Nous publions la traduction française d’un article d’Alan Woods paru en anglais en 2009 sur le site web de In Defence of Marxism.
En 1846, le socialiste utopique allemand Weitling se plaignait que les « intellectuels » Marx et Engels n’écrivaient que sur des sujets obscurs, sans intérêt pour les ouvriers. Marx répondit avec colère en disant : « L’ignorance n’a jamais aidé personne». La réponse de Marx est tout aussi valable aujourd’hui qu’elle l’était alors.
La publication en anglais d’une série d’articles sur La lutte des classes dans la République romaine a suscité un intérêt considérable parmi les lecteurs de la page Marxist.com. D’après les informations que m’a transmis la rédaction, il y a eu un nombre record de visites individuelles de ces articles, soit environ 2 200 visites, ce qui est bien plus élevé que le nombre moyen de visites par article.
Ce fait confirme la justesse de la politique du site web Marxist.com qui s’est forgé une solide réputation pour la qualité de ses articles théoriques. À l’heure où les idées du marxisme sont attaquées de tous les côtés, notre site se distingue par sa défense ferme et cohérente de la théorie marxiste dans toute sa richesse. Cela montre que de nombreuses personnes dans le monde entier s’intéressent à la théorie et sont enthousiastes à l’idée d’approfondir leur connaissance du marxisme.
Marxist.com a cependant ses critiques. Certains se plaignent parce que nous écrivons des articles sur la Rome antique au milieu de la plus grande crise du capitalisme depuis les années 1930. Marxist.com a publié beaucoup de choses sur la crise, et continuera à le faire. Mais nous avons aussi le devoir d’écrire sur d’autres sujets, d’élever le niveau de compréhension théorique de nos lecteurs, de fournir une analyse marxiste, non seulement de l’économie mais aussi de l’histoire, de la science, de l’art, de la musique et de toute autre sphère d’activité humaine.
Comment répondre à ceux qui exigent que nous réduisions la portée du marxisme pour entrer dans leur schéma mental limité ? Nous n’avons pas besoin d’y répondre du tout, parce que Lénine, y a répondu il y a déjà longtemps : Sans théorie révolutionnaire, il ne peut y avoir de mouvement révolutionnaire. C’est une vérité fondamentale sur laquelle tous les grands marxistes ont insisté. Examinons quelques exemples significatifs.
Pas de révolution sans théorie
Avant même d’écrire le Manifeste communiste, Marx et Engels (qui, rappelons-le, ont commencé leur vie révolutionnaire en tant qu’étudiants de la philosophie hégélienne) ont mené une lutte contre ces dirigeants « ouvriéristes » qui vénéraient le retard et les méthodes primitives de lutte et résistaient obstinément à l’introduction de la théorie scientifique.
Le critique russe Annenkov, qui se trouvait à Bruxelles au printemps 1846, nous a laissé un très curieux compte-rendu d’une rencontre au cours de laquelle une querelle furieuse a éclaté entre Marx et Weitling, le communiste utopiste allemand. Weitling, qui était ouvrier, se plaignait à un moment donné que les « intellectuels » Marx et Engels écrivaient sur des sujets obscurs sans intérêt pour les ouvriers. Il accusait Marx d’avoir écrit « comme un intellectuel de salon, sur des doctrines loin du monde des personnes souffrantes et affligées ». À ce moment-là, Marx, qui était habituellement très patient, est devenu indigné. Annenkov écrit :
« Aux derniers mots, Marx a finalement perdu le contrôle de lui-même et a frappé si fort avec son poing sur la table que la lampe a sonné et a tremblé. Il s’est levé en disant : « L’ignorance n’a jamais aidé personne. »
Weitling s’opposait à la théorie et au patient travail de propagande. Comme Bakounine, il soutenait que les pauvres étaient toujours prêts à se révolter. Ce partisan de « l’action révolutionnaire », par opposition à la théorie, croyait que tant qu’il y aurait des dirigeants résolus, une révolution pourrait être conçue à tout moment. Nous trouvons encore aujourd’hui des échos de ces idées primitives pré-marxistes dans les rangs des marxistes.
Marx comprit que le mouvement communiste ne pouvait avancer que par une rupture radicale avec ces notions primitives et un nettoyage en profondeur de ses rangs. La rupture avec Weitling est inévitable et survient en mai 1846. Par la suite, Weitling partit pour l’Amérique et cessa de jouer un rôle notable. Ce n’est qu’en rompant avec le « militant ouvrier » Weitling qu’il a été possible d’établir la Ligue communiste sur une base solide. Pourtant, la tendance primitive représentée par Weitling se reproduit constamment dans le mouvement, d’abord dans les idées de Bakounine, puis dans les formes bigarrées du gauchisme qui affligent encore aujourd’hui le mouvement marxiste.
