Il y a un an, Donald Trump a été élu pour la deuxième fois président des États-Unis. Cela a plongé la gauche dans la panique : le fascisme serait imminent. Mais avec cette position, la gauche se dirige  dans une impasse politique.

Que signifie le phénomène Trump ? À partir de cette question, chaque courant politique explique aujourd’hui sa vision du monde. Selon les nuances, Trump incarne la montée du fascisme (JS, SolidaritéS), du néofascisme (PS) ou de l’autoritarisme (Mouvement pour le socialisme). Sur ce que cela veut dire, la gauche est unanime : Trump représenterait une droitisation mondiale et amènerait la dictature. Mais est-ce vraiment le cas ? Et quelle stratégie politique en découle ?

Quelle droitisation ?

Les partis de droite ont gagné des voix dans plusieurs pays. Mais tirer des conclusions pessimistes serait faux. Par exemple, le Mouvement pour le socialisme écrit : « Notre époque. (…) tandis que la gauche non seulement recule, mais n’a souvent plus aucune base. » En réalité, l’époque est marquée par l’instabilité et une intensification de la lutte des classes.

Dans la rue, depuis 2008, ce ne sont pas des marches fascistes qui dominent, mais des mouvements sociaux tels que les grèves du climat ou Black Lives Matter. Leur point culminant a été des dizaines de révolutions comme le Printemps arabe ou, récemment, les révolutions de la Génération Z (voir p. 8). De toute évidence, les gens ne sont pas devenus plus de droite ni plus autoritaires. De nouveaux partis et politiciens de gauche suscitent un fort engouement, comme la France insoumise, Syriza ou Petro en Colombie. Cela reflète un rejet généralisé du centre bourgeois. On ne peut pas comprendre autrement qu’en Italie autant de travailleurs aient à la fois voté pour la « fasciste » Meloni, et soutenu une grève générale pour la Palestine.

L’élection de Trump

La présidence Trump n’est pas la prise de pouvoir du fascisme, mais l’expression déformée de la colère de la classe ouvrière. Cette colère contre le système est profondément progressiste. Trump ne peut la canaliser que parce qu’une alternative radicale de gauche fait défaut. Les travailleurs ont mis leur confiance en Trump pour changer de cap et les sortir de la misère. 

Aux États-Unis, la situation des travailleurs est mauvaise. La cause en est la crise du capitalisme. Les salaires stagnent, les emplois stables ont disparu, et les prix ont augmenté de 20 % en cinq ans. C’est pourquoi 72 % des électeurs sont « insatisfaits ou en colère ». Les travailleurs ont cru que le « Make America Great Again » de Trump permettrait de résoudre ces problèmes. Une motivation économique se trouve également derrière l’approbation de la xénophobie et du protectionnisme : il s’agit de faire payer la crise à d’autres.

Trump a aussi répondu à la colère contre les institutions et les politiciens établis. Dans les années 1960, 75 % des Américains faisaient encore confiance au gouvernement pour agir généralement de manière juste — ils ne sont plus que 20 % aujourd’hui (et 10 % pour le Congrès). Trump a été élu comme « non-politicien » qui s’en prendrait brutalement au « marécage politique » de Washington. Il tonnait contre les démocrates et les républicains, qui ont effectivement mené pendant des décennies la même politique de guerres sans fin et de profits vertigineux aux dépens de la classe ouvrière.

Les démocrates n’avaient rien à opposer à Trump. En tant que parti du capital, ils n’avaient rien à offrir aux travailleurs. Harris a reçu plus d’argent de milliardaires que Trump durant la campagne. Elle a donc insisté sur le fait que l’économie allait déjà bien et a défendu des institutions largement détestées. La gauche et les syndicats se sont rangés derrière elle, laissant entièrement le terrain à Trump. C’est grâce à l’échec de la gauche que Trump avait déjà gagné en 2016. À l’époque, le socialiste Bernie Sanders avait suscité un immense enthousiasme en promettant une « révolution politique contre les milliardaires ». C’est ainsi que la base de Trump aurait pu être gagnée. Mais Sanders s’est voulu « pragmatique » et s’est retiré au profit de Hillary Clinton, démocrate de l’establishment. Ainsi, un milliardaire réactionnaire a pu profiter du mécontentement généré par le capitalisme lui-même.

Un phénomène transitoire

Il y a un an, nous expliquions que Trump n’est qu’un phénomène transitoire. Sa politique au service des capitalistes ne résout aucun problème. En décevant ses électeurs, Trump ouvre la voie à une nouvelle expression de la haine de classe. Alors qu’en janvier une majorité d’Américains étaient encore satisfaits de ses mesures, aujourd’hui 58 % en sont mécontents.

Économiquement, rien ne s’est amélioré. L’inflation reste à 3 %, les salaires n’augmentent pas et il y a moins de nouveaux emplois qu’auparavant. Pour les capitalistes, en revanche, Trump a baissé les impôts et la Bourse est en plein boom. En janvier, 60 % des Américains croyaient encore à sa politique économique ; désormais, ils sont entre 70 et 80 % à en être mécontents (The Economist).

Son image anti-establishment se fissure. Les premières ruptures au sein de sa coalition deviennent visibles. Il protège le réseau pédophile d’Epstein, tout comme ses prédécesseurs démocrates. En matière de politique migratoire, Trump tente de montrer sa fermeté. Il terrorise les couches les plus précaires avec les raids de l’ICE. Mais cela se retourne contre lui. Il provoque la classe ouvrière et perd nettement du soutien sur la question migratoire (60 % en janvier contre 40 % aujourd’hui).

