Préface de Francesco Merli à la nouvelle édition de La maladie infantile du communisme : le « gauchisme », de Lénine.
« Quand nous avons entrepris, à l’époque, la révolution internationale, nous n’avons pas agi avec l’idée que nous pouvions anticiper son développement, mais parce qu’un concours de circonstances nous a incités à commencer. Ou bien la révolution internationale nous viendra en aide, pensions-nous, et alors nos victoires seront absolument garanties, ou bien nous réaliserons notre modeste tâche révolutionnaire avec le sentiment que, en cas de défaite, nous aurons tout de même servi la cause de la révolution et que notre expérience profitera à d’autres révolutions. »[1]
Ces quelques lignes résument la fidélité sans faille de Lénine à l’idée d’une révolution prolétarienne internationale. À ses yeux, ce que les travailleurs russes avaient accompli en octobre 1917 – en prenant le pouvoir sous la direction du parti bolchevik – n’était que le coup d’envoi de la révolution mondiale. Leur victoire ne pouvait être consolidée que par le renversement révolutionnaire du système capitaliste à l’échelle internationale. Le livre que vous vous apprêtez à lire repose sur cette conviction de Lénine : le destin de la révolution russe dépend du succès de la révolution socialiste internationale.
Pour garantir cette victoire, ce n’est pas l’esprit révolutionnaire des masses – en Russie comme ailleurs – qui faisait défaut. Les travailleurs du monde entier étaient très attentifs aux événements russes. La classe ouvrière allemande fit preuve de son immense énergie révolutionnaire au cours de la révolution de novembre 1918, puis à nouveau lors de l’insurrection victorieuse contre le putsch de Kapp, en mars 1920.[2] En Italie, dès le mois de mars 1917, soit deux ans avant le début du Biennio Rosso[3], les ouvriers turinois accueillirent avec enthousiasme – et même des larmes d’une « joie indescriptible », selon Gramsci – la nouvelle de la révolution russe de Février et de la chute du tsarisme[4]. La révolution italienne culmina dans le mouvement des conseils d’usines, dans la grève générale d’avril 1920, à Turin, et dans les occupations d’usines de septembre 1920. Sa victoire ne fut empêchée que par les tergiversations et la capitulation des dirigeants du Parti Socialiste Italien (PSI). En Hongrie, une République soviétique fut proclamée en 1919, avant d’être vaincue prématurément à cause des erreurs commises par les dirigeants communistes, dont Béla Kun. Une fermentation révolutionnaire se développait aussi dans les classes ouvrières française et britannique, ce qui donnait de sérieux motifs d’inquiétude aux impérialistes. Dans cette période d’effervescence, les organisations de la classe ouvrière grandissaient rapidement et opéraient un puissant virage vers la gauche.
Le problème central était, dans chaque cas, l’absence d’une direction révolutionnaire aussi solide que l’avait été le parti bolchevik pour la classe ouvrière russe. Il manquait une direction capable de mener les travailleurs au pouvoir dans un ou plusieurs pays capitalistes avancés, en vue de renverser le capitalisme à l’échelle mondiale. C’est pour répondre à ce défi que l’Internationale Communiste a été fondée en 1919.
Les forces du communisme international, encore jeunes et inexpérimentées, se sont ralliées autour de la bannière d’Octobre 1917. Pour cette nouvelle avant-garde révolutionnaire qui avait émergé de la guerre, le soutien à la Révolution russe était devenu la question décisive. Ses membres faisaient preuve d’une très grande détermination, mais ils étaient souvent très confus, politiquement. Des idées, tactiques et méthodes des bolcheviks – tirées de quinze années d’expérience pratique, de luttes politiques et de clarifications –, ils avaient retenu peu de choses, souvent partiellement comprises et simplifiées. Or les problèmes que les bolcheviks avaient rencontrés et qu’ils avaient réussi à résoudre se posaient de nouveau, de façon aiguë et pressante, du fait du développement rapide de la crise en Europe.
Lénine rédigea très soigneusement La maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») en vue du Deuxième congrès de l’Internationale Communiste. Ce livre est sans doute la plus importante contribution écrite sur la tactique et la stratégie révolutionnaires. Il reste d’une très grande actualité.
Son thème est très clairement établi. Lénine examine attentivement les principales leçons à tirer de la Révolution russe et de l’histoire du bolchevisme. Il insiste sur les leçons politiques fondamentales que doivent en tirer les dirigeants des partis communistes de tous les pays dans leur lutte contre le capitalisme et l’impérialisme. Il formule une première tâche stratégique : gagner la vaste majorité de l’avant-garde de la classe ouvrière au communisme, et la rassembler dans un parti révolutionnaire. Mais une fois cette tâche accomplie – et elle était en voie de l’être dans de nombreux pays – se posait une autre question : comment les communistes pouvaient-ils arracher les masses à l’influence de la social-démocratie, du réformisme et de l’opportunisme, qui constituaient le principal obstacle sur la voie de la révolution ?
Lénine savait très bien que la tâche stratégique de la conquête des masses, sans laquelle la question du pouvoir ne peut pas se poser, ne pouvait être réalisée sans mener une lutte politique préalable contre le soi-disant communisme « de gauche », qu’il considérait comme une « maladie infantile ». Ce « gauchisme » – ou ultra-gauchisme – était très répandu dans les jeunes partis communistes. Il constituait un grave danger pour la viabilité de ces partis – et pour celle de l’Internationale qui devait diriger la révolution prolétarienne mondiale.
L’Octobre russe alimentait les espoirs de millions de travailleurs et d’opprimés des quatre coins du monde. La révolution prolétarienne mondiale leur apparaissait comme le seul moyen de mettre fin aux immenses souffrances engendrées par la guerre. Lénine, Trotsky et les bolcheviks comprenaient que la guerre préparait des révolutions à travers l’Europe. Trotsky se servit brillamment des négociations pour une « paix » séparée avec l’Allemagne, à Brest-Litovsk, comme d’une tribune pour sa propagande révolutionnaire. Sa revendication d’une « paix sans annexions ni indemnités » trouva un large écho dans les masses opprimées du monde entier. Elle eut un impact majeur, en particulier dans la classe ouvrière allemande.
La révolution allemande de novembre 1918 porta le coup de grâce à la monarchie et à la guerre. La classe ouvrière allemande répondit à l’appel lancé par les révolutionnaires russes aux masses exploitées de la planète : « Soulevez-vous pour mettre fin au capitalisme, à l’impérialisme, à la misère et aux guerres. Soulevez-vous et rejoignez notre lutte commune. » Ces mots trouvèrent un puissant écho dans l’esprit des travailleurs d’Europe et des peuples opprimés du monde.
Les multiples interventions militaires contre la Russie soviétique renforcèrent, aux yeux des masses, l’urgente nécessité de renverser définitivement le capitalisme et l’impérialisme. L’agression impérialiste menée par la classe capitaliste internationale ajoutait des millions de morts au bilan de la guerre, en plus de semer la misère et la destruction. Les impérialistes de l’Entente, ralliés derrière la Grande-Bretagne, constituèrent une large coalition de forces afin d’étouffer la République des Soviets avant qu’elle puisse se consolider et s’étendre. Winston Churchill, nommé secrétaire du Bureau britannique de la Guerre en 1919, déclarait trois décennies plus tard : « Si j’avais été correctement soutenu en 1919, je pense que nous aurions pu étrangler le bolchevisme dans le berceau »[5].
Malheureusement pour Churchill, il ne pouvait pas étrangler le bolchevisme de ses propres mains. Il dépendait pour cela de travailleurs en uniformes, qui avaient enduré les pires conditions pendant la guerre et n’avaient pas l’intention de continuer à mettre leurs vies en danger pour le compte de la classe dirigeante. La plupart des soldats britanniques attendaient d’être démobilisés. Leurs rudes conditions, les mauvais traitements et le retard dans la démobilisation provoquèrent de nombreuses mutineries dans l’immédiat après-guerre.