Dans les Œuvres de Marx et Engels, nous trouvons une véritable mine d’or d’idées : des écrits sur la guerre paysanne en Allemagne, sur les débuts de l’histoire des Allemands, des Slaves et des Irlandais, son histoire du christianisme primitif. Dans son article sur la mort d’Engels, Lénine écrit :
« Marx s’attacha à l’analyse des phénomènes complexes de, l’économie capitaliste. Engels écrivit, dans un style facile, des ouvrages souvent polémiques où il éclairait les problèmes scientifiques les plus généraux et différents phénomènes du passé et du présent en s’inspirant de la conception matérialiste de l’histoire et de la théorie économique de Marx. »
Une brève liste des œuvres d’Engels révèle immédiatement l’ampleur de la vision de l’homme. Nous connaissons son magnifique travail polémique contre Dühring, qui traite en profondeur de la philosophie, des sciences naturelles et des sciences sociales. L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État traite des origines les plus anciennes de la société humaine. Qu’est-ce que tout cela a à voir avec la classe ouvrière et la lutte de classe, se demanderont nos critiques « pratiques » ? Ceci : que c’est ce travail qui a jeté les bases de la théorie marxiste de l’État, que Lénine développa plus tard dans l’État et la Révolution, le livre qui posa les bases théoriques de la Révolution bolchévique.
Et que dire de Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande ? Dans ce livre, Engels traite non seulement des idées « abstraites » de Hegel, mais aussi des idées d’obscurs philosophes allemands mineurs du mouvement des hégéliens de gauche. C’est surtout dans la correspondance de Marx et Engels que l’on trouve un trésor d’idées d’une ampleur étonnante. Les deux amis ont échangé leurs points de vue sur toutes sortes de sujets, non seulement économiques et politiques, mais aussi philosophiques, historiques, scientifiques, artistiques, littéraires et culturels.
Voici une réponse écrasante à toutes les critiques bourgeoises de Marx qui présentent une caricature du marxisme comme une doctrine sèche et étroite, qui réduit toute pensée humaine à l’économie et au développement des forces productives. Pourtant, il y a encore aujourd’hui des gens qui, en se qualifiant de marxistes, défendent, non pas les idées authentiques de Marx et d’Engels dans toute leur richesse, leur ampleur et leur profondeur, mais la même caricature « économiste » des critiques bourgeois du marxisme. Ce n’est pas du tout du marxisme mais, pour utiliser l’expression de Hegel, « die leblosen Knochen eines Skeletts » (les os sans vie d’un squelette), sur lequel Lénine a commenté : « Il ne faut pas des leblosen Knochen, mais de la vie vivante » (Lénine, Cahiers philosophiques, recueils d’œuvres, vol. 38).
Lénine et la théorie
Lénine a toujours souligné l’importance de la théorie. Même dans la phase initiale, embryonnaire, du Parti, il mena une lutte sans merci contre les économistes, qui avaient la mentalité étroite de la « pratique pure » et méprisaient la théorie comme étant la sphère des intellectuels, et non des ouvriers. Répondant à ces absurdités, Lénine a écrit :
« La déclaration de Marx : « Tout pas réel du mouvement pratique importe plus qu’une douzaine de programmes. »
Répéter ces mots en cette époque de débandade théorique équivaut à clamer à la vue d’un cortège funèbre : « Je vous souhaite d’en avoir toujours à porter ! » D’ailleurs, ces mots sont empruntés à la lettre sur le programme de Gotha, dans laquelle Marx condamne catégoriquement l’éclectisme dans l’énoncé des principes. Si vraiment il est nécessaire de s’unir, écrivait Marx aux chefs du parti, passez des accords en vue d’atteindre les buts pratiques du mouvement, mais n’allez pas jusqu’à faire commerce des principes, ne faites pas de « concessions » théoriques. Telle était la pensée de Marx, et voilà qu’il se trouve parmi nous des gens qui, en son nom, essayent de diminuer l’importance de la théorie !
Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va de pair avec la propagande à la mode de l’opportunisme. Pour la social-démocratie russe en particulier, la théorie acquiert une importance encore plus grande pour trois raisons trop souvent oubliées : tout d’abord, notre parti ne fait encore que se constituer, qu’élaborer sa physionomie et il est loin d’en avoir fini avec les autres tendances de la pensée révolutionnaire, qui menacent de détourner le mouvement du droit chemin.»
La tendance économiste, comme Weitling et Bakounine, se posait comme une tendance « véritable prolétarienne » luttant contre l’influence pernicieuse des « théoriciens intellectuels ». Une rupture nette avec cette tendance, qui combinait dans la pratique la démagogie « prolétarienne » et le syndicalisme réformiste, était la condition préalable à la formation du bolchevisme. Mais la lutte pour la théorie, contre les « purs praticiens » a été une constante longtemps après cela.
Lénine a écrit en 1908 :
« La lutte idéologique du marxisme révolutionnaire contre le révisionnisme, à la fin du XIX° siècle, n’est que le prélude des grands combats révolutionnaires du prolétariat en marche vers la victoire totale de sa cause, en dépit de toutes les hésitations et faiblesses des éléments petits-bourgeois ».
Dans son livre Staline, Trotsky décrit en détail la psychologie des « hommes de comité » bolchéviques, qui avaient aussi la mentalité « purement praticienne ». Ils ont fait toute une série de bévues à cause de leur incapacité à comprendre le mouvement réel des travailleurs en 1905-1906. La raison de leurs erreurs (généralement de caractère gauchiste) était leur manque de compréhension de la dialectique. Ils avaient une idée complètement abstraite et formaliste de l’édification du Parti, qui n’était pas liée au mouvement réel des travailleurs. C’est pourquoi, en 1905, à l’horreur de Lénine, les bolchéviques de Pétersbourg ont quitté la première réunion du Soviet, parce qu’il refusait d’accepter le programme du Parti.
En 1908, alors qu’il se retrouvait en minorité dans la direction de la fraction bolchevique, dirigée par les ultra-gauchistes Bogdanov et Lunacharsky, il était prêt à se séparer sur la base d’une différence de philosophie marxiste. Ce n’est pas un hasard si, en ces temps difficiles, alors que l’existence même de la tendance révolutionnaire était en danger, il a passé beaucoup de temps à écrire un livre sur la philosophie : Matérialisme et Empiriocriticisme.
On peut se demander pourquoi Vladimir Ilitch écrivait des livres sur ces questions. Quelle pertinence possible l’étude des écrits de Mgr Berkeley peut-elle avoir pour les travailleurs russes ? On peut aussi se demander pourquoi Lénine a jugé nécessaire de rompre avec la majorité des dirigeants bolchéviques sur la question de la philosophie. Mais Lénine comprenait très bien le lien de causalité entre le rejet par Bogdanov du matérialisme dialectique et les politiques gauchistes adoptées par la majorité.
Pendant la Première Guerre mondiale, Lénine est revenu à la philosophie, faisant une étude profonde de Hegel qui a été publié de nombreuses années plus tard comme les cahiers philosophiques. L’un de ses derniers travaux a été La portée du matérialisme militant dans lequel il souligne à nouveau la nécessité d’étudier Hegel :
« Assurément, le travail nécessité par une telle étude, par une telle interprétation et par une telle propagande de la dialectique hégélienne étant extrêmement difficile, il n’est pas douteux que les premières expériences dans ce domaine comporteront des erreurs. Mais ne se trompe jamais que celui qui ne fait rien. En nous inspirant de la manière dont Marx appliquait la dialectique de Hegel comprise dans le sens matérialiste, nous pouvons et devons développer cette dialectique sous toutes les faces, reproduire dans la revue des passages empruntés aux principaux ouvrages de Hegel, les interpréter dans un esprit matérialiste en les commentant par des exemples d’application de la dialectique empruntés à Marx, et aussi des exemples de dialectique tirés du domaine des relations économiques, politiques, exemples que l’histoire récente, et notamment la guerre impérialiste et la révolution actuelles, fournit en abondance. »
Trotsky et la théorie
Trotsky, comme Lénine, a consacré toute sa vie à une défense intransigeante de la théorie marxiste. Dans son excellent article sur Engels, il souligne l’attitude scrupuleuse de ce dernier envers la théorie :
