D’un point de vue marxiste, cette démarche va de soi. Et pourtant, elle nous vaut régulièrement de vives critiques de la part de militants d’« extrême gauche », qui considèrent comme inadmissible de soutenir Mélenchon, de quelque manière que ce soit. D’authentiques révolutionnaires, expliquent-ils, doivent uniquement critiquer Mélenchon ; ils doivent souligner ses fautes passées, présentes – et même à venir ! Et puis ? Et puis « il faut construire un authentique parti révolutionnaire », concluent-ils.
Les partisans de cette stratégie ont leurs candidats à l’élection présidentielle : Nathalie Arthaud (LO) et Philippe Poutou (NPA). Les dirigeants de ces organisations se livrent souvent à la critique « en règle » de Mélenchon. Ce n’est d’ailleurs pas difficile : Mélenchon n’est pas communiste ; ses idées s’écartent souvent du marxisme, parfois même très nettement. Pour le repérer, il suffit d’avoir vaguement assimilé deux ou trois notions marxistes. Forts d’un tel bagage théorique, des militants d’« extrême gauche » soulignent au stylo rouge chaque « faute » de Mélenchon, petite ou grande, puis infligent une note éliminatoire à l’élève et concluent sèchement, en guise d’appréciation : « c’est la copie d’un traitre ! »
Tout ceci fait-il progresser la construction d’un parti révolutionnaire ? Evidemment pas. Le NPA est en crise et Lutte Ouvrière n’avance pas d’un centimètre. Ces organisations ne sortiront pas renforcées de la campagne électorale, mais affaiblies : leur démarche sectaire suscite l’incompréhension et l’irritation de nombreux jeunes et travailleurs qui soutiennent Mélenchon. C’est d’autant plus vrai que, cette fois-ci, l’élection présidentielle est très ouverte : il n’est pas exclu que Mélenchon accède au deuxième tour. C’est loin d’être fait, bien sûr. Mais les militants de la France insoumise ne ménagent pas leurs efforts dans ce sens. Ils accueillent donc très froidement les leçons des professeurs aux stylos rouges.
Il est parfaitement exact que les travailleurs ont besoin d’un parti révolutionnaire – et même d’une Internationale révolutionnaire. En France et ailleurs, l’absence de puissants partis révolutionnaires est un élément central de la situation objective, car cela retarde la solution définitive à la crise du capitalisme : le renversement de ce système et la transformation socialiste de la société. En conséquence, la lutte des classes passera par toute une série d’étapes marquées par de grandes offensives, mais aussi des défaites et des phases de reflux, voire de réaction, qui elles-mêmes ne seront que le prélude à de nouvelles et plus puissantes offensives. Les développements de ces dernières années, en Grèce, le montrent bien. Les travailleurs de ce pays seraient dans une tout autre position, aujourd’hui, s’ils avaient eu un puissant parti révolutionnaire à leur disposition.
Nous sommes donc les derniers à sous-estimer l’importance du parti révolutionnaire. Ce qu’en disait Trotsky dans son Programme de transition, en 1938, est toujours d’une brulante actualité : « La crise historique de l’humanité se réduit à la crise de la direction révolutionnaire ». Cependant, c’est une chose de comprendre la nécessité d’un parti révolutionnaire ; c’est autre chose de le construire et de l’enraciner dans la jeunesse et le salariat. Pour cela, il ne suffit pas de proclamer le parti et de fustiger le reste du mouvement ouvrier au moyen de quelques idées « marxistes » plus ou moins bien assimilées. Il faut savoir analyser l’évolution concrète du mouvement des masses, les courants contradictoires qui le traversent et ses expressions politiques successives, afin d’intervenir dans ce mouvement de façon créative et constructive. Il faut savoir lier le programme du marxisme à l’expérience réelle des jeunes et des travailleurs, car la plupart d’entre eux n’apprennent et ne murissent, politiquement, qu’à partir de cette expérience. Bref, il faut une approche dialectique – et non formaliste. Sans cela, on ne construit pas un « parti révolutionnaire », mais une secte gauchiste condamnée à la marginalité.
Quelle est la signification du mouvement de masse qui se cristallise autour de Mélenchon et de la France insoumise ? Les dirigeants du NPA et de LO ne posent même pas la question. « A quoi bon ? Mélenchon est un réformiste. Point suivant à l’ordre du jour ! » Cette approche est très simple et confortable, sans doute, mais elle n’a rien à voir avec la méthode marxiste, dont la première exigence est d’analyser concrètement les processus réels à l’œuvre dans la vie sociale et politique.