Sous la menace de la révolution, les capitalistes de tous les pays rallièrent ouvertement la plus sombre des forces réactionnaires : l’armée blanche des contre-révolutionnaires tsaristes. Les impérialistes intervinrent activement en envoyant des dizaines de milliers de soldats, en mobilisant leurs alliés et en fournissant aux Blancs de grandes quantités d’armes, d’argent et de moyens en général. Ils espéraient faire pencher la balance de la guerre civile du côté des partisans de l’ancien régime, qui tentaient d’écraser la révolution prolétarienne victorieuse. Mais rien n’y fit. Après leurs succès initiaux, les Blancs furent repoussés et défaits à de nombreuses reprises.
Début 1920, la guerre d’agression contre la Russie soviétique continuait de faire rage, malgré les victoires décisives remportées par l’Armée rouge et son chef, Léon Trotsky, contre Koltchak à l’Est et contre Dénikine au Sud. Fin avril, alors que Lénine finissait d’écrire La maladie infantile, la contre-révolution lançait un nouvel assaut. Les forces polonaises dirigées par Jozef Pilsudski attaquèrent la République soviétique en envahissant l’Ukraine et en occupant Kiev, aux côtés des forces blanches de l’Armée populaire ukrainienne de Symon Petlioura.
L’offensive polonaise était soutenue par la Grande-Bretagne et la France, mais fut largement rejetée par une grande partie de la population ukrainienne. Elle perdit son élan initial après la prise de Kiev. L’Armée rouge reprit l’avantage sous le commandement du jeune officier Mikhaïl Toukhatchevski. La solidarité de la classe ouvrière internationale mina l’appui des impérialistes à la Pologne. Les dockers de Londres et de Dantzig refusèrent de charger des livraisons : des ouvriers tchécoslovaques et allemands bloquèrent le transit d’armes et de ressources à travers leurs pays respectifs. Le Congrès des syndicats britanniques et le Parti travailliste menacèrent de déclencher une grève générale si le gouvernement envoyait des troupes britanniques en Pologne. Les travailleurs de tous les pays s’engagèrent instinctivement pour défendre la République soviétique. Leur unité en fit une force redoutable.
La victoire militaire contre les Blancs était une question de vie ou de mort. Tout devait lui être sacrifié. Toutes les ressources de la République soviétique furent concentrées pour armer et ravitailler l’Armée rouge. Les ouvriers et les paysans pauvres de Russie firent d’inimaginables sacrifices pour défendre leur révolution. La nécessité de protéger la révolution justifiait de recourir à des mesures draconiennes. Dans ces circonstances, la politique du « communisme de guerre » était le seul moyen de résister. Mais elle soumit l’État ouvrier à des pressions colossales.
Malgré l’extrême pénurie de ressources, la lutte pour la survie de l’État ouvrier accomplit des miracles. Une Armée rouge puissante et disciplinée fut constituée, entraînée et organisée à même le champ de bataille. Mais la Russie soviétique ne pouvait pas surmonter la profonde arriération qu’elle avait héritée du régime tsariste – et que des années de guerre avaient aggravée – par la seule force de la volonté. La solidarité internationale des travailleurs avait constitué un facteur vital pour miner l’intervention étrangère et repousser les Blancs. Lénine et les bolcheviks comprenaient que si la révolution ne triomphait pas dans un ou plusieurs pays avancés, la Russie soviétique ne parviendrait pas, seule, à sortir de l’arriération. Quand la révolution éclata en Allemagne, en novembre 1918, ce pays devint la clé de la révolution mondiale.
Le 3 novembre 1918, les marins des forces navales allemandes se mutinèrent à Kiel. En tentant de réprimer cette révolte, le régime déclencha une explosion révolutionnaire. Des conseils d’ouvriers et de soldats se constituèrent, aux quatre coins de l’Empire, et commencèrent à assumer le pouvoir politique et militaire. La monarchie s’effondra comme un château de cartes et le Kaiser abdiqua quelques jours plus tard. L’impérialisme allemand n’avait pas d’autre choix que de capituler, et donc de mettre officiellement fin à la guerre. Fait remarquable : la classe ouvrière allemande forgeait alors spontanément les instruments de pouvoir soviétique qui s’étaient constitués à la suite de la révolution de Février 1917, en Russie.
Malheureusement, les forces révolutionnaires en Allemagne n’étaient ni aussi solides, politiquement, ni aussi bien organisées que l’était le parti bolchevik au début de la Révolution russe. Elles étaient bien loin du niveau de discipline et de centralisation requis pour tirer profit de la situation tumultueuse ouverte par la révolution. Par ailleurs, elles étaient confrontées à une bureaucratie réformiste puissante et solidement implantée dans le mouvement ouvrier. Le parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) avait été ébranlé, mais il restait fort, était doté d’argent, de structures, de ressources, et conservait un large contrôle des syndicats.
Une scission de gauche du SPD fonda le parti social-démocrate indépendant (USPD) en avril 1917. Ce nouveau parti comptait dans ses rangs des centaines de milliers de travailleurs radicalisés, mais aussi des dirigeants réformistes tels que Karl Kautsky. En son sein, une aile révolutionnaire se formait autour de la Ligue Spartakiste, dont les principaux dirigeants, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, étaient en prison lors de l’éclatement de la Révolution allemande.
La guerre et la trahison des dirigeants sociaux-démocrates, qui avaient soutenu leurs propres classes dirigeantes, pesaient lourdement sur la conscience de la nouvelle génération de révolutionnaires.
Ils étaient animés par un rejet – très sain – de la faillite des dirigeants du SPD et de l’opportunisme de dirigeants de l’USPD tels que Kautsky. Mais ils en concluaient, à tort, qu’il fallait rompre non seulement avec ces dirigeants réformistes, mais aussi avec les couches de la classe ouvrière qui les suivaient encore. Celles-ci se radicalisaient rapidement, mais ne se décidaient pas encore à quitter leurs vieilles organisations réformistes. Aussi, en quittant l’USPD peu après la révolution de novembre 1918, les « spartakistes » commirent une lourde erreur dictée par leur impatience. La fusion entre les communistes et une grande partie des éléments avancés de l’USPD – qui se dirigeaient vers le communisme – était alors possible. Elle fut reportée de deux ans, et ce retard coûta très cher à la révolution.
Le congrès fondateur du Parti communiste allemand (KPD) se tint à Berlin le 30 décembre 1918. Près de 100 délégués y participèrent. Leurs discussions exprimèrent tous les symptômes de cette « maladie infantile » que Lénine allait décrire dans sa critique du « gauchisme ». La plupart des délégués étaient jeunes ; nombre d’entre eux étaient des ouvriers de l’industrie.
Une des principales discussions porta sur la participation du parti à l’élection de l’Assemblée constituante, qui avait été convoquée pour le 19 janvier. Plus des deux tiers des délégués votèrent pour le boycott : ils considéraient toute forme de travail parlementaire comme l’apanage des opportunistes et des traîtres. Ils prirent cette décision malgré les tentatives insistantes de Rosa Luxemburg et de Paul Levi – entre autres – pour les en dissuader. L’un des délégués, Otto Rühle, exprima très nettement cet état d’esprit : il ne voulait plus subir « les compromissions et l’opportunisme »[6]. Mais la grande majorité de la classe ouvrière ne partageait pas ce point de vue ; elle participa massivement aux élections. Le SPD reçut 11,5 millions de voix et l’USPD 2,3 millions – soit, au total, près de la moitié des suffrages. Les communistes s’étaient privés d’une importante opportunité de marquer dans la pratique leurs différences avec les opportunistes, de mener une agitation de masse et d’apprendre à lier ce travail aux couches les plus avancées de la classe.