« En même temps, la magnanimité intellectuelle du maître envers son élève était vraiment inépuisable. Il avait l’habitude de lire les articles les plus importants du prolifique Kautsky sous forme de manuscrit, et chacune de ses lettres de critique contient des suggestions précieuses, fruit d’une étude sérieuse, et parfois de recherches. Le travail bien connu de Kautsky, » Les antagonismes de classe dans la Révolution Française « , qui a été traduit en presque toutes les langues de l’humanité civilisée, paraît aussi être passé par le laboratoire intellectuel d’Engels. Sa longue lettre sur les groupes sociaux à l’époque de la grande révolution du dix-huitième siècle n’est pas seulement une application des méthodes matérialistes aux événements historiques, c’est aussi un des plus magnifiques documents de l’esprit humain. Elle est bien trop laconique, et chacune de ses formules présuppose une trop grande quantité de connaissances pour qu’elle soit de lecture facile ; mais ce document, resté caché si longtemps, demeurera pour toujours, non seulement une source de connaissances théoriques mais également de joie esthétique pour n’importe qui ayant sérieusement réfléchi à la dynamique des relations de classe dans une époque révolutionnaire, ainsi qu’aux problèmes généraux englobés dans l’interprétation matérialiste des événements historiques. »
Dans toutes les œuvres de Trotsky, nous voyons un large éventail de visions et d’intérêts, non seulement dans l’histoire, mais aussi dans l’art, la littérature et la culture en général. Avant la Première Guerre mondiale, il a écrit des articles sur l’art et sur des écrivains comme Tolstoï ou Gogol. Après la Révolution d’Octobre, il a beaucoup écrit sur l’art et la littérature. Son livre Littérature et Révolution est un produit de cette période.
En 1923, il écrivait : « La littérature, dont les méthodes et les processus ont des racines très anciennes et représentent l’expérience accumulée de l’artisanat verbal, exprime les pensées, les sentiments, les humeurs, les points de vue et les espoirs de la nouvelle époque et de sa nouvelle classe. »
Au milieu de la période tumultueuse de la révolution et de la contre-révolution des années 1930, il trouve le temps d’écrire sur la littérature et l’art. En 1934, peu après la catastrophe allemande, il écrit une critique du roman Fontamara d’Ignazio Silone. En 1938, il écrit avec l’écrivain surréaliste André Breton le Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant.
On peut imaginer l’indignation du philistin pseudo-marxiste : « Qu’est-ce que c’est ? Le camarade Trotsky perd son temps en ce moment révolutionnaire de l’histoire en écrivant sur l’art ? Qu’est-ce que l’art a à voir avec le prolétariat et la lutte des classes ? » Le philistin secoue tristement la tête et conclut que le camarade Trotsky n’est plus l’homme qu’il était. « Ce n’est pas le Trotsky du programme de transition ! Le vieil homme doit perdre ses facultés mentales ! » Oui, on peut l’imaginer !
Au moment où l’Europe était secouée par la révolution et la contre-révolution, où ses partisans étaient assassinés et où la Quatrième Internationale luttait pour sa survie, pourquoi Trotsky a-t-il trouvé du temps à consacrer à des questions telles que l’art et la littérature ? Quand nous aurons répondu à cette question, nous pourrons voir la différence entre le marxisme authentique, le révolutionnisme prolétarien authentique et la caricature superficielle qui passe pour du marxisme dans certains milieux.
« De simples théoriciens »
Au cours de la lutte de faction qui a conduit à la scission du Militant, la faction majoritaire a déclaré que Ted Grant et Alan Woods étaient « de simples théoriciens ». Cette phrase ailée dit tout ce qu’il y a à dire sur cette tendance. Pendant des décennies, nous avons consacré notre vie à construire la tendance qui s’est révélée être le mouvement trotskyste le plus réussi depuis l’opposition de gauche russe. À partir d’une très petite poignée au début des années 1960, nous avons réussi à bâtir une grande organisation avec des racines solides dans le mouvement syndical.
Tous ces succès sont le résultat d’années de travail patient. En dernière analyse, ils sont le résultat des idées, des méthodes et des perspectives correctes élaborées par Ted Grant, ce grand penseur marxiste. Il était profondément enraciné dans la théorie marxiste et connaissait les œuvres de Marx, Engels, Lénine et Trotsky comme le dos de sa main.
