personne a été attaquée par la droite et la gauche. La polarisation rapide entre les classes condamnait à l’échec toutes les manœuvres du « centre ». Les intrigues et les combinaisons sans fin des politiciens contrastaient avec la position désespérée sur le front durant un automne froid et humide. Dans les villages, l’impatience se faisait de plus en plus sentir. Les socialistes de droite affirmaient que les paysans devaient attendre l’élection de l’« Assemblée constituante ». Les bolchéviques exigeaient le transfert immédiat des terres aux comités de paysans. C’est le slogan « la paix, le pain et la terre » qui a fait passer la masse des paysans du côté des soviets. En octobre, le décor est planté pour le dernier acte du drame révolutionnaire.
Contrairement à un préjugé répandu, une révolution n’est pas similaire à une insurrection. Les neuf dixièmes du travail de la révolution consistent à gagner une majorité décisive des ouvriers et des soldats par un patient travail politique, ce qui se résumait dans le slogan de Lénine : « Expliquer patiemment ! »
Néanmoins, les cibles principales de la propagande et de l’agitation bolcheviques étaient, non pas les dirigeants syndicaux de droite, mais bien l’ennemi de classe – la monarchie, les propriétaires terriens, les capitalistes, les Cent-Noirs (fascistes) et les ministres bourgeois libéraux du gouvernement de coalition.
En octobre, les bolchéviques disposent d’une nette majorité au sein des soviets. Trotski insiste pour que la date de l’insurrection coïncide avec l’ouverture du Congrès des Soviets, où les bolchéviques obtiendraient la majorité du Comité Exécutif et pourraient donc agir avec la pleine légitimité des Soviets, ceux-ci représentant la majorité décisive de la société.
Dans toute révolution, il arrive un moment où la question du pouvoir est posée sans détour. A ce stade, soit la classe révolutionnaire passe à une offensive décisive, soit l’occasion est perdue et ne reviendra peut-être pas avant longtemps. Les masses ne peuvent pas être maintenues éternellement dans un état d’agitation. Si l’occasion est perdue et que l’initiative passe à la contre-révolution, il s’ensuivra inévitablement une effusion de sang, une guerre civile et la réaction.
C’est l’expérience de toute révolution. Nous l’avons vu en Allemagne entre 1918 et 23, et en Espagne entre 1931 et 1937. Dans les deux cas, la classe ouvrière a payé les crimes des dirigeants par une défaite épouvantable, les dictatures fascistes d’Hitler et de Franco et la Seconde Guerre mondiale, qui a failli entraîner la destruction de la civilisation.
L’importance de la direction du mouvement est telle qu’en fin de compte, le destin de la révolution russe fut déterminé par deux hommes – Lénine et Trotski. Les autres dirigeants bolchéviques- Staline, Kamenev, Zinoviev – n’ont cessé de vaciller sous la pression de « l’opinion publique » de la classe moyenne – c’est-à-dire l’influence des préjugés des couches supérieures de la classe moyenne, de l’intelligentsia et des dirigeants libéraux éduqués se faisant passer pour des socialistes. Ces dirigeants représentaient les premiers efforts confus et amorphes des masses pour trouver une issue par la voie la plus facile.
Cependant, les ouvriers et les paysans ont appris par expérience que ce prétendu raccourci n’était qu’une cruelle tromperie. Cette expérience, associée à la politique, à la stratégie et à la tactique correctes de Lénine et de Trotski, a préparé le terrain pour le changement massif d’opinion en direction du bolchevisme. Cela n’aurait jamais été possible si la ligne des conciliateurs avait été acceptée.
Lénine était constamment accusé de « sectarisme » par les ennemis du bolchevisme – et par une partie des dirigeants bolcheviks qui, terrifiés d’être isolés, souhaitaient former un « large front de gauche » avec les Menchéviques et les SR. Cette crainte était encore plus prononcée après l’expérience de juillet. A l’exception de Lénine et de Trotski (qui avait rejoint les bolchéviques pendant la période de réaction de l’été, avec un groupe important de marxistes sans parti, les Mezhrayontsy), la plupart des autres bolcheviks importants étaient favorables à la participation à la « Conférence démocratique » et même au faux « pré-parlement » mis en place lors de cette conférence – un « parlement » sans aucun pouvoir, élu par personne et qui ne représentait que lui-même.
Les anciens dirigeants du parti reflétaient le passé des ouvriers et des paysans, et non leur présent ou leur avenir. En fin de compte, les bolchéviques ont quitté le « pré-parlement » de manière démonstrative, sous les applaudissements généraux des ouvriers et des soldats, mais aussi sous l’horreur et l’indignation des conciliateurs.