La question de l’attitude vis-à-vis des syndicats fut un deuxième enjeu des débats. La même impatience poussait un grand nombre de délégués à réclamer que le parti sorte carrément des syndicats, et même à proposer d’interdire la double appartenance à un syndicat et au parti communiste. Ils voyaient dans les conseils ouvriers, qui avaient émergé en novembre, une forme alternative et supérieure d’organisation de la classe. Paul Frölich avança même le slogan : « sortons des syndicats ! ». La décision fut repoussée, ce qui évita au parti de commettre une grave erreur, mais le conflit sur la question syndicale continua de miner la vie interne du KPD au cours des 12 à 18 mois qui suivirent le congrès.
Soulignons que ces positions ultra-gauchistes étaient avancées au moment même où des centaines de milliers de travailleurs radicalisés – et bientôt des millions – entraient pour la première fois dans les syndicats. Le nombre de travailleurs syndiqués quintupla, passant de 1,5 million en 1918 à 7,3 millions à la fin de l’année 1919.
Le même processus se déroulait dans de nombreux pays. Des millions d’ouvriers adhéraient aux syndicats. En Grande-Bretagne, le nombre de syndiqués passa de 4,1 millions en 1914 à 6,5 millions en 1918, puis à 8,3 millions en 1920. En Italie, la Confédération générale du travail (CGdL), qui comptait 250 000 adhérents à la fin de la guerre, en organisait désormais 2,15 millions. En France, la CGT passa de 355 000 membres en 1914 à 600 000 en 1918, puis à 2 millions en 1920.
Luxemburg et Liebknecht tentèrent d’orienter le nouveau parti dans la bonne direction. Cependant, malgré leur énorme autorité personnelle, ils ne parvinrent pas toujours à convaincre le congrès et furent minoritaires sur plusieurs questions cruciales, dont celle du boycott de l’élection à la Constituante. Ils étaient confiants dans la possibilité de corriger ces tendances ultra-gauchistes, à terme. Malheureusement, le temps joua contre eux.
Le congrès révéla aussi que les spartakistes étaient bien loin d’avoir atteint une homogénéité politique et d’avoir forgé la discipline dont leur organisation avait besoin. En leur sein cohabitaient un grand nombre d’opinions très variées, y compris sur des questions de première importance.
En conséquence, le parti était mal équipé face aux tâches que lui imposait la crise révolutionnaire. Quelques jours après le congrès, le jeune KPD se trouva confronté au pire scénario possible : il dût s’engager dans un conflit ouvert avec la réaction et l’appareil d’État, sans avoir eu le temps de s’y préparer. Le gouvernement du SPD avait orchestré une provocation. Cela conduisit les communistes à résister et entraîna un demi-million d’ouvriers dans une grève politique et de sanglants combats de rues.
Le « soulèvement spartakiste » – comme il fut nommé a posteriori – fut violemment réprimé. Des centaines de communistes furent tués. Une campagne de meurtres extrajudiciaires décapita le KPD. Les Freikorps réactionnaires assassinèrent Luxemburg et Liebknecht avec la complicité des dirigeants du SPD. En mars, Leo Jogiches, un vétéran révolutionnaire qui avait succédé à Liebknecht à la tête du parti, fut à son tour arrêté et assassiné en prison. Cette tragédie porta de graves coups à la croissance politique du jeune parti. À peine fondé, le KPD était durement puni pour ses erreurs ultra-gauchistes, ce qui l’empêcha pour un temps de se constituer une base de masse.
Sous des formes et dans des contextes divers, chaque révolution pose les questions des méthodes de travail légales ou illégales, du travail révolutionnaire dans les syndicats et de la participation –ou non – des communistes aux Parlements bourgeois à des fins de propagande. Quelle est la racine commune de ces questions récurrentes ? Lénine le souligne dans La maladie infantile : elles relèvent toutes du rôle de l’avant-garde révolutionnaire, de ses rapports avec les masses et des tâches du parti révolutionnaire.
L’avant-garde de la classe ouvrière se forme sur la base d’une combinaison d’expérience et d’éducation politique, dans laquelle une propagande communiste de qualité joue un rôle crucial. Mais les masses, elles, apprennent essentiellement par l’expérience. Le rôle du parti révolutionnaire est de supprimer les obstacles à l’unité entre les masses et les couches révolutionnaires les plus avancées ; de préparer la fusion du parti, de l’avant-garde et des masses au cours de la révolution. Cette tâche ne peut être accomplie qu’en démasquant dans la pratique les trahisons des libéraux bourgeois et des dirigeants réformistes. C’est une condition incontournable pour que la voie révolutionnaire apparaisse aux yeux des masses comme l’unique façon de satisfaire ses besoins fondamentaux.
La tactique révolutionnaire est la méthode qui permet au parti d’accompagner les masses dans la dure école de l’expérience pratique, tout en s’assurant que les couches les plus avancées restent toujours connectées au reste des masses. Il faut que l’avant-garde tire les masses vers l’avant, sans courir trop loin devant elles et sans s’engager dans des batailles prématurées. L’attitude des bolcheviks lors des journées de juillet 1917 en donne un bon exemple. Face à une insurrection prématurée dont les conséquences auraient pu être tragiques, ils réussirent à organiser une retraite en bon ordre et, ce faisant, à sauver le parti et l’avant-garde. Le « soulèvement spartakiste » était une situation analogue, et les conséquences d’une tactique erronée furent désastreuses. Malheureusement, ce ne fut pas la dernière fois.
Il est absolument nécessaire de manœuvrer tactiquement pour préparer le meilleur alignement des forces sur le champ de bataille, et ainsi gagner le combat décisif dans la guerre des classes. C’est à travers ce processus – et seulement à travers lui – que se forment les conditions pour la conquête révolutionnaire du pouvoir.
Lénine insiste sur une autre question, trop souvent négligée : tout ce travail préparatoire est également nécessaire pour établir les conditions de la consolidation du pouvoir révolutionnaire après la révolution.
Une insurrection victorieuse brise et démantèle l’État capitaliste, c’est-à-dire les détachements d’hommes en armes qui défendent le pouvoir et les privilèges de la classe dirigeante. Cependant, Lénine souligne que même après son renversement, la classe dirigeante reste plus forte que le nouveau pouvoir révolutionnaire. Il faut le plus haut degré de discipline révolutionnaire pour assurer la transition. Le capitalisme resurgit sans cesse de la petite production et des rapports de distribution ; il se survit dans l’inertie sociale, dans les vieilles habitudes et divisions de classes qui ne peuvent pas être abolies par décret. Et bien sûr, dans la mesure où le capitalisme continue de dominer à l’échelle mondiale, il ne cesse jamais de lutter contre les révolutions par tous les moyens, comme ce fut le cas après la Révolution russe.