Quand Ted Grant et moi avons été expulsés du Militant, nous nous sommes retrouvés dans une situation difficile. La Majorité avait un appareil énorme, beaucoup d’argent et une équipe d’environ 200 personnes à temps plein. Nous n’avions même pas de machine à écrire. Pourtant, Ted et moi n’étions pas inquiets du tout. Nous avions les idées du marxisme, et c’était tout ce qui comptait. Toute mon expérience m’a convaincu que si vous avez les bonnes idées, vous pouvez toujours construire un appareil. Mais le contraire n’est pas vrai. Vous pouvez avoir le plus grand appareil au monde, mais si vous travaillez sur la base de théories et de méthodes incorrectes, vous échouerez.
Nous avons examiné la situation et en sommes arrivés à la conclusion que dans la situation actuelle, surtout après l’effondrement de l’Union soviétique, notre tâche la plus urgente était de défendre les idées et théories fondamentales du marxisme. Le premier résultat fut le livre Raison en Révolte. Nos anciens camarades ont bien ri de ce livre. Leur commentaire sarcastique était : « Vous voyez ! Ted et Alan ont abandonné la politique pour écrire des livres sur la philosophie ! » Telle était leur attitude à l’égard de la théorie marxiste – une attitude dans la vraie tradition de Weitling et les « hommes de comité » bolcheviques, mais pas du tout dans celle de Marx, Engels, Lénine et Trotsky.
Tôt ou tard, les erreurs théoriques se traduisent en catastrophe dans la pratique. L’ancienne majorité a payé le prix de ses erreurs. Ce qui était autrefois une tendance puissante avec des racines sérieuses dans le mouvement ouvrier a été réduit à l’ombre de ce qu’elle était auparavant. D’autre part, Raison en Révolte, a joué un rôle clé dans l’établissement de la Tendance Marxiste Internationale. Il a été traduit dans de nombreuses langues et a été salué par de nombreux travailleurs, socialistes, communistes, syndicalistes, bolivariens (dont Hugo Chavez).
Comment expliquer cela ? Les travailleurs avancés et les jeunes ont soif d’idées et de théorie. Ils veulent comprendre ce qui se passe dans la société. Ils ne sont pas attirés par des tendances qui se contentent de leur dire ce qu’ils savent déjà : que le capitalisme est en crise, qu’il y a du chômage, qu’ils vivent dans de mauvaises maisons, qu’ils gagnent peu, etc. Les gens sérieux veulent savoir pourquoi les choses sont comme elles sont, ce qui s’est passé en Russie, ce qu’est le marxisme, et d’autres questions de caractère théorique. C’est pourquoi la théorie n’est pas une option supplémentaire, comme l’imaginent les « praticiens », mais un outil essentiel de la lutte révolutionnaire.
Les travailleurs et la culture
C’est une calomnie du prolétariat que de dire que les travailleurs ne s’intéressent pas aux grandes questions de culture, d’histoire, de philosophie, etc. D’après ma longue expérience, j’ai constaté que les travailleurs s’intéressent beaucoup plus réellement aux idées que nombre de classes moyennes dites cultivées. Je me souviens qu’il y a longtemps, alors que je donnais des conférences à des ouvriers dans mon pays natal, le sud du Pays de Galles, je suis tombé sur un métallurgiste qui avait appris le portugais pour lire les œuvres d’un poète brésilien dont je n’avais jamais entendu parler.
L’idée que les travailleurs ne s’intéressent pas à la culture vient presque invariablement d’intellectuels petits bourgeois qui n’ont aucune connaissance des gens de la classe ouvrière et qui confondent les travailleurs avec le lumpenprolétariat. Ils font donc preuve de mépris à l’égard de la classe ouvrière et de leur propre snobisme de classe moyenne envers les travailleurs. Ce genre de personne tente de s’attirer l’estime des travailleurs en s’habillant avec des vestes « donkey » et en imitant l’accent de la « classe ouvrière ». Ils utilisent un mauvais langage qui, selon eux, améliore leurs crédibilité prolétarienne.
J’ai vu trop de cas de supposés marxistes éduqués qui pensent qu’il est intelligent d’imiter le langage et les habitudes du lumpenprolétariat, imaginant que cela leur donnera plus de crédibilité en tant que « vrais travailleurs ». En fait, les travailleurs n’utilisent généralement pas ce langage à la maison ou en compagnie polie. Imiter la conduite des couches les plus basses et les plus dégradées des travailleurs et des jeunes est indigne d’un marxiste, et encore moins d’une personne qui aspire à être un leader. Dans son merveilleux article Il faut lutter pour un langage châtié, Trotsky décrit ce langage comme la marque d’une mentalité d’esclave, que les révolutionnaires ne devraient pas imiter mais s’efforcer d’éliminer.