La signification du mouvement de masse autour de Mélenchon est très claire : il exprime la radicalisation politique d’une fraction croissante de la jeunesse et du salariat, sous l’impact de la crise du capitalisme et des politiques d’austérité. Il est aussi l’expression, sur la gauche de l’échiquier politique, d’un rejet des partis qui se succèdent au pouvoir depuis des décennies, sans que rien ne change, sinon en pire. Cela se traduit par une profonde crise du PS et un effondrement de sa base électorale, alors que ce parti domine la gauche depuis la fin des années 70. Ce n’est pas rien ! C’est même un développement majeur – et un développement progressiste, de toute évidence, car il déporte l’axe politique du mouvement ouvrier vers la gauche. Mais il en faut plus pour ébranler le dogmatisme pétrifié des dirigeants de LO et du NPA : « Point suivant à l’ordre du jour ! ».
Les causes fondamentales du succès de Mélenchon ont un caractère international. Les mêmes causes ont déterminé l’émergence de Syriza en Grèce, de Podemos en Espagne, de Sanders aux Etats-Unis et de Corbyn en Grande-Bretagne. Ici, des militants d’« extrême gauche » nous répondent : « Mais justement, Tsipras a capitulé, Sanders a rallié Clinton et Corbyn recule sous la pression de l’aile droite du Labour. Tous ces réformistes reculent, trahissent et capitulent. Il en ira de même avec Podemos et Mélenchon. On ne peut pas soutenir, même de façon critique, quelqu’un qui va trahir ! »
Cette façon de poser la question est désespérément abstraite. Si Mélenchon n’est pas élu, il est évident qu’il ne risque pas de trahir ! Mais nous ne serions pas plus avancés. Nous aurions alors un gouvernement de droite, lequel, c’est certain, ne trahira pas… la bourgeoisie.
Quelle alternative immédiate à Mélenchon proposent LO et le NPA, à l’occasion de l’élection présidentielle ? Eux-mêmes ? Non : ils savent bien qu’ils feront un très petit score. Tout ce qu’ils proposent, au final, c’est de priver Mélenchon de quelques centaines de milliers de voix [1]. Ils s’empressent d’ajouter : « il faudra surtout se mobiliser dans les rues ! ». Fort bien. Mais ces dernières années, les travailleurs ont massivement manifesté, à de nombreuses reprises, et n’ont pratiquement subi que des défaites. Nous avons analysé ailleurs les causes de ces défaites. Ici, soulignons simplement qu’en conséquence, les travailleurs cherchent désormais une solution sur le terrain électoral. Or, que cela plaise ou non aux dirigeants de LO et du NPA, le fait est que le mouvement de Mélenchon apparaît comme une possible solution à des millions de travailleurs, à commencer par une majorité de ceux qui ont manifesté contre la politique réactionnaire du gouvernement Hollande.
Les centaines de milliers de personnes qui s’engagent dans la campagne de Mélenchon, à des degrés divers, le font précisément parce qu’elles pensent qu’il ne va pas trahir – ou, au moins, parce qu’elles espèrent qu’il ne trahira pas. Il faut partir de ce fait, non de perspectives abstraites, déconnectées de la conscience des militants et sympathisants de la France insoumise.
Il n’est pas question, bien sûr, de semer des illusions dans le programme réformiste de Mélenchon ou d’expliquer que son élection réglera tous les problèmes. Il faut dire la vérité aux travailleurs, en toutes circonstances. Mais il faut la dire d’une façon positive, constructive, en lien avec le mouvement et l’expérience de notre classe. Au lieu de proclamer que « Mélenchon va trahir », il faut d’abord participer au mouvement qui lutte pour son élection. Puis il faut expliquer que son programme est progressiste, certes, mais inapplicable dans le cadre du capitalisme en crise, et qu’il doit donc être complété par des mesures visant à briser le pouvoir économique de la classe dirigeante. Il faut expliquer que si, une fois au pouvoir, Mélenchon ne mettait pas le socialisme à l’ordre du jour, il finirait par devoir renoncer à son programme initial – c’est-à-dire, en effet, par « trahir ». Voilà comment il faut procéder, si l’on veut être écouté et convaincre.