Après la déception Trump, les travailleurs voteront probablement de nouveau pour les démocrates. Mais en se bouchant le nez, car leurs illusions envers les libéraux sont mortes. Le terrain est mûr pour une véritable politique de classe et une vraie politique anti-establishment. La victoire électorale de Zohran Mamdani à New York le prouve (voir article).

La démocratie en danger ?

D’après la gauche, Trump instaure une dictature. Par exemple, la direction du Parti socialiste (Meyer et Wermuth) avertit que Trump et ses alliés veulent abolir les « règles démocratiques et juridiques fondamentales » pour « concentrer tout le pouvoir entre les mains d’un petit groupe de riches ». Derrière ces mots se cache une conception erronée de l’État. Une petite minorité de riches détient le pouvoir, oui, c’était déjà le cas — précisément à travers la démocratie bourgeoise. La politique de Trump n’y change rien.

Même l’État bourgeois le plus démocratique reste un État: un groupe séparé d’hommes armées, imposant les intérêts de la classe économiquement dominante contre ceux des classes opprimées. Aux mains de la bourgeoisie, les États se sont dotés de constitutions et de parlements. Ce sont autant de moyens pour les capitalistes d’exercer leur pouvoir « indirectement, mais d’autant plus sûrement » (Engels). Ils ont mille ficelles pour contrôler la politique et l’administration: lobbying, corruption, chantage économique. La démocratie sert à masquer la dictature du capital. 

Trump est un réactionnaire, un ennemi de la classe ouvrière. Il mène une politique au service des riches et de l’impérialisme américain. Il envoie des hommes armés dans les rues contre les manifestations et les migrants; il instrumentalise la justice contre ses adversaires politiques. Il enfreint des dizaines de lois, ce qui est parfaitement  « normal ». Cependant Trump n’a détruit ni la démocratie bourgeoise ni l’État de droit. Il se contente de commettre ses crimes moins discrètement que ses prédécesseurs.

 Les libéraux parlent de droits humains, d’inclusion et de climat, mais leur politique réelle n’est pas meilleure. Ils défendent les intérêts de la même classe que Trump. Ce sont les plus grands fauteurs de guerre et putschistes(à travers la CIA) des 80 dernières années. Partout, il y a une montée des violences policières et de la surveillance. L’« UE démocratique » tue des dizaines de milliers de migrants en Méditerranée, et le démocrate Biden a expulsé plus de personnes des États-Unis que Trump. En France, l’État libéral a exclu des élections Marine Le Pen pour un prétexte mineur; en Roumanie, l’UE a purement et simplement annulé un scrutin parce que le résultat ne lui convenait pas. Voilà comment fonctionne la démocratie sous le capitalisme.

Peut-être Trump se rêve-t-il à la tête d’une dictature militaire. Mais ce n’est pas la question, car la situation actuelle l’interdit. Le rapport de forces entre les classes est déterminant. Une dictature politique, bonapartiste, n’a jamais pu s’établir dans un pays avec une classe ouvrière développée et encore combative. Dans les États-Unis d’aujourd’hui, un aspirant dictateur serait un chiffon rouge pour les masses — et la classe dirigeante le sait. La lutte des classes n’en est qu’à ses débuts, comme le montrent par exemple la montée de l’organisation syndicale et l’élection de Trump.

Une impasse stratégique

Trump est à la fois l’expression et l’accélérateur d’une profonde crise de l’ordre bourgeois. Les contradictions de classe s’intensifient, et l’État intervient ouvertement pour les capitalistes. Les politiciens brisent toutes leurs promesses. Les gouvernements sauvent les banques (par ex. UBS). Les administrations retardent les réformes, comme par exemple l’initiative sur les soins (voir article). Les illusions envers les institutions sont toutes détruites. Et c’est une bonne chose !

Cette situation offre d’énormes possibilités de dénoncer comme dictature des banques la démocratie bourgeoise affaiblie, et de montrer une vraie issue au capitalisme. C’est une catastrophe que la gauche fasse le contraire et défende la démocratie bourgeoise — aux côtés des bourgeois.

La direction du PS déclare dans Republik : « Nous devons aujourd’hui remplir le rôle à la fois du PLR et d’une gauche progressiste. (…) Si nous ne défendons pas les libertés, valeurs et institutions bourgeoises, personne ne le fera. Avec un effondrement de l’ordre existant, les choses seraient pires. » Il est difficile d’imaginer une politique plus fausse. La stratégie du moindre mal a échoué dans tous les pays et n’a fait que renforcer la droite. La gauche qui se lie au navire en perdition des « valeurs et institutions bourgeoises » sacrifie les intérêts de la classe ouvrière. On nous vend ici le poison comme remède.

La classe ouvrière a commencé à tirer des leçons de son expérience avec les populistes de droite. Avec sa déception envers la droite et les libéraux, elle comprend de plus en plus qu’elle ne peut résoudre ses problèmes que par elle-même. Mais ce processus d’apprentissage n’est pas linéaire. Il est crucial d’expliquer comment mener la lutte des classes contre tous les bourgeois. Comme la gauche refuse cela et se met hors-jeu avec sa stratégie, nous devrons construire cette force.

Nous ne devons pas tomber dans le même piège. Il faut aujourd’hui rassembler les forces révolutionnaires et les doter d’une analyse correcte. Ainsi, nous pourrons intervenir et poser les bases du parti de la classe ouvrière dont il y a besoin pour rompre pour de bon avec tous ces maux, moindres ou grands.