Dans cet article, écrit en 1923, Trotsky fait l’éloge des ouvriers de l’usine de chaussures de la Commune de Paris pour avoir pris la résolution de s’abstenir de jurer et d’imposer des amendes pour langage grossier. Le leader de la Révolution d’Octobre ne considérait pas cela comme un détail insignifiant mais comme une manifestation très importante de la volonté de la classe ouvrière de se libérer de la mentalité d’esclave et d’aspirer à un niveau culturel supérieur. « Le langage abusif et les jurons sont un héritage d’esclavage, d’humiliation et de manque de respect pour la dignité humaine – la sienne et celle des autres. » C’est ce qu’a écrit le dirigeant de la révolution d’Octobre.
Il existe de nombreux niveaux différents dans la classe ouvrière, reflétant des conditions et des expériences différentes. Les couches les plus avancées du prolétariat sont actives dans les syndicats et les partis ouvriers. Ils aspirent à une vie meilleure. Ils s’intéressent vivement aux idées et à la théorie et s’efforcent de s’éduquer. Ces efforts sont une garantie de l’avenir socialiste, quand les hommes et les femmes auront brisé, non seulement les chaînes physiques qui les lient, mais aussi les chaînes psychologiques qui les maintiennent esclaves d’un passé barbare.
Trotsky a souligné l’importance de la lutte pour un discours cultivé : « La lutte pour l’éducation et la culture fournira aux éléments avancés de la classe ouvrière toutes les ressources de la langue russe dans son extrême richesse, sa subtilité et son raffinement. »
Il explique que la révolution est « en premier lieu un éveil de la personnalité humaine dans les masses – qui étaient censées ne posséder aucune personnalité ». C’est, « avant et surtout, le réveil de l’humanité, sa marche en avant, et elle est marquée par un respect croissant de la dignité personnelle de chaque individu avec un souci toujours croissant pour les plus faibles ».
La transformation socialiste ne signifie pas seulement la conquête du pouvoir : ce n’est que le premier pas. La véritable révolution – le saut de l’humanité du domaine de la nécessité au domaine de la liberté – doit encore être accomplie. Engels a souligné que dans toute société où l’art, la science et le gouvernement sont le monopole d’une minorité, cette minorité utilisera et abusera de sa position pour maintenir la société en servitude.
En faisant des concessions au faible niveau de conscience des couches les plus arriérées et les plus analphabètes de la classe ouvrière, nous n’aidons pas à élever leur conscience au niveau des tâches que pose l’histoire. Au contraire, nous contribuons à l’abaisser, ce qui aura toujours des conséquences rétrogrades et réactionnaires. Nous pouvons résumer la discussion de la manière suivante : ce qui sert à élever le niveau de conscience du prolétariat est progressiste et révolutionnaire. Ce qui tend à l’abaisser est réactionnaire.
Les marxistes doivent être en première ligne de la classe ouvrière qui se bat pour changer la société. Notre devoir est d’éduquer et de former les cadres de la future révolution socialiste. Pour accomplir cette tâche, nous devons nous appuyer sur ce qui est positif, progressiste et révolutionnaire et rejeter résolument tout ce qui est arriéré, ignorant et primitif. Notre objectif est fixé sur un horizon très élevé. Nous devons élever le regard de la classe ouvrière, en commençant par les éléments les plus avancés, jusqu’à l’horizon dont Trotsky a parlé dans Littérature et Révolution :
« Il est tout aussi difficile de prédire quelles seront les limites de la maîtrise de soi susceptible d’être ainsi atteinte que de prévoir jusqu’où pourra se développer la maîtrise technique de l’homme sur la nature. L’esprit de construction sociale et l’auto-éducation psycho-physique deviendront les aspects jumeaux d’un seul processus. Tous les arts — la littérature, le théâtre, la peinture, la sculpture, la musique et l’architecture — donneront à ce processus une forme sublime. Plus exactement, la forme que revêtira le processus d’édification culturelle et d’auto-éducation de l’homme communiste développera au plus haut point les éléments vivants de l’art contemporain. L’homme deviendra incomparablement plus fort, plus sage et plus subtil. Son corps deviendra plus harmonieux, ses mouvements mieux rythmés, sa voix plus mélodieuse. Les formes de son existence acquerront une qualité puissamment dramatique. L’homme moyen atteindra la taille d’un Aristote, d’un Goethe, d’un Marx. Et, au-dessus de ces hauteurs, s’élèveront de nouveaux sommets. »
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