La formule « Mélenchon va trahir » est mauvaise non seulement d’un point de vue tactique, comme nous venons de le voir, mais aussi du point de vue des perspectives. Elle est abstraite et fataliste. Sur fond de crise économique et de crise de régime, l’élection de Mélenchon ouvrirait une phase potentiellement explosive de la vie politique et sociale du pays. Mélenchon caractérise la situation actuelle de « pré-révolutionnaire » ; en réalité, nous n’y sommes pas encore, mais son élection pourrait bien y conduire. La bourgeoisie lèverait le poing, menacerait, puis, si nécessaire, passerait à l’offensive. Or les travailleurs ne resteraient probablement pas les bras croisés, en simples spectateurs, face à la tentative de faire plier un tel gouvernement de gauche, élu aux cris de « Résistance ! ». Très vite, l’élection de Mélenchon pourrait mettre à l’ordre du jour, non sa trahison, mais une explosion de la lutte des classes. Ce genre de considérations, hélas, ne traverse même pas l’esprit des dirigeants de LO et du NPA.
Parmi les rares arguments politiques que les dirigeants de LO et du NPA mobilisent contre Mélenchon, son « nationalisme » occupe une place centrale. Malheureusement, cette critique – juste, au fond – est souvent formulée de façon très lapidaire, sans entrer dans le détail de la question. Les travailleurs profiteraient pourtant d’une argumentation approfondie. C’est l’occasion d’expliquer ce qu’est l’internationalisme ouvrier. Par ailleurs, les tendances nationalistes de Mélenchon méritent d’être caractérisées, car elles s’alimentent à d’autres sources que le nationalisme de la droite et de l’extrême droite. Au lieu de cela, les dirigeants de LO et du NPA se contentent trop souvent d’accrocher une étiquette à la veste de Mélenchon : « nationaliste ». C’est typique du sectarisme, qui se complait à prêcher les convaincus : ceux qui « savent » déjà n’ont pas besoin d’explication.
Les marxistes ne doivent pas faire la moindre concession de principe au nationalisme, car c’est un poison qui ronge la conscience de classe des travailleurs et fait toujours, au final, le jeu de nos adversaires. C’est vrai même lorsque des éléments de nationalisme sont étroitement associés à des idées progressistes, comme c’est le cas chez Mélenchon. Le nationalisme français, en particulier, n’a pas un atome de contenu progressiste, car la France n’est pas un pays dominé par l’impérialisme ; au contraire, l’impérialisme français est l’un des plus réactionnaires au monde, malgré son déclin. La classe dirigeante française opprime, pille et tue aux quatre coins du monde ; sur le territoire français, elle opprime systématiquement les jeunes et les salariés issus de l’immigration, à grand renfort de nationalisme « républicain » et de prétendue « laïcité ». La bourgeoisie française a poussé très loin la vieille formule de toutes les classes dirigeantes : « diviser pour mieux régner ». Le nationalisme est l’un des piliers de l’édifice politique vermoulu du capitalisme français.
Encore une fois, aucune concession de principe n’est admissible dans ce domaine. Mais dans le même temps, il est important de comprendre la façon dont les masses interprètent les tendances nationalistes de Mélenchon. Ces idées suscitent souvent un malaise, voire de franches critiques, parmi les éléments les plus conscients et expérimentés. Mais dans la masse des jeunes et des travailleurs qui se tournent vers Mélenchon, ces idées sont souvent interprétées dans un sens progressiste, essentiellement démocratique. Par ailleurs, beaucoup de partisans de Mélenchon retiennent plutôt ses forces que ses faiblesses, ou subordonnent ses faiblesses à ses forces, ce qui est caractéristique de la psychologie politique des masses.
Enfin, les tendances nationalistes de Mélenchon sont d’un genre particulier, car elles se réclament du républicanisme jacobin de la Grande Révolution de 1789-94 [2], mais aussi des idées d’un géant du socialisme français, Jean Jaurès, qui lui-même était plus jacobin que marxiste et ajoutait une coloration nationaliste à sa conception de la « République sociale » [3]. Ainsi, les idées « indépendantistes » et « souverainistes » de Mélenchon ne tombent pas sur un sol vierge : elles s’inscrivent dans une vieille tradition du mouvement ouvrier français, qui a toujours été marqué par un « républicanisme » confus. Cela contribue à une interprétation positive de ces idées, chez bon nombre de militants et sympathisants de la France insoumise.