Comme l’explique Lénine, « la tactique doit être tracée de sang-froid, avec une objectivité rigoureuse, en tenant compte de toutes les forces de classe […] ». Mais comment juger de la tactique adaptée à chaque étape du mouvement ? Voici, par exemple, comment Lénine pose la question du travail révolutionnaire dans les parlements bourgeois :
Il est évident que pour les communistes d’Allemagne le parlementarisme « a fait son temps politiquement » ; mais le tout est justement de ne pas croire que ce qui a fait son temps pour nous, a fait son temps pour la classe, a fait son temps pour les masses. Nous voyons ici une fois de plus que les « gauches » ne savent pas raisonner, ne savent pas se conduire en parti de la classe, en parti des masses. Vous êtes tenus de ne pas vous abaisser au niveau des masses, au niveau des couches retardataires d’une classe. C’est indiscutable. Vous êtes tenus de leur dire l’amère vérité. Vous êtes tenus d’appeler préjugés leurs préjugés démocratiques bourgeois et parlementaires. Mais en même temps vous êtes tenus de surveiller d’un œil lucide l’état réel de conscience et de préparation de la classe tout entière (et pas seulement de son avant-garde communiste), de la masse travailleuse tout entière (et pas seulement de ses éléments avancés).[7]
Par exemple, les bolcheviks appliquèrent avec succès la tactique du boycott de la Douma réactionnaire en 1905, lorsque la grève de masse prenait un caractère politique et se transformait en soulèvement. Mais Lénine considérait qu’en 1906 cette même tactique était une erreur, quoique « sans gravité et facile à réparer », et qu’en 1907 et 1908 le boycott était devenu « une erreur très grave et difficilement réparable ». Pourquoi portait-il des jugements aussi opposés sur ces différentes applications de la même tactique ? Parce qu’en 1906 la révolution avait clairement reflué ; en 1907, elle était déjà vaincue. Ce qui fait la justesse d’une tactique n’est pas une qualité intrinsèque, mais son adéquation aux conditions concrètes, qui elles-mêmes ne manquent pas de changer. Dans le contexte de 1906, et à plus forte raison en 1907, les bolcheviks devaient saisir la moindre opportunité d’aider les forces révolutionnaires de la classe ouvrière, après leur défaite, à se réorganiser et à battre en retraite de la façon la plus ordonnée. Cela impliquait de participer à la Douma réactionnaire.
Après la révolution de février 1917, la tâche principale du parti bolchevik était de gagner la majorité de la classe ouvrière au moyen d’une explication patiente. Comment les bolcheviks y parvinrent-ils ? Lénine le rappelle :
Les bolcheviks commencèrent leur lutte victorieuse contre la République parlementaire, en fait bourgeoise, et contre les mencheviks, avec une extrême prudence ; ils l’avaient préparée avec infiniment de soin, contrairement à l’opinion assez répandue aujourd’hui en Europe et en Amérique. Au début de cette période nous n’avons pas appelé à renverser le gouvernement ; nous avons expliqué qu’il était impossible de le renverser sans que des changements préalables fussent intervenus dans la composition et la mentalité des Soviets. Nous n’avons pas proclamé le boycottage du parlement bourgeois, de la Constituante ; mais nous avons dit – nous l’avons dit officiellement, au nom du parti, dès notre Conférence d’avril 1917 – qu’une République bourgeoise avec une Constituante valait mieux que cette même république sans Constituante, mais qu’une République « ouvrière et paysanne », soviétique, valait mieux que toute République démocratique bourgeoise, parlementaire. Sans cette préparation prudente, minutieuse, circonspecte et persévérante, nous n’aurions pu ni remporter la victoire en octobre 1917, ni maintenir cette victoire.
Malgré les graves erreurs commises par les « gauchistes » allemands – qui leur avaient valu les plus vives critiques de Lénine –, le KPD était parvenu à grandir significativement, atteignant environ 350 000 militants au début de l’année 1920. Mais la lutte interne avait conduit à une douloureuse scission. La fraction ultra-gauchiste avait rompu avec le KPD pour fonder le Parti communiste des travailleurs allemands (KAPD). Entre temps, de larges couches de l’USPD s’étaient radicalisées et s’orientaient vers l’Internationale Communiste. Ce parti avait atteint 750 000 membres. Les perspectives et l’approche de Lénine furent confirmées quelques mois plus tard, lorsque la majorité de l’USPD adopta les 21 conditions d’adhésion établies par le Deuxième congrès du Komintern. La fraction de droite quitta l’USPD, le libérant de son aile opportuniste. La majorité de l’USPD fusionna avec le KPD pour former un Parti communiste allemand unifié (VKPD) en décembre 1920.
En France, le congrès de Tours du Parti socialiste (SFIO), fin décembre 1920, fut le point culminant d’une longue bataille interne au parti, dont la majorité des délégués accepta les conditions d’adhésion à l’Internationale Communiste. La fraction réformiste et minoritaire, dirigée par Léon Blum, scissionna ; la majorité fonda le Parti Communiste Français.
En Italie, au deuxième semestre de 1920, les oppositions communistes au sein du PSI convergèrent – celle du groupe abstentionniste « Soviet », dirigé par Amedeo Bordiga, et celle du groupe turinois « Ordine Nuovo », dirigé par Antonio Gramsci. Dans la mesure où Bordiga et ses camarades avaient mené un travail plus précoce et consistant d’opposition au sein du PSI, ils émergèrent comme la force dirigeante de sa fraction communiste, qu’ils irriguèrent de leurs idées ultra-gauchistes. Quant à Gramsci et ses camarades, ils avaient adopté un certain nombre de positions correctes qui leur avaient permis de prendre la direction du mouvement des conseils d’usine à Turin. Pour constituer la plateforme commune de la fraction communiste, Bordiga accepta de renoncer à ses positions abstentionnistes. L’opposition communiste s’en trouva renforcée. Mais l’approche ultra-gauchiste de Bordiga persistait : il exigeait une rupture immédiate avec les réformistes et le centre vacillant du parti.
Au congrès du PSI à Livourne, en janvier 1921, la fraction communiste fut incapable de convaincre la majorité hésitante des délégués, qui restaient sous l’influence de la fraction « troisième-internationaliste » – en réalité centriste – de Giacinto Serrati. Les communistes décidèrent de quitter le congrès et de faire scission. Ils se rendirent dans un autre théâtre, avec un tiers des délégués, où ils fondèrent le Partito Comunista d’Italia. Ce faisant, ils abandonnaient la majorité des délégués, qui soutenaient la fraction troisième-internationaliste, au lieu de tenter de les gagner. Quelques mois plus tard, en Tchécoslovaquie, le Parti communiste était fondé par la fraction de gauche des sociaux-démocrates. Elle avait une base de masse. C’était un autre développement majeur.
Ce sont là quelques exemples des processus tumultueux qui conduisirent à la formation des partis communistes. Les erreurs politiques exposées par Lénine dans La maladie infantile constituaient de sérieux obstacles. Non seulement elles freinaient la croissance numérique des jeunes partis communistes, mais en outre elles les empêchaient d’unifier l’avant-garde révolutionnaire pour l’entraîner dans la lutte pour démasquer efficacement, pratiquement, les trahisons des dirigeants réformistes. Cette lutte était nécessaire pour préparer les partis communistes à la conquête révolutionnaire du pouvoir.
Pour y parvenir, les directions de ces partis devaient être entraînées et éduquées à la lumière de l’expérience et des leçons du bolchevisme. L’état-major de la révolution prolétarienne devait être formé pour s’élever à la hauteur de ses tâches. C’est précisément ce que Lénine entreprit de faire.
Dans La maladie infantile, Lénine souligne que la première phase de la formation de l’Internationale Communiste a consisté à rassembler les forces révolutionnaires sous la bannière d’Octobre 1917. Mais en 1920, précisément, cette tâche est déjà largement accomplie, explique-t-il. Tout ce qui peut être conquis par la lutte et la clarification idéologiques l’a été – tout au moins dans les pays où les partis communistes ont atteint une taille importante. La tâche des directions communistes est donc, désormais, de préparer les partis et l’avant-garde pour l’étape suivante :
L’essentiel – pas tout évidemment, tant s’en faut, mais cependant l’essentiel – est déjà fait pour attirer l’avant-garde de la classe ouvrière et la faire passer du côté du pouvoir des Soviets contre le parlementarisme, du côté de la dictature du prolétariat contre la démocratie bourgeoise. Il faut concentrer maintenant toutes les forces, toute l’attention sur l’étape suivante qui semble être, et est réellement, à un certain point de vue, moins fondamentale, mais cependant plus proche de la solution pratique du problème, à savoir : la recherche des formes pour passer à la révolution prolétarienne ou l’aborder.