C’est principalement grâce à l’action de Trotski que la garnison de Petrograd s’est ralliée à la cause bolchévique. Trotski a utilisé le Comité militaire révolutionnaire, créé par l’exécutif réformiste du Soviet, pour armer les travailleurs afin qu’ils se défendent contre les réactionnaires. Les ouvriers des usines d’armement ont pu ainsi distribuer des fusils à la Garde rouge. Des réunions de masse, des manifestations et même des défilés militaires ont été organisés ouvertement dans les rues de Petrograd.
Loin d’être l’œuvre d’un petit groupe secret de conspirateurs, les préparatifs de l’insurrection impliquaient une participation massive des ouvriers et des soldats.
John Reed, dans son célèbre ouvrage Dix jours qui ébranlèrent le monde, donne témoignage vivant de ces réunions de masse, qui se tenaient à toute heure du jour et de la nuit et auxquelles participaient des bolchéviques, des SR de gauche, des soldats récemment arrivés du front, et même des anarchistes. Même dans la révolution de février, il y avait eu peu de réunions de ce genre. Tous parlent d’une seule voix : « A bas le gouvernement de Kerenski ! ». « A bas la guerre ! » « Tout le pouvoir aux soviets ! »
La base de pouvoir du gouvernement provisoire était pratiquement réduite à néant. Même les régiments conservateurs ramenés du front étaient contaminés par l’ambiance de la révolution à Petrograd. Le soutien au gouvernement provisoire dans la capitale s’était effondré dès que les travailleurs avaient commencé à bouger. L’insurrection de Petrograd s’est déroulée pratiquement sans effusion de sang.
Quelques années plus tard, le célèbre réalisateur soviétique Sergei Eisenstein a réalisé un film intitulé Octobre, qui contient une scène célèbre de la prise du Palais d’Hiver, au cours de laquelle il y a eu quelques accidents. Il y a eu alors plus de morts et de blessés que lors de l’événement lui-même ! La propagande des bourgeois contre la révolution d’octobre est une falsification grossière de l’Histoire. La prise du pouvoir s’est déroulée sans heurts et avec très peu de résistance. Les ouvriers, les soldats et les marins ont occupé les bâtiments gouvernementaux les uns après les autres, sans tirer un seul coup de feu. Comment cela a-t-il été possible ? Quelques mois auparavant, la position de Kerenski et du gouvernement provisoire semblait inattaquable. Mais à l’heure de vérité, elle n’a plus trouvé de défenseur. Son autorité s’était effondrée. Les masses l’avaient déserté et étaient passées aux bolcheviks.
L’idée même que tout cela est le résultat d’une habile conspiration d’un petit groupe est digne d’une mentalité de policier, mais ne résiste pas un instant à une analyse scientifique. La victoire écrasante des bolchéviques au congrès des Soviets souligne le fait que les dirigeants réformistes de droite avaient perdu tout soutien. Les Menchéviques et les SR n’ont alors obtenu qu’un dixième du Congrès, soit environ 60 personnes en tout. Les soviets ont voté à une large majorité pour la prise du pouvoir.
Lénine propose immédiatement deux brefs décrets sur la paix et la terre qui sont approuvés à l’unanimité par le Congrès. Celui-ci élit également une nouvelle autorité centrale, qu’il appelle « Conseil des commissaires du peuple », pour éviter le jargon ministériel bourgeois. Le pouvoir est alors entre les mains des travailleurs.
Aujourd’hui, soixante-quinze ans plus tard, le film de l’Histoire semble se dérouler à l’envers. La classe ouvrière soviétique a payé un prix terrible pour les crimes du stalinisme. L’effondrement du régime bureaucratique a été le prélude à une tentative de retour au capitalisme. Mais, comme le disait Lénine, l’histoire connaît toutes sortes de transformations. Sur la voie du capitalisme, il n’y a pas d’avenir pour les travailleurs.
Sur la base de leur expérience, les travailleurs de l’ex-URSS finiront par le comprendre. Les vieilles idées, le programme et les traditions seront redécouverts. Les bases seront jetées pour une nouvelle édition de la révolution d’octobre, sur une base qualitativement plus élevée, non seulement dans l’ancienne Union soviétique, mais à l’échelle mondiale.
Europe — de Emanuel Tomaselli, ICR Autriche — 16. 11. 2024
Amérique du nord — de la rédaction — 13. 11. 2024
Europe — de Jack Halinski-Fitzpatrick, marxist.com — 11. 11. 2024