En conséquence, la critique des tendances nationalistes de Mélenchon doit être concrète. Elle doit s’appuyer sur des éléments précis de la situation internationale et du programme de la France insoumise. Il faut analyser, en particulier, les leçons de la crise grecque de 2015, en expliquant que seule une politique révolutionnaire et internationaliste aurait pu ouvrir – et peut toujours ouvrir – une issue aux travailleurs grecs. Il faut dévoiler le lien intime entre réformisme et nationalisme, car celui-ci soutient celui-là. Par exemple, le « protectionnisme solidaire » est au final – et indépendamment des intentions de ses concepteurs – une tentative d’exporter la crise du capitalisme français chez les voisins, comme si les voisins n’allaient pas faire de même en retour. Il faut aussi démontrer que le capitalisme et « la paix » s’excluent absolument ; on ne peut avoir l’un et l’autre. Seule une politique révolutionnaire et internationaliste permettra d’en finir avec les guerres. Sur toutes ces questions, il faut démontrer l’impasse du réformisme « souverainiste » et lui opposer la seule politique viable : l’internationalisme révolutionnaire et ouvrier.
Trotsky soulignait que le gauchisme et l’opportunisme sont les deux faces de la même pièce, du même manque de confiance dans la capacité de la classe ouvrière à transformer la société. LO et le NPA en offrent une illustration frappante. Leur sectarisme à l’égard de la France insoumise se double d’une adaptation opportuniste au réformisme de gauche.
Prenons par exemple l’éditorial du journal Lutte Ouvrière du 20 mars dernier. Le programme qu’il développe se réduit aux propositions suivantes : baisser le temps de travail (pour le partager entre tous), interdire les licenciements, augmenter les salaires, les pensions et les allocations, lever le secret commercial des grandes entreprises. Ces revendications sont progressistes, bien sûr. Mais elles ne se distinguent pas franchement du programme de la France insoumise. Elles ne sont pas articulées à la perspective d’une rupture avec le système capitaliste. Et ce n’est pas une exception : tous les éditoriaux de Lutte Ouvrière – qui sont repris dans les « bulletins d’entreprise » de LO – ont cette même caractéristique. Les « révolutionnaires » de Lutte Ouvrière n’osent pas expliquer la nécessité d’une révolution, d’une expropriation des grands capitalistes et d’une réorganisation de la société sur des bases socialistes, en France et à l’échelle internationale. Pourquoi n’osent-ils pas ? Parce qu’ils pensent que c’est trop radical, que les travailleurs ne le comprendraient pas. Alors, ils se contentent d’avancer un programme un peu plus à gauche que celui de la France insoumise. Le sectarisme marche ici main dans la main avec l’opportunisme.
Bien sûr, on trouve aussi dans la presse et les publications de LO des articles qui défendent la perspective d’une révolution. Il en va de même dans la presse du NPA. Mais là où l’opportunisme de ces organisations est le plus flagrant, c’est lorsque leurs dirigeants sont invités sur des radios ou des télés, c’est-à-dire lorsque l’occasion leur est donnée d’expliquer les idées et le programme du marxisme à une très large audience. Jamais ils ne saisissent cette occasion. Ils se contentent de commenter l’actualité et de développer un programme de réformes progressistes. Ils confinent leurs idées les plus radicales à certaines pages de leurs publications, pour un lectorat d’initiés et de convaincus. Ils doutent de la capacité des masses à comprendre les idées du marxisme. Ils parlent sans cesse des « travailleurs » – mais, au fond, ne leur font pas confiance.
LO et le NPA comptent dans leurs rangs de nombreux militants dévoués à la cause des travailleurs. Mais ils font fausse route. Jamais un authentique parti révolutionnaire ne sera construit sur la base des méthodes que nous venons de décrire. Le sectarisme est une impasse ; il joue même un rôle contre-productif. La place des militants révolutionnaires est dans le mouvement des masses, pas à sa marge, et le programme du marxisme doit être défendu habilement, mais ouvertement. C’est le seul moyen de construire une organisation révolutionnaire au fur et à mesure que les masses tirent des conclusions de leur propre expérience. Telle était la démarche de Marx, Lénine et Trotsky. Nous ne voyons aucune raison d’y renoncer.
Cet article fût initialement publié par nos camarades de Révolution, la section française de la Tendance Marxiste Internationale.
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