L’avant-garde prolétarienne est conquise idéologiquement. C’est le principal. Autrement, faire même un premier pas vers la victoire serait impossible. Mais de là à la victoire, il y a encore assez loin. On ne peut vaincre avec l’avant-garde seule. Jeter l’avant-garde seule dans la bataille décisive, tant que la classe tout entière, tant que les grandes masses n’ont pas pris soit une attitude d’appui direct à l’avant-garde, soit tout au moins de neutralité bienveillante, qui les rende complètement incapables de soutenir son adversaire, ce serait une sottise, et même un crime.
Lénine ajoute que pour comprendre la nécessité d’une révolution prolétarienne, les masses doivent passer par une douloureuse expérience pratique :
Or, pour que vraiment la classe tout entière, pour que vraiment les grandes masses de travailleurs et d’opprimés en arrivent à une telle position, la propagande seule, l’agitation seule ne suffisent pas. Pour cela, il faut que ces masses fassent leur propre expérience politique. Telle est la loi fondamentale de toutes les grandes révolutions, loi confirmée maintenant avec une force et un relief frappants, non seulement par la Russie, mais aussi par l’Allemagne. Ce ne sont pas seulement les masses ignorantes, souvent illettrées, de Russie, ce sont aussi les masses d’Allemagne, hautement cultivées, sans un seul analphabète, qui ont dû éprouver à leurs dépens toute la faiblesse, toute la veulerie, toute l’impuissance, toute la servilité devant la bourgeoisie, toute la lâcheté du gouvernement des paladins de la IIe Internationale, le caractère inévitable de la dictature des ultra-réactionnaires (Kornilov en Russie, Kapp et consorts en Allemagne), seule alternative en face de la dictature du prolétariat, pour se tourner résolument vers le communisme.
Tout ceci est très clair, mais Lénine précise encore :
Tant qu’il s’agissait (et dans la mesure où il s’agit encore) de rallier au communisme l’avant-garde du prolétariat, la propagande s’est située au premier plan ; même les petits cercles de propagande sont utiles et féconds en dépit des défauts qui leur sont inhérents. Mais quand il s’agit de l’action pratique des masses, du déploiement – s’il m’est permis de m’exprimer ainsi – d’armées fortes de millions d’hommes, de la répartition de toutes les forces de classe d’une société donnée en vue du combat final et décisif, on ne fera rien avec les seules méthodes de propagande, avec la seule répétition des vérités du communisme « pur ». Il ne faut pas compter ici par milliers, comme le fait en somme le propagandiste, membre d’un groupe restreint et qui n’a pas encore dirigé les masses ; il faut compter ici par millions et par dizaines de millions.
La conclusion qui en découle est limpide. Pour gagner le soutien des masses, le parti doit se montrer capable de les accompagner dans leur expérience pratique. Il n’est pas possible d’y parvenir par la seule propagande, en proclamant les « pures » vérités du communisme. Il faut que le parti sache tirer profit de chaque évolution sur le champ de bataille. Il doit savoir dénoncer dans la pratique et révéler au grand jour la faillite des dirigeants réformistes. Il doit prouver qu’il est lui-même capable de mener la lutte jusqu’à la victoire. Les partis communistes doivent se doter des bons outils et de la bonne tactique pour déployer, éduquer, entraîner et mobiliser non seulement des milliers, mais des millions et des dizaines de millions de travailleurs.
Le développement des tendances ultra-gauchistes, dans l’avant-garde prolétarienne, découlait d’un sain rejet des trahisons des dirigeants réformistes, qui s’étaient adaptés au système capitaliste. En un sens, c’est inévitable à un certain stade du développement de toute révolution. Cela reflète l’impatience de l’avant-garde de la classe vis-à-vis de ses couches les plus arriérées, les plus retardataires. Cette impatience a été amplifiée par l’ampleur de la trahison des dirigeants réformistes lors de la Première Guerre mondiale.
Les « gauchistes » s’opposaient à diverses formes de travail légal. Il est vrai que même dans le plus démocratique des régimes bourgeois, le travail légal ne sort pas – par définition – du cadre fixé par la classe dirigeante. C’est le cas de la participation aux élections et au parlement, ou encore du travail révolutionnaire dans les syndicats réformistes, voire réactionnaires. Cependant, ces champs d’action fournissent à l’avant-garde révolutionnaire d’importantes possibilités de se lier fermement aux masses. L’idée de Lénine n’était pas de limiter les activités du parti révolutionnaire au cadre légal fixé par la classe dirigeante (ou par les bureaucraties réformistes du mouvement ouvrier), mais plutôt d’exploiter toutes les opportunités de mener un travail légal en toutes circonstances – sans bien sûr renoncer au travail illégal.
Les « gauchistes » tenaient absolument à éviter toute forme de compromis et d’alliance tactique avec les réformistes. Ils considéraient cela comme de la pure et simple trahison. Ils refusaient de voir les adaptations tactiques pour ce qu’elles sont : une façon d’utiliser toutes les armes disponibles pour accroître la popularité du parti révolutionnaire aux yeux des masses.
Ceci dit, Lénine soulignait que les principaux ennemis du communisme demeuraient les réformistes et les « sociaux chauvins » de toutes sortes. Sur la question controversée des syndicats, par exemple, il expliquait que la lutte « doit être impitoyable » et qu’il « faut absolument la pousser, comme nous l’avons fait, jusqu’à déshonorer complètement et faire chasser des syndicats tous les incorrigibles leaders de l’opportunisme et du social-chauvinisme. »
Du fait de la victoire de la Révolution russe, l’Internationale Communiste jouissait d’une énorme autorité dans la classe ouvrière mondiale. Cette vague de sympathie poussa nombre de dirigeants réformistes ou vacillants à se tourner vers la nouvelle Internationale dans le but de préserver leur autorité, sans toutefois se départir de leurs méthodes réformistes. Lénine comprenait le danger ; il fallait tenir à l’écart les réformistes et les éléments qui refusaient de rompre avec ces derniers, faute de quoi les partis communistes ne pourraient pas se développer comme d’authentiques forces révolutionnaires. C’est pourquoi les 21 conditions d’adhésion à l’Internationale communiste furent adoptées par son Deuxième congrès, en juillet-août 1920. Ces conditions devaient servir de garantie contre l’infiltration de tendances opportunistes au sein du Komintern.
Refuser toute forme de travail illégal est l’apanage des opportunistes et des traîtres. Mais n’accepter que les méthodes illégales, en ignorant les avantages des autres méthodes, est une attitude « infantile » qui, fatalement, appauvrit l’arsenal dont dispose le parti révolutionnaire. Lénine écrit :
Ce qui est vrai, c’est que sont opportunistes et traîtres à la classe ouvrière les partis et les chefs qui ne savent pas ou ne veulent pas […] user des moyens de lutte illégaux dans une situation comme, par exemple, celle de la guerre impérialiste de 1914-1918, où la bourgeoisie des pays démocratiques les plus libres trompait les ouvriers avec un cynisme et une frénésie sans nom, en interdisant de dire la vérité sur le caractère spoliateur de la guerre. Mais les révolutionnaires qui ne savent pas allier aux formes illégales de lutte toutes les formes légales sont de bien mauvais révolutionnaires.
Ceux qui ne sont pas capables de la plus grande flexibilité tactique, qui consiste à « allier aux formes illégales de lutte toutes les formes légales », sont effectivement de bien piètres révolutionnaires. Les limites des « gauchistes » apparaissent au grand jour lorsque le parti révolutionnaire doit se lier aux masses et les gagner à son programme. De fait, à ce stade, la question de la flexibilité tactique devient vitale :
Il ne nous manque qu’une chose pour marcher à la victoire avec plus d’assurance et de fermeté, à savoir : le sentiment net et profond, chez les communistes de tous les pays, de la nécessité d’avoir le maximum de souplesse dans leur tactique. Ce qui manque au communisme (…), surtout dans les pays avancés, c’est cette conscience et l’art de s’en inspirer dans la pratique.
La vague révolutionnaire qui avait ébranlé les fondements du capitalisme, dans la foulée de la Première Guerre mondiale, provoqua des convulsions dans toutes les organisations de la classe ouvrière et, dans de nombreux pays, déboucha sur la formation de partis communistes dotés de bases de masse. Dans certains cas, ces partis étaient même plus forts que leurs concurrents réformistes ; cependant, la plupart comptaient moins de militants.
Ces forces révolutionnaires émergeaient d’une lutte acharnée contre les dirigeants réformistes de la Deuxième Internationale, qui avaient trahi et piétiné les principes de l’internationalisme prolétarien en se rangeant derrière leurs bourgeoisies respectives, pendant la guerre. L’avant-garde révolutionnaire rejetait viscéralement ces dirigeants et leurs crimes.
Cependant, la crise de la société bourgeoise avait réveillé la masse de la classe ouvrière et entraîné dans l’action des couches jusqu’alors inertes. Toutes les organisations ouvrières avaient connu une très forte croissance. Des millions d’ouvriers venaient gonfler les rangs des organisations existantes, à commencer – nous l’avons vu – par les syndicats et les partis sociaux-démocrates. Dans le même temps, d’importantes couches de travailleurs se tournaient vers les organisations communistes.
Cependant, au début de l’année 1920, la vague révolutionnaire commençait à refluer. Le mouvement spontané des masses et les forces immatures du communisme n’avaient pas suffi pour renverser la bourgeoisie. Les capitalistes avaient réussi à se maintenir au pouvoir au moyen de la guerre de classe et de la guerre civile ; ils avaient infligé de sérieuses défaites à la classe ouvrière, et notamment la chute de la République soviétique de Hongrie, en 1919. En Allemagne, le pays le plus important du point de vue de la révolution mondiale, la bourgeoisie avait survécu à la révolution de novembre 1918 grâce aux trahisons des dirigeants sociaux-démocrates et syndicaux.
Lénine comprenait que la révolution ne serait jamais l’œuvre de la seule volonté de l’avant-garde révolutionnaire. Pour l’emporter, celle-ci doit s’organiser dans un parti révolutionnaire discipliné, grâce auquel elle peut conquérir le soutien de la grande majorité de la classe ouvrière et des autres couches opprimées de la population.
Il n’y a pas de raccourci pour y parvenir. Les communistes doivent lutter pour la direction des organisations de masse de la classe ouvrière – à commencer par les syndicats – et les purger de ses éléments chauvins et réformistes. De manière générale, il s’agit de miner la base de masse des directions réformistes. C’est la seule voie pour engager la lutte pour le pouvoir. Seule une lutte systématique pour saper l’influence résiduelle de l’ordre ancien, son inertie, peut gagner les masses au programme révolutionnaire. Telles sont les conditions préalables au succès du renversement révolutionnaire de l’État bourgeois.
C’est précisément sur ce terrain que les limites d’une approche ultra-gauchiste apparaissent le plus clairement. Le refus, par principe, de toute forme de « compromis » ; le rejet de toute collaboration et tout accord temporaire avec des dirigeants réformistes ; le refus de travailler dans les syndicats réactionnaires, etc. : ces positions témoignent non de la force d’un parti, mais de sa faiblesse, de son manque de confiance en lui-même et dans la classe ouvrière. Elles limitent sévèrement sa capacité à miner l’influence des réformistes ; en conséquence, elles les aident à conserver leur base de masse.
Le rejet des tactiques visant à discréditer les dirigeants réformistes relève d’un sectarisme stérile. C’est inefficace pour lutter contre ce que les sectaires eux-mêmes considèrent comme leurs pires ennemis : le réformisme et l’opportunisme. Trotsky expliquait que l’approche de Lénine était aux antipodes de la posture morale des gauchistes :
Mais Lénine avait en tête une rupture avec les réformistes comme conséquence inévitable d’une lutte contre eux, et non comme un acte salutaire indépendant du temps et du lieu. Il exigeait une scission avec les social-patriotes – non pour le salut de son âme, mais pour arracher les masses au social-patriotisme.[8]
Dans La maladie infantile, Lénine explique déjà la méthode qui sous-tend la tactique du front unique, qui allait devenir l’un des principaux sujets de discussion et de controverse lors des Troisième et Quatrième congrès du Komintern. Ce qu’il fallait faire comprendre aux militants des jeunes partis communistes inexpérimentés, c’est que cette tactique avait été mise en œuvre de très nombreuses fois dans l’histoire du bolchevisme. Elle fut développée comme une politique concrète pour établir des liens et un travail commun entre les ouvriers communistes avancés et les masses encore influencées par les dirigeants réformistes – tout en sapant l’autorité de ces derniers dans la pratique.
La méthode dialectique de Lénine tranche nettement avec le formalisme stérile de ses détracteurs. Pour gagner les masses, il faut combiner la fermeté théorique avec la souplesse tactique et organisationnelle. Toutes les considérations sur les « difficultés » que cela implique, sur le « risque » de contaminer la « pureté révolutionnaire » du parti, etc., sont de puériles et futiles excuses :
Pour savoir aider la « masse » et gagner sa sympathie, son adhésion et son appui, il ne faut pas craindre les difficultés, les chicanes, les pièges, les outrages, les persécutions de la part des « chefs » (qui, opportunistes et social-chauvins, sont dans la plupart des cas liés directement ou indirectement à la bourgeoisie et à la police) et il faut travailler absolument là où est la masse. Il faut savoir consentir tous les sacrifices, surmonter les plus grands obstacles, afin de faire un travail de propagande et d’agitation méthodique, persévérant, opiniâtre et patient justement dans les institutions, sociétés, organisations – même tout ce qu’il y a de plus réactionnaires – partout où il y a des masses prolétariennes ou semi-prolétariennes.
Il faut évoquer, en particulier, le conseil de Lénine aux communistes britanniques, qui étaient frappés par une forme particulièrement virulente de la « maladie infantile ». Lénine comprenait que la Grande-Bretagne s’orientait vers une crise révolutionnaire. Il le comprenait même mieux que les communistes britanniques eux-mêmes. Compte tenu de l’importance d’une telle perspective, il a consacré une bonne partie de son livre à expliquer comment les communistes britanniques devaient s’y préparer. Son objectif était d’armer politiquement les militants qui se préparaient à fonder le Parti communiste de Grande-Bretagne. Pour cela, ils devaient tenir compte de la faiblesse de leurs forces, relativement à celles du Parti travailliste :
Je serai plus précis. Les communistes britanniques doivent, à mon avis, rassembler leurs quatre partis et groupes (tous très faibles, certains même tout à fait faibles) en un seul parti communiste sur la base des principes de la IIIe Internationale et de la participation obligatoire au parlement. Le Parti Communiste propose aux Henderson et aux Snowden un « compromis », un accord électoral : nous marchons ensemble contre la coalition de Lloyd George et des conservateurs ; nous partageons des sièges parlementaires proportionnellement au nombre de voix données par les ouvriers soit au Labour Party, soit aux communistes (non aux élections, mais dans un vote spécial) ; nous gardons, pour notre part, la plus entière liberté de propagande, d’agitation, d’action politique. Sans cette dernière condition, impossible de faire bloc, évidemment, car ce serait une trahison : les communistes britanniques doivent exiger et s’assurer absolument la plus entière liberté de dénoncer les Henderson et les Snowden comme l’ont fait (quinze ans durant, de 1903 à 1917) les bolcheviks russes à l’égard des Henderson et des Snowden russes, c’est-à-dire des mencheviks.
Le conseil de Lénine montre comment la tactique doit être déterminée par les circonstances concrètes. Il faut sérieusement tenir compte de la force, du niveau d’organisation et de la qualité politique des partis révolutionnaires – ce qui échappe totalement aux sectaires de toutes sortes, auxquels fait défaut le sens des proportions.
À l’époque où il écrivait La maladie infantile, Lénine n’avait pas encore tranché la question de savoir si le Parti communiste britannique devait demander son affiliation au Parti travailliste. La question fit l’objet d’un débat approfondi lors du Deuxième congrès du Komintern, quelques mois plus tard. Lénine s’est alors décidé pour l’entrée dans le Parti travailliste – à condition que les communistes y soient autorisés à mener une propagande politique indépendante.
Ceci montre le degré de flexibilité et d’attention dont Lénine faisait preuve lorsqu’il prenait des décisions tactiques. Il est intéressant de noter qu’il est parvenu à convaincre certains des principaux dirigeants communistes britanniques, à travers de nombreuses discussions. Ce fut le cas de Willie Gallacher, le dirigeant du Comité ouvrier de Clyde à Glasgow, pendant la guerre. Plus tard, Gallacher raconta l’impact des arguments de Lénine sur son évolution politique.
Dans La maladie infantile, Lénine donne la définition la plus complète et la plus claire de la loi fondamentale de la révolution. Il écrit :
La loi fondamentale de la révolution, confirmée par toutes les révolutions et notamment par les trois révolutions russes du XXe siècle, la voici : pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l’impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C’est seulement lorsque « ceux d’en bas » ne veulent plus et que « ceux d’en haut » ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher. Cette vérité s’exprime autrement en ces termes : la révolution est impossible sans une crise nationale (affectant exploités et exploiteurs). Ainsi donc, pour qu’une révolution ait lieu, il faut : premièrement, obtenir que la majorité des ouvriers (ou, en tout cas, la majorité des ouvriers conscients, réfléchis, politiquement actifs) ait compris parfaitement la nécessité de la révolution et soit prête à mourir pour elle ; il faut ensuite que les classes dirigeantes traversent une crise gouvernementale qui entraîne dans la vie politique jusqu’aux masses les plus retardataires (l’indice de toute révolution véritable est une rapide élévation au décuple, ou même au centuple, du nombre des hommes aptes à la lutte politique, parmi la masse laborieuse et opprimée, jusque-là apathique), qui affaiblit le gouvernement et rend possible pour les révolutionnaires son prompt renversement.
À cette définition, qui nous donne les caractéristiques générales d’une révolution, Lénine ajoute une série de considérations stratégiques fondamentales :
Il ne suffit pas de se demander si l’on a convaincu l’avant-garde de la classe révolutionnaire ; il faut encore savoir si les forces historiquement agissantes de toutes les classes, absolument de toutes les classes sans exception, d’une société donnée, sont disposées de façon que la bataille décisive soit parfaitement à point, – de façon :
Lénine a écrit La maladie infantile sur la base d’une expérience d’une richesse et d’une densité inégalées dans l’histoire du mouvement révolutionnaire : l’émergence du bolchevisme, depuis la formation du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) jusqu’à la révolution de 1905 ; la phase de reflux et de profonde réaction qui a suivi la défaite de cette révolution ; le regain de la lutte des classes qui fut interrompu par la guerre ; la révolution de février 1917 ; l’expérience de la lutte qui conduisit les bolcheviks au pouvoir ; et enfin, les leçons inestimables tirées de l’expérience du pouvoir lui-même, entre octobre 1917 et 1920.
Ce que décrit Lénine – la lutte pour transformer un parti embryonnaire en direction de l’avant-garde, puis des masses ; la préparation sociale et politique pour la conquête du pouvoir ; la façon dont le parti apprend à montrer dans la pratique sa capacité à guider l’avant-garde révolutionnaire et les masses vers la victoire –, c’est-à-dire tout le travail préparatoire, toutes les décisions tactiques visant à forger l’unité des masses révolutionnaires et à exploiter les moindres divisions ou vacillations de la classe dirigeante, tout cela détermine aussi la capacité du parti révolutionnaire à diriger la société lors de la phase de transition vers le socialisme.
La méthode qui a servi à conquérir les masses doit être constamment appliquée, lors de la transition, pour surmonter les menaces et les obstacles. La résistance féroce de l’ancienne classe dirigeante contre le jeune État ouvrier constitue la plus dangereuse et la plus urgente de ces menaces. Mais il faut aussi venir à bout des dangers plus subtils et insidieux qu’engendre l’inertie des vieilles relations sociales.
Lénine a tiré de précieuses leçons des deux années et demie d’exercice du pouvoir, après la révolution d’Octobre. Une fois au pouvoir, la capacité de l’avant-garde révolutionnaire à utiliser toutes les armes à sa disposition est encore plus cruciale. Plus elle aura assimilé cette méthode avant la conquête du pouvoir, mieux elle apprendra à diriger toute la société dans la phase de transition vers le socialisme. Face à la résistance organisée du capitalisme international, savoir tirer profit des divisions, divergences et intérêts contradictoires du camp ennemi peut faire toute la différence entre une victoire et une débâcle. Il est aussi décisif de savoir manœuvrer et battre en retraite lorsque les conditions de la lutte sont défavorables. Il faut étudier le terrain et les conditions concrètes de chaque bataille, engager ou désengager les troupes au bon moment, attaquer ou battre en retraite avec discipline, en limitant les pertes. Pour gagner la guerre de classe mondiale contre le capitalisme, il nous faudra réviser régulièrement toutes ces leçons stratégiques et tactiques de l’Internationale Communiste sous Lénine.
Chaque nouvelle révolution fournit d’inestimables leçons pour qui sait les apprendre, et ouvre de nouvelles possibilités, à condition d’avoir assimilé au préalable les leçons des luttes révolutionnaires passées. Lénine écrit à ce sujet :
L’histoire en général, et plus particulièrement l’histoire des révolutions, est toujours plus riche de contenu, plus variée, plus multiforme, plus vivante, « plus ingénieuse » que ne le pensent les meilleurs partis, les avant-gardes les plus conscientes des classes les plus avancées. Et cela se conçoit, puisque les meilleures avant-gardes expriment la conscience, la volonté, la passion, l’imagination de dizaines de milliers d’hommes, tandis que la révolution est – en des moments d’exaltation et de tension particulières de toutes les facultés humaines – l’œuvre de la conscience, de la volonté, de la passion, de l’imagination de dizaines de millions d’hommes aiguillonnés par la plus âpre lutte des classes. De là deux conclusions pratiques d’une grande importance : la première, c’est que la classe révolutionnaire, pour remplir sa tâche, doit savoir prendre possession de toutes les formes et de tous les côtés, sans la moindre exception, de l’activité sociale (quitte à compléter, après la conquête du pouvoir politique et parfois au prix d’un grand risque et d’un danger énorme, ce qu’elle n’aura pas terminé avant cette conquête) ; la seconde, c’est que la classe révolutionnaire doit se tenir prête à remplacer vite et brusquement une forme par une autre.
On conviendra qu’elle serait déraisonnable ou même criminelle, la conduite d’une armée qui n’apprendrait pas à manier toutes les armes, tous les moyens et procédés de lutte dont dispose ou dont peut disposer l’ennemi. Or cette vérité s’applique mieux encore à la politique qu’à l’art militaire.
Lénine finit de rédiger La maladie infantile le 27 avril 1920. Le 12 mai, il ajouta un post-scriptum pour commenter, notamment, la scission des ultra-gauchistes du KPD, qui venaient de former le Parti ouvrier communiste (KAPD). « Soit ! La scission vaut tout de même mieux que la confusion […] », affirme-t-il dans son style caractéristique. Puis il ajoute :
Que les « gauches » se mettent eux-mêmes pratiquement à l’épreuve sur le plan national et international ; qu’ils essayent de préparer (et puis de réaliser) la dictature du prolétariat sans un parti rigoureusement centralisé et possédant une discipline de fer, sans se rendre maîtres de tous les domaines, branches et variétés du travail politique et culturel. L’expérience pratique aura tôt fait de les instruire.
Lénine était convaincu que l’émergence des courants ultra-gauchistes, dans de nombreux pays, découlait de l’impatience d’une partie de l’avant-garde à un moment bien précis de la lutte révolutionnaire. Il savait aussi que ces courants comptaient, dans leurs rangs, des soldats dévoués de la révolution mondiale. Il pensait que les meilleurs d’entre eux apprendraient par l’expérience et finiraient par revenir dans les rangs du Komintern.
Ce faisant, Lénine ne songeait pas aux « révolutionnaires » petits-bourgeois, sectaires et ossifiés qui montent sur un piédestal pour professer quelques vérités éternelles à la classe ouvrière. Ces gens sont imperméables à l’expérience de la lutte des classes et représentent une caricature grotesque du « gauchisme » que Lénine tentait de corriger.
Lénine soulignait que l’impatience qui se développait dans une partie des couches avancées de la classe conduisait à une simplification extrême des tâches, de la tactique et des mots d’ordre de la révolution. Les gauchistes ne comprenaient pas la nécessité de toucher les masses les plus arriérées et de se lier à elles. Pire : ils rejetaient cette perspective.
Amusé par le caractère superficiel de certaines objections, Lénine remarquait avec ironie :
Les communistes « de gauche » disent beaucoup de bien de nous, bolcheviks. Parfois on a envie de leur répondre : louez-nous donc un peu moins, étudiez davantage la tactique des bolcheviks, familiarisez-vous davantage avec elle !
En refusant d’adopter les tactiques qui pouvaient placer le parti révolutionnaire à la tête des masses, les gauchistes rendaient service à la classe dirigeante. En l’éloignant des masses, ils exposaient l’avant-garde aux attaques et à la répression. Souvent, ce problème fut corrigé par l’expérience et de patientes explications. Lénine cherchait toujours à tirer des leçons et à orienter l’Internationale dans la bonne direction. Il aidait patiemment les cadres communistes à comprendre les tâches posées par la situation concrète – et les moyens de les accomplir.
Comme l’indique le titre du livre, Lénine considérait qu’il s’agissait d’une « maladie infantile », dont le mouvement communiste allait guérir et sortir renforcé. Mais pour guérir d’une telle maladie, il fallait viser la plus grande clarté, quitte à courir le risque d’une scission.
Il est important de souligner la méthode de Lénine. Au moment même où une scission douloureuse s’opérait avec les gauchistes, il conseillait aux forces de l’Internationale Communiste de prendre des mesures pour éviter la scission :
Il faut seulement appliquer tous nos efforts pour que la scission avec les « gauches » n’entrave pas, ou entrave le moins possible, la fusion en un seul parti, fusion nécessaire et inévitable dans un avenir prochain, de tous les participants au mouvement ouvrier, partisans sincères et loyaux du pouvoir des Soviets et de la dictature du prolétariat.
Il prévenait :
Certains personnages, surtout d’entre les prétendants malheureux au rôle de chefs, pourront (si l’esprit de discipline prolétarien et la « loyauté envers eux-mêmes » leur font défaut) persister longtemps dans leurs erreurs.
Et ce fut effectivement le cas de plusieurs de ces dirigeants. Mais Lénine expliquait :
Quant aux masses ouvrières, elles réaliseront facilement et vite, le moment venu, leur propre union et celle de tous les communistes sincères dans un parti unique, capable d’instituer le régime soviétique et la dictature du prolétariat.
Confronté à cette pénible scission, Lénine s’en servit pour clarifier les questions politiques et, ainsi, préparer le terrain de l’unification – sur une base plus solide – des meilleures forces révolutionnaires.
Lénine considérait La maladie infantile comme un livre très important. Il corrigea personnellement sa traduction dans plusieurs langues. Des exemplaires en furent distribués – avec Terrorisme et communisme, de Léon Trotsky – à tous les délégués du Deuxième congrès de l’Internationale Communiste, en juillet 1920.
La maladie infantile est l’un des meilleurs ouvrages de Lénine. Les questions les plus brûlantes auxquelles était confronté le mouvement révolutionnaire, à l’époque, y sont abordées avec une clarté et une précision remarquables. C’était il y a plus d’un siècle, mais ce véritable manuel de stratégie et de tactique révolutionnaires reste d’une très grande actualité. Les communistes, aujourd’hui, ne peuvent et ne doivent pas en ignorer les leçons. L’enjeu n’est rien moins que la préparation du parti révolutionnaire à la conquête du pouvoir, ce qui suppose de gagner le soutien de la majorité des travailleurs. C’est la question centrale à laquelle répond Lénine.
Aujourd’hui, le spectre du communisme, dont les capitalistes se croyaient débarrassés depuis la chute de l’Union Soviétique, est revenu les hanter. De plus en plus souvent, ils dénoncent la main du communisme derrière tout ce qui menace leur système. Ce genre de campagne hystérique ne peut aller qu’en s’intensifiant – et ne manque pas de se retourner, au passage, contre ses auteurs. Dans cette tentative d’étouffer la fermentation révolutionnaire, la bourgeoisie pousse la nouvelle génération à essayer de comprendre ce qu’est vraiment le communisme. À l’époque de Lénine, déjà, la presse et les politiciens bourgeois se livraient à de semblables tentatives de diaboliser le communisme. L’auteur de La maladie infantile s’en félicitait avec malice : « […] nous devons saluer et remercier messieurs les capitalistes. Ils travaillent pour nous. » C’est aussi vrai aujourd’hui qu’il y a un siècle.
[1] Lénine, Rapport sur la tactique du Parti Communiste de Russie, 5 juillet 1921
[2] Le 13 mars 1920, les cercles réactionnaires des échelons supérieurs de l’armée allemande entreprirent d’écraser le gouvernement social-démocrate, la république et les conquêtes de la révolution de novembre 1918. Leur objectif était d’instaurer une dictature militaro-policière, sous la direction de Wolfgang Kapp, et d’ouvrir ainsi la voie au rétablissement de la monarchie. Les travailleurs allemands réagirent par une grève générale insurrectionnelle. Le coup d’État échoua et Kapp fut renversé le 17 mars 1920.
[3] Le Biennio Rosso (les « deux années rouges ») de 1919-1920 fut une vague révolutionnaire de la classe ouvrière italienne, avec une croissance explosive du Parti Socialiste Italien et des syndicats, des grèves politiques de masse, la formation de conseils ouvriers à Turin puis dans le reste du pays, et un vaste mouvement d’occupation des terres par les paysans pauvres et les ouvriers agricoles. Il culmina avec l’occupation des usines en septembre 1920. L’ordre bourgeois fut ébranlé, mais pas renversé, car il manquait une direction révolutionnaire. Sa défaite pava la voie à une terrible réaction : la montée et l’avènement du fascisme.
[4] « Le mouvement turinois des conseils d’usines », Écrits politiques, tome 1, p.247
[5] Conférence de presse à Washington, en juin 1954
[6] Pierre Broué, Révolution en Allemagne
[7] La maladie infantile du communisme : le « gauchisme ». Dans la suite de cette introduction, toutes les citations sans appel de note sont extraites de ce livre.
[8] L. Trotsky, « Sectarisme, centrisme et IVe Internationale » (1